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Moyen-Orient - ENTRETIEN EXPRESS

« Une grande frustration sociale se développe en Jordanie »

Amer el-Sabaileh, expert en géopolitique et chercheur non résident pour le centre de réflexion Stimson, répond aux questions de « L’Orient-Le Jour » sur la crise qui secoue le pays.

« Une grande frustration sociale se développe en Jordanie »

Des chauffeurs de bus jordaniens assis à cotés de leurs véhicules durant la grève, le 16 décembre 2022 dans la province méridionale de Ma’an. Khalil Mazraawi/AFP

Trois membres des forces de sécurité jordaniennes ont péri dans l’opération de démantèlement d’une « cellule terroriste » hier matin, au cours d’un raid dans la ville de Ma’an, a annoncé la police du royaume. Un des membres du groupe visé, accusé d’être responsable de la mort d’un officier jeudi dernier, a lui aussi été tué. La descente des forces de l’ordre avait pour but de retrouver les auteurs du meurtre du colonel Abdelrazzak el-Dalabih, chef adjoint de la police de Ma’an, abattu par balle lors de manifestations contre la hausse des prix des carburants. Depuis le début du mois, la tension monte dans plusieurs grandes villes du sud de la Jordanie alors que le prix de l’essence a presque doublé par rapport à l’année précédente. Dans le cadre d’un programme de réforme structurelle du FMI conclu en 2016, les prix sont ajustés chaque mois en fonction des fluctuations du marché mondial. L’État contreviendrait en outre à ses obligations s’il débloquait plus de subventions que les 700 millions de dollars déjà déboursés cette année pour les carburants. Pour signaler leur mécontentement, des transporteurs sont ainsi entrés en grève et ont bloqué les axes principaux, entraînant des perturbations majeures du trafic et des chaînes d’approvisionnement, notamment en provenance du port de Aqaba.

Malgré la signature d’un accord entre six membres du Parlement et certains grévistes, prévoyant le déblocage des principales autoroutes en échange de la garantie de réponses à leurs demandes, les chauffeurs routiers se sont encore largement mobilisés ces derniers jours, arguant qu’ils poursuivraient les grèves jusqu’à ce que des actions concrètes soient mises en place. Des actions de solidarité ont été observées cette semaine avec des grèves de conducteurs de bus universitaires vers Amman et la fermeture de magasins dans le sud du pays. Face au mouvement qui se poursuit, le gouvernement affiche la fermeté. Plusieurs dizaines de personnes ont été arrêtées depuis le début des grèves et le week-end dernier, le réseau TikTok a été temporairement suspendu après le meurtre de l’officier. Internet a également été perturbé dans les villes de Ma’an et de Karak, dans le Sud. Vendredi, le roi Abdallah II avait averti qu’une réponse vigoureuse serait apportée à « toute personne qui utilise une arme contre l’État ». Amer el-Sabaileh, expert en géopolitique et chercheur non résident pour Stimson basé à Washington, fait le point sur la situation alors que le mouvement entre dans sa troisième semaine.

Qu’est-ce que ces manifestations révèlent de la situation socio-économique actuelle en Jordanie ?

Le problème du prix des carburants n’est pas nouveau, mais récemment, il y a eu une augmentation exagérée. Dans le même temps, le gouvernement a répondu de manière très provocatrice au mécontentement des usagers. Le régime a ainsi déclaré qu’indépendamment de la tarification internationale, le prix des carburants subirait encore cinq augmentations cette année. Il a également indiqué, au commencement de l’hiver, que les prix déjà élevés de l’essence et du kérosène, utilisés pour chauffer les maisons, continueraient de grimper. C’est principalement le sud de la Jordanie, démuni et victime d’un échec évident du processus de développement, qui tient aujourd’hui à dire à Amman : nous sommes là, nous existons. Cette grève et le blocage de l’autoroute qui relie le seul port de la Jordanie à Amman sont un moyen de pression sur le gouvernement. Si le principal déclencheur des grèves a été le prix des carburants, elles conduisent généralement à discuter de la situation économique dans son ensemble. Les facteurs économiques initiaux deviennent rapidement purement politiques, et interrogent les politiques publiques.

Certains lient ces grèves au prince Hamza ben Hussein (en 2021, le demi-frère du roi de Jordanie avait été accusé d’avoir orchestré un complot contre le royaume et avait par la suite renoncé à son titre royal), ce mouvement peut-il prendre de l’ampleur et être à l’origine de réformes en Jordanie ?

Il n’est lié ni au prince Hamza ni à l’opposition. Les récits les rattachant aux manifestants font abstraction des besoins de la population. Cela ne change pas la réalité, qui est que les gens souffrent de la situation économique et qu’une grande frustration sociale se développe dans le pays. Depuis des années maintenant en Jordanie, de nombreux groupes socio-politiques se sentent marginalisés et opprimés. Par conséquent, toute protestation liée aux besoins fondamentaux des citoyens trouvera certainement un terrain fertile pour grandir. Appeler à la démission du gouvernement est quelque chose qui pourrait être utile pour contenir l’escalade. Mais si ce n’est que pour changer de visages, nous reviendrons au même point de départ. Le problème doit être abordé par des mesures concrètes qui affectent rapidement la vie des Jordaniens, puis par la mise en place de politiques visant à créer une large réconciliation nationale.

Washington a récemment appelé ses ressortissants à la prudence, tandis que le gouvernement a établi l’appartenance « takfirie » (branche salafiste de l’islam) du meurtrier présumé du chef adjoint de la police de Ma’an. Peut-il y avoir un risque de voir le mouvement se militariser ?

En ce qui concerne le groupe de suspects qui auraient tué trois policiers lors du raid de lundi, personne ne sait rien d’autre que le récit officiel, celui d’une « cellule terroriste ». La version du gouvernement souligne le fait que des extrémistes pourraient profiter de la situation actuelle pour entrer en conflit avec les autorités. Évidemment, de tels incidents donneraient au régime un prétexte pour avoir recours à la force contre tous, même si jusqu’à présent, il n’y a pas eu d’agression ou de violence contre les manifestants. Ce qui est sûr, c’est qu’aucun lien n’est avéré entre des protestations politiques ou un mouvement de grève et des actions violentes.

Trois membres des forces de sécurité jordaniennes ont péri dans l’opération de démantèlement d’une « cellule terroriste » hier matin, au cours d’un raid dans la ville de Ma’an, a annoncé la police du royaume. Un des membres du groupe visé, accusé d’être responsable de la mort d’un officier jeudi dernier, a lui aussi été tué. La descente des forces de l’ordre...

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