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Moyen-Orient - Entretien

« Pas de retour en arrière possible pour le cinéma iranien »

En Iran, des célébrités du 7e art comme l'actrice Taraneh Alidoosti sont derrière les barreaux pour avoir affiché leur soutien au mouvement de contestation qui ébranle la République islamique depuis plus de cent jours. L'occasion de revenir sur les liens profonds entre cinéma et velléités d'émancipation dans ce pays avec Asal Bagheri, enseignante chercheuse à l’université Paris Cergy, sémiologue et spécialiste du cinéma iranien. 

« Pas de retour en arrière possible pour le cinéma iranien »

Photo d'archives de l'actrice iranienne Taraneh Alidoosti, le 26 mai 2022 au festival de Cannes, en France. Photo Loic Venance / AFP

Le cinéma, lucarne par laquelle le monde extérieur appréhende les maux et les mots des Iraniens, constitue pour ces derniers l’une des rares soupapes de liberté, dans un quotidien miné par la censure imposée depuis 43 ans par la République islamique. Depuis que la mort pour un foulard mal ajusté de Mahsa Amini, jeune Kurde de 22 ans, a déclenché un soulèvement populaire traversant toutes les classes et les régions du pays, la résistance tout en non-dits que proposait le 7e art a été dépassée par la force implacable de la réalité. Par centaines, les femmes iraniennes retirent leur voile en public, les jeunes font sauter les turbans des mollahs et les forces de sécurité, elles, font tomber les corps des manifestants, ne trouvant plus d’autre moyen que les coups et les balles pour maintenir une chape de plomb de plus en plus contestée.

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Au moins 476 personnes ont été tuées depuis le début du mouvement le 16 septembre, selon Iran Human Rights, et quelque 15 000 ont été détenues. Parmi elles, plus de cent travaillent dans le cinéma et le théâtre d'après l’ONG, dont la plus connue est l’actrice Taraneh Alidoosti. Dans cette société à la fois cloisonnée et foisonnante, le cinéma représente la principale source d’expression et de revendication, et donc un art en proie à la censure sous toutes ses formes, rappelle à L’Orient-Le Jour Asal Bagheri, enseignante chercheuse à l’université Paris Cergy, sémiologue et spécialiste du cinéma iranien.

Le 17 décembre, la célèbre actrice Taraneh Alidoosti a été placée en détention après avoir affiché son soutien au mouvement de contestation iranien. Face à ce soulèvement qui dure depuis plus de cent jours, la réaction du monde du cinéma a-t-elle été univoque ?

Il est important de noter que les artistes iraniens sont sous surveillance depuis 43 ans. Et, parmi eux, les cinéastes encore plus, car le cinéma, accélérateur de l’affect, est l’art le plus contestataire et le plus populaire en Iran. L’art visuel est également contestataire, mais il est réservé aux galeries des quartiers aisés du nord de Téhéran, ce qui le rend moins accessible que l’écran noir. L’Iran est, depuis la naissance de cet art, un pays de cinéma. Paradoxalement, c’est aussi le pays où la censure du cinéma est l’une des plus sévères et puritaines du monde, car elle s’applique à la fois aux œuvres, mais aussi aux artistes. Leurs mouvements, leurs discours, la manière dont ils s’habillent lors des festivals : tout est contrôlé par les autorités.

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Depuis l’arrivée du président Ebrahim Raïssi au pouvoir (le 3 août 2021, NDLR), la répression a décuplé. Les cinéastes Jafar Panahi, Mohammad Rasoulof et Mostafa al-Ahmad ont ainsi été arrêtés cet été pour avoir signé une simple pétition. Cela après une vague d’arrestations de documentaristes au printemps. Ainsi, à la suite de la mort de Mahsa Amini, il a fallu un certain temps pour que les cinéastes prennent la parole. Certains ne l’ont toujours pas fait. D’une part, parce qu’ils sont sous pression : ayant été surveillés toute leur vie, ils savent que les autorités disposent d’informations sur leur vie privée et qu’ils peuvent le payer bien cher. D’autre part, le cinéma iranien n’est pas un corps unifié, ce qui fait que chacun réagit de façon individuelle, comme le célèbre réalisateur Asghar Farhadi, l’un des premiers à avoir apporté son soutien au mouvement dans une vidéo publiée en anglais. À présent, exprimer sa solidarité expose inévitablement à des représailles, cela demande donc beaucoup de courage.

Il semble contradictoire de l’extérieur qu’un cinéma critique et indépendant ait pu voir le jour en Iran, au milieu d’une telle atmosphère de censure. Comment expliquer ce paradoxe ?

À son arrivée à Téhéran, dans son premier discours fondateur de la révolution prononcé au cimetière de Behesht-e Zahrâ, l’ayatollah Khomeyni a parlé de cinéma. À l’époque, les gens étaient en train de brûler les salles de cinéma, symboles de l’occidentalisation et de la décadence du pays. Khomeyni a alors dit que la République islamique n’était pas opposée au cinéma, mais au vice qui régnait en son sein. Cela a fait jurisprudence : le cinéma existait et ils comptaient l’utiliser. Depuis, le cinéma iranien a plusieurs visages. Il y a d'un côté une pluralité de cinéastes proches des valeurs du régime. De l'autre, il y a un cinéma plus indépendant de l'idéologie de la République, que cette dernière laisse exister pour deux raisons. À l'extérieur, ce cinéma permet de montrer la grandeur de l’Iran et la présence de libertés, pour contrer l’image d'un pays fermé. À l'intérieur, ce cinéma indépendant sert de soupape d’expression : les Iraniens n’ayant aucun moyen de contestation, aller voir ces films leur procure une sensation de liberté, ne serait-ce que le temps d'une séance.

Pouvez-vous revenir sur quelques films-clés ayant fait écho aux aspirations profondes de la société iranienne, celles-là mêmes qui éclatent au grand jour avec le mouvement de contestation ?

Dans le cinéma indépendant iranien, il y a les films ayant fait un carton auprès des cinéphiles à l’extérieur, mais qui sont quasiment passés inaperçus à l’intérieur, comme le cinéma de Kiarostami, connu mais rarement vu. À l’inverse, il y a des films peu connus hors des frontières iraniennes, mais qui ont profondément bouleversé la société. Ainsi, dans les années 1990, au moment où le cinéma iranien devient florissant, le cinéaste Dariush Mehrjui réalise cinq films d’affilée sur des histoires de femmes qui tentent de s’émanciper du poids du patriarcat. Au même moment, les femmes iraniennes tentent de comprendre ce qui leur est arrivé avec la révolution et les années de guerre (entre l’Iran et l’Irak, de 1980 à 1988, NDLR). Ces films font alors écho à leur volonté de libération.

Je pense aussi au film Bashu, le petit étranger de Bahram Beyzai. Sorti en 1989, au moment où beaucoup de films soutenaient la guerre, il en montre au contraire les ravages à travers l’histoire d’un orphelin recueilli par une femme indépendante. Il a été censuré pendant de nombreuses années. Enfin, me viennent à l’esprit les films de la réalisatrice Rahshan Banietemad, à la fois populaires et brisant les tabous. Dans Nargess, en 1992, elle dépeint un triangle amoureux composé d’un voleur et d’une voleuse plus âgée, par ailleurs prostituée. Lorsque le premier s’amourache d’une femme plus jeune, elle décide de prendre le rôle de sa mère pour rester auprès de lui. C’est le premier film qui brise l’image de la femme pure ; dans son sillage, d’autres profils de femmes pourront commencer à émerger à l’écran.

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Reste que contrairement aux films iraniens esquivant la censure en s’exprimant par euphémismes et non-dits, le mouvement de contestation actuel brise les tabous de façon frontale et sans détour...

C’est vrai que le cinéma iranien est suggestif et codé. Il dispose d’une grammaire et d’une esthétique particulières créées en réponse à la censure, que les habitués comprennent mieux que les autres. Si un certain cinéma social s’est donné pour vocation d’être le miroir de la société iranienne, tout le monde sait que ce reflet ne peut pas être entier. Le cinéma essaie de montrer des morceaux de réalité que l’on recolle ensuite dans notre imaginaire. Il dit autant par ce qu’il montre qu’avec ce qu’il laisse hors du cadre. En ce sens, la société va plus vite, car elle arrive à casser les règles avec plus de spontanéité qu’un cinéma contournant la censure.

Ce mouvement va-t-il changer le cinéma iranien ?

À l'heure actuelle, en réaction au mouvement de protestation, certains réalisateurs s’excusent d’avoir dû montrer des femmes voilées à cause de la censure. Il y a des rumeurs selon lesquelles certains d'entre eux tournent désormais leurs scènes deux fois, avec et sans le voile, anticipant des bouleversements possibles liés à la contestation. Or, s'il est encore trop tôt pour connaître la nature de ces changements, une chose est sûre : il n’y a pas de retour en arrière possible pour le cinéma. Le centre des documentaristes refuse de participer aux festivals iraniens pour dénoncer l’impossibilité de filmer le réel. Pour la fiction, c’est plus compliqué, étant donné les enjeux économiques énormes du secteur. Mais je fais assez confiance au cinéma iranien pour savoir s’adapter aux changements en cours et en faire quelque chose d’intelligent, comme il a toujours su le faire. 

Le cinéma, lucarne par laquelle le monde extérieur appréhende les maux et les mots des Iraniens, constitue pour ces derniers l’une des rares soupapes de liberté, dans un quotidien miné par la censure imposée depuis 43 ans par la République islamique. Depuis que la mort pour un foulard mal ajusté de Mahsa Amini, jeune Kurde de 22 ans, a déclenché un soulèvement populaire traversant...

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