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Société - Urbanisme

Les plans oubliés de Fouad Chehab pour Beyrouth... et son centre-ville

Si l’héritage de l’ancien président de la République est associé à la création d’institutions publiques, ses efforts dans le domaine urbain sont souvent sous-estimés.

Les plans oubliés de Fouad Chehab pour Beyrouth... et son centre-ville

Les projets de nouveaux quartiers administratifs et résidentiels dans la banlieue de Beyrouth dévoilés. Carte de Beyrouth tournée à 90 degrés vers la droite, montrant la « Nouvelle ville de Bir Hassan ». © Photo d’archives « L’OLJ »

Fouad Chehab, qui a été chef de l’État de 1958 jusqu’à 1964, continue d’être révéré jusqu’à ce jour. Son héritage sera toujours lié à la création d’institutions publiques, telles que la Caisse nationale de Sécurité sociale ou l’Inspection centrale. On se souvient moins volontiers de ses pratiques plus draconiennes, comme l’utilisation intensive du service de renseignements de l’armée, plus connu sous l’appellation de deuxième bureau. En revanche, ses actions dans le domaine de l’urbanisme sont souvent sous-estimées, alors qu’elles sont essentielles pour comprendre comment Beyrouth est aujourd’hui façonnée.

Les maquettes des deux quartiers d’affaires proposés dans le centre-ville de Beyrouth posées sur une carte routière, 1965. © Photo d’archives « L’OLJ »

Un plan urbain pour la capitale et sa banlieue

Lorsque Chehab entre en fonction en 1958, il hérite d’un pays profondément divisé, tant sur le plan politique que social, encore sous le choc des troubles civils qui l’avaient déchiré entre juillet et octobre de cette année-là. Beyrouth a été le terrain d’une grande partie de ces accrochages, ce qui a aggravé les problèmes urbains dont la ville souffrait déjà. Depuis la Seconde Guerre mondiale, Beyrouth avait connu une croissance spectaculaire. Selon l’enquête de l’Irfed (Institut international de recherche et de formation, éducation et développement) de 1959, la population libanaise a plus que doublé entre 1932 et 1959 jusqu’à atteindre 1,626 million d’habitants, dont 27,7 % concentrés dans la seule ville de Beyrouth. La capitale a dû faire face à un important exode rural qui, couplé à la pénurie de logements, a donné naissance à des quartiers surpeuplés ou simplement informels (par exemple la Quarantaine et Ouzaï) comptant 50 000 habitants à l’intérieur et à l’extérieur de Beyrouth. La circulation devenait problématique, et les conflits urbains avaient suscité des tensions sectaires, comme à Basta et Monnot.

Pour résoudre ce problème, Chehab fait appel à l’architecte français Michel Écochard, qui a travaillé au Liban de façon intermittente pendant 20 ans sur des projets à Beyrouth, Saïda et Jounié. « Monsieur le Président, j’ai un plan, je sais ce que vous devez faire pour le Liban », lit-on dans une lettre adressée par Écochard à Chehab et exhumée par Éric Verdeil, professeur de géographie urbaine à Sciences Po – Paris, dans le cadre de ses recherches doctorales. Selon Verdeil, Chehab avait confié l’aménagement de Beyrouth exclusivement à l’architecte.

Grâce à sa connaissance approfondie des problèmes urbains affectant la capitale, Écochard a tenté de résoudre ces problèmes en adoptant une approche moderne fonctionnaliste, telle que défendue par l’architecte et urbaniste franco-suisse Charles-Édouard Jeanneret, plus connu sous le nom de Le Corbusier. Cette stratégie repose sur une approche verticale de la planification urbaine privilégiant l’ordre et l’espace plutôt que les quartiers denses et surpeuplés. Ainsi, au lieu de concevoir des rues qui desserviraient les bâtiments existants, cette approche donne la priorité aux grands axes tout au long desquels seraient ensuite construits les bâtiments.

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C’est en se fondant sur cette approche, donc, qu’Écochard a produit un vaste plan directeur de la capitale et de ses banlieues. Selon Verdeil, il envisageait la construction de cinq quartiers dans les environs de Beyrouth : deux pour abriter des bureaux gouvernementaux et trois résidentiels. Ces cinq quartiers seraient reliés par un réseau autoroutier qui partirait du cœur de la ville vers les banlieues.

L’objectif du plan était de désengorger les zones denses de Beyrouth et de réguler la croissance et l’utilisation des sols dans la ville. Il maintenait certaines zones densément peuplées, plaçait les secteurs industriels en dehors de la ville et prévoyait une protection du littoral, des plages et des espaces verts.

Carte des quartiers d’affaires intégrés dans le projet d’autoroute. © Photo d’archives « L’OLJ »

Un plan ambitieux pour le centre-ville de Beyrouth

Le plan le plus ambitieux portait sur le centre-ville de Beyrouth, dans les zones surpeuplées de la ville, plus précisément les quartiers de Saïfi et Ghalghoul. Il s’agissait de deux des plus anciens quartiers de l’époque qui n’avaient pas connu de nouveaux développements ou de constructions depuis 50 ans. Surnommé le Manhattan de Beyrouth, le plan visait à créer un nouveau quartier d’affaires et centre financier qui rivaliserait avec la rue Hamra et prévoyait des gratte-ciel de 100 mètres de haut, entourés de grands espaces ouverts, à l’image du plan Voisin de Le Corbusier pour la ville de Paris.

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Dans les plans publiés à l’époque dans le quotidien L’Orient, figurent des tours de 33 étages dans les deux quartiers. Conçues par l’architecte Jacques Marmey, elles devaient être entourées de jardins et d’espaces ouverts. Comme pour tous les plans modernistes de l’époque, la voiture est au centre de cette vision : outre un parking souterrain d’une capacité de 4 000 à 7 000 véhicules et 200 bus, les quartiers seraient reliés par de larges voies de circulation : Salim Salam pour Ghalghoul et un boulevard à double voie qui s’étendrait de Saïfi à l’Université Saint-Joseph sur la rue Huvelin, avec les fondations modernes de la rue George Haddad qui sépare Saïfi de Gemmayzé.

Saïfi abriterait un théâtre en forme de dôme, tandis que Ghalghoul accueillerait un centre de convention et une Bourse. Le plan prévoyait également l’élargissement de la place Riad el-Solh et de la rue Gouraud. Mais la circulation dans les nouveaux quartiers serait uniquement piétonne.

Plans des quartiers d’affaires proposés de Ghalghoul (à gauche) et Saïfi. © Photo d’archives « L’OLJ »

Un aspect moral

Une grande partie de la mise en œuvre de ce plan devait se faire par le biais de la rénovation urbaine, ce qui supposait que les habitants seraient déracinés, et leurs maisons et leurs quartiers démolis puis reconstruits à partir de zéro.

Si l’objectif principal du plan directeur était d’organiser la ville, il avait également des connotations morales, selon Verdeil : « Ces zones étaient considérées comme des bidonvilles, une sorte de «quartier rouge». Il y avait un mépris moralisateur à l’encontre de ces zones, et il convenait donc de les raser. »

Les aspects moralisateurs étaient la spécialité du sociologue Samir Khalaf, professeur à l’AUB, dont L’Orient rapportait à l’époque qu’il avait « établi une étude sur le problème de la prostitution (dans le quartier réservé) et du relogement des occupantes des maisons closes ». Cette étude a été utilisée pour justifier une croisade morale. Khalaf venait de publier un livre sur le travail sexuel au Liban intitulé Prostitution in a Changing Society (1965).

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Cette tendance moralisatrice renvoie à une critique plus large de la gestion de l’urbanisme et du développement par l’État sous la présidence de Chehab, explique Jan Altaner, doctorant en histoire à l’Université de Cambridge, qui a mené des recherches sur l’histoire du quartier de Ghalghoul. « Les communautés pauvres qui habitaient Saïfi et Ghalghoul n’avaient pas leur place dans les grands projets modernistes de transformation du centre de Beyrouth. Les plans de rénovation urbaine impliquaient tout simplement leur déplacement dans le cadre d’un effort visant à pousser les populations les plus pauvres hors du centre-ville. »

Au final, la majeure partie du plan directeur de Beyrouth n’a pas été mise en œuvre. Les plans pour les banlieues ont suscité une forte opposition de la part des élites politiques et économiques qui refusaient une expansion contrôlée via les nouveaux quartiers, car elles voulaient utiliser les terres comme elles l’entendaient, sans adhérer aux limites de construction imposées par le projet, ainsi que le rapporte L’Orient en 1966.

Quant au quartier d’affaires du centre-ville, Verdeil explique que la guerre des Six-Jours de 1967 entre Israël et les États arabes a rendu le projet financièrement caduc. « Les plans avaient été approuvés, mais il n’y avait pas d’argent pour démarrer le projet », dit-il. Il s’est également heurté à la résistance des habitants. « Ils ne voulaient pas être expropriés », ajoute Verdeil.

Un héritage toujours controversé

Le mandat de Chehab est terminé depuis des décennies, il est lui-même décédé depuis longtemps, mais ses politiques continuent d’avoir la peau dure, car le plan directeur d’Écochard de 1963 a donné le ton aux projets de développement ultérieurs.

Le premier de ces projets a vu le jour pendant une brève accalmie durant la guerre civile en 1977, avec un plan de reconstruction du centre-ville de Beyrouth largement basé sur le plan directeur d’Écochard. Des reformulations de ce plan ont suivi dans les années 1980 et 1990, jusqu’à celui de Solidere, la Société libanaise pour le développement et la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, après la fin de la guerre civile, en 1990. En effet, c’est la loi sur l’urbanisme de 1962 qui avait permis à des sociétés immobilières telles que Solidere de mener un plan de réaménagement de quartiers entiers avec l’approbation du gouvernement.

Un autre aspect du plan directeur, qui allait s’avérer litigieux, était le projet d’autoroute prévue à l’intérieur et autour de Beyrouth. Selon l’architecte Mohammad Tohmé, ce projet s’est avéré irréalisable dans le contexte libanais. « Échocard a traité Beyrouth comme si c’était Paris. L’idée d’autoroutes entre Beyrouth et d’autres villes était nécessaire, mais pour nous, le centre-ville est le cœur de la ville. Le séparer des autres quartiers par des autoroutes n’était pas une bonne idée. La taille de Paris n’est pas comparable à celle de Beyrouth. » La construction de certaines des autoroutes proposées a été interrompue durant la guerre civile pour refaire surface dans les années 1990 et 2000. Celles qui ont été réalisées ont fini par diviser des quartiers, comme Karm el-Zeitoun et Nabaa, tandis que d’autres ont fait l’objet de résistance. En effet, si les activistes ne s’étaient pas mobilisés pour empêcher sa construction, l’autoroute Fouad Boutros, qui devait relier la rue Charles Malek au secteur Charles Helou (en continuité de la rue Alfred Naccache allant de l’Hôtel-Dieu à Mar Mitr), aurait pu détruire de nombreuses parties parmi les plus anciennes de Mar Mikhaël et d’Achrafieh.

Dans l’ensemble, le mandat de Chehab en matière de politique urbaine « a ouvert la voie à une nouvelle réflexion sur Beyrouth, qui était plus moderne », déclare Verdeil. « Et cela, d’une certaine manière, a été mis en œuvre de manière catastrophique après la guerre civile. Il y a donc une sorte de trait d’union entre Chehab et cette époque. »

Mais il ajoute que cela ne doit pas nécessairement éclipser ses réalisations sur le plan régional. « Ses efforts pour essayer d’équilibrer quelque peu les investissements à l’échelle du pays dans les zones rurales sont certainement un héritage très significatif. »

Fouad Chehab, qui a été chef de l’État de 1958 jusqu’à 1964, continue d’être révéré jusqu’à ce jour. Son héritage sera toujours lié à la création d’institutions publiques, telles que la Caisse nationale de Sécurité sociale ou l’Inspection centrale. On se souvient moins volontiers de ses pratiques plus draconiennes, comme l’utilisation intensive du service de...

commentaires (3)

"la voiture est au centre de cette vision". Eh bien ca se voit bien car il y a bcp trop de voitures a Beyrouth. Il faudrait avoir moins de parking et moins de voitures. Mais en tous cas ces plans cadrent dans ce qui est une sorte de realite triste c'est que a Beyrouth (et aussi dans des autres villes en general, international) dans les annees 60 et plus tard on fait beaucoup trop d'architecture avec la voiture comme centre de vision.

Stes David

19 h 30, le 12 décembre 2022

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Commentaires (3)

  • "la voiture est au centre de cette vision". Eh bien ca se voit bien car il y a bcp trop de voitures a Beyrouth. Il faudrait avoir moins de parking et moins de voitures. Mais en tous cas ces plans cadrent dans ce qui est une sorte de realite triste c'est que a Beyrouth (et aussi dans des autres villes en general, international) dans les annees 60 et plus tard on fait beaucoup trop d'architecture avec la voiture comme centre de vision.

    Stes David

    19 h 30, le 12 décembre 2022

  • Le plan Ecochard et ses plans d'aménagement dans la capitale, bien que non mis à exécution, a paralysé des quartiers dans la capitale, empêchant les propriétaires d'immeubles d'effectuer des modifications ou des rénovations, à cause de décrets datant de l'époque des années 60,pour des plans jamais exécutés.

    Esber

    15 h 02, le 12 décembre 2022

  • Heureusement que ce quartier d’affaires du centre ville n’a jamais été construit. Il aurait été d’abord pillé, ensuite dynamité pour couvrir les traces du recel et ensuite transformé en centre de tir aux pauvres pigeons de passage par les miliciens de tous bord qui gouvernent à présent ce pays… Ouf!

    Mago1

    02 h 41, le 12 décembre 2022

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