Ma voisine Victoire, quatre-vingts ans passés. Seule dans cet appartement à Paris avec seulement la compagnie de Voyou et Holly, deux Jack Russell blancs, tachetés respectivement de noir et de havane. « Mes gardes du corps », rie-t-elle lorsque je la croise dans la cage d’escaliers, et que Voyou et Holly la traînent, la tirent et la bousculent ; et qu’elle perd aussitôt l’équilibre en descendant les marches, dans son blouson trop large, avec son chariot de courses et ses pas incertains, flottants, fragiles, ses pas de vieux bébé titubant et dont la moindre fausse note, elle le sait, risque à tout moment de l’envoyer au mieux sur un lit d’hôpital. Hier, l’œil au beurre noir de Victoire, le pansement adhésif sur son menton, son regard pas encore remis de la frayeur, « mais qu’est-ce qui vous est arrivé, Victoire ? ». Peut-être avait-elle trébuché sur un tapis, peut-être glissé sur le carrelage de la cuisine, peut-être un vertige ou une chute de tension, elle ne savait plus. Il lui semblait pourtant clairement qu’elle était tombée, mais elle n’avait aucune souvenance de la chute, aucun souvenir d’avoir perdu l’équilibre, d’avoir essayé de le retrouver, aucun souvenir d’une perte de conscience ou des préludes habituels d’une telle chute. Réveillée par les aboiements persistants de Voyou et Holly, Victoire se souvenait uniquement avoir rampé jusqu’à un téléphone, heureusement à portée de main, avoir composé le 15 et appelé le SAMU. Et si les chiens n’avaient pas aboyé ? Et si le téléphone n’était pas à portée de main ? Et si elle n’avait pas réussi à ramper jusqu’au téléphone ? Qui se serait rendu compte de ce qui est arrivé à Victoire ? Qui aurait pensé à elle ?
Vieillir, c’est apprendre à perdre
À chaque fois que je croise Victoire dans cette même cage d’escaliers, à la boulangerie du coin, au pressing, sur un trottoir du quartier, sous la pluie ou dans la canicule de juillet, au marché ou au supermarché à l’heure de pointe, je deviens ces parents qui se surprennent de voir des enfants perdus et livrés à eux-mêmes. À chaque fois, j’ai envie de lui demander si quelqu’un est au courant qu’elle est sortie, si quelqu’un sait où elle est, si quelqu’un l’aidera à porter ses courses, si quelqu’un lui tiendra la main pour qu’elle traverse le boulevard, si quelqu’un encore la prend dans ses bras ou au moins l’appelle. Parce que, ce qui me paraît le plus dur, le plus insoutenable dans ces vieillesses qui sont toutes un peu les mêmes ici à Paris, là où l’État est pourtant mobilisé pour les personnes âgées, c’est l’idée de ce manque d’amour très particulier, qui est l’absence. La disparition progressive ou brutale d’une voix, d’une main, d’une compagnie, d’une présence. Et n’est-ce pas finalement cette solitude-là qui expulse les personnes âgées de la vie et les tue avant le temps ?
Je me souviens des mots de Delphine de Vigan quand elle écrit dans Les gratitudes (2019) : « Vieillir, c’est apprendre à perdre. » Et je vois Victoire qui perd l’équilibre, Victoire qui perd la confiance en ses propres pas, Victoire qui perd contact avec son propre corps, Victoire qui perd le nord et la boule. Victoire déjà toute seule, mais qui finit par perdre même la capacité de rester seule. Victoire qui perd tout ce qu’elle a été. Victoire qui se perd jusqu’à un jour, sans crier gare, se retrouver dans un sinistre Ehpad, entourée de gens qui comme elle n’ont même pas eu le temps de se rendre compte de tout ce qu’ils ne sont plus. Une petite chambre d’Ehpad avec des néons et du mobilier d’hôpital déguisé par des édredons fleuris, de petits sapins de Noël au moment des fêtes, des déambulateurs et des chaises roulantes ; des animateurs qui passent le samedi après-midi, de petits plateaux repas avec des jus de fruits, du Jello à la cerise, des gâteaux emballés dans du plastique, des promesses de visites familiales hebdomadaires jamais tenues, des étés sans personne et des jours sans début ni fin.
Devenir l’enfant surprotégé de ses enfants
Pour moi qui ai grandi au Liban, de ce côté du monde où la douceur gagne toujours malgré tout, vieillir consiste peut-être à encaisser chaque jour une nouvelle défaite. Mais en même temps, vieillir a surtout et toujours signifié progressivement s’en remettre à autrui, aller graduellement dans les bras et le soutien des autres. Devenir en quelque sorte l’enfant surprotégé de ses enfants, ses neveux, l’enfant de quelqu’un. Je pense à mes grands-parents, les attentions illimitées qu’on a pour eux. Je pense à N., la tante de ma mère qui n’a jamais eu d’enfants, mais que ma mère et ses cousins ont traitée comme leur propre maman jusqu’à sa mort dont tout le monde s’accorde à dire qu’elle a été « belle ».
Je pense à ma mère et ma tante qui connaissent par cœur le moindre des déplacements de ma grand-mère, qui se relayent pour ne jamais être en voyage en même temps et la laisser seule, quand bien même ma grand-mère est en pleine forme et a le privilège d’être assistée par une jeune femme qui lui prépare ses repas, l’attend à la porte de sa salle de bains à l’heure de la douche, lui tient la main et l’accompagne à la voiture. Ma mère et ma tante qui savent si téta a mangé ou pas à déjeuner, si elle a pris tous ses comprimés ; qui, si elle ne décroche pas le combiné à la seconde, appellent illico la femme qui l’assiste ou préviennent la voisine qui, de toute manière et sans qu’on ne lui ait rien demandé, passe la voir tous les jours en remontant chez elle. Je pense à ces supposés étrangers, son coiffeur, l’épicier du coin, sa banquière – à l’époque des banques – qui sont alarmés et inquiets pour peu qu’ils la voient marcher seule au bas de chez elle, sur ses talons ; qui agissent comme si elle fait partie de leur famille et se ramènent à l’hôpital avec d’énormes bouquets de fleurs et des petits fours quand elle y séjourne pour un minime ennui de santé. Je pense à ces dimanches dont elle peut compter sur les doigts d’une main ceux qu’elle a passés sans nous. Je pense à ces enfants libanais qui refusent que leurs parents finissent leur vie ailleurs que dans la familiarité de leur chez-eux et qui seraient prêts à aller bosser en plein désert ou faire la manche pour que rien ne manque à leurs parents. Pour que leur dignité soit protégée. Je pense à ces hommes et ces femmes qui, en se mariant, ont hérité d’une belle-mère ou d’un beau-père malade qu’ils logent et dont ils s’occupent sans jamais broncher. Je pense à cette dame sur sa chaise roulante, tous les jours maquillée et habillée, qu’un jeune infirmier emmène regarder les bougainvilliers en fleurs de la rue Abdel Wahab. Je pense à son regard d’enfant rassuré, protégé. Je pense à ces Noël où les aînés sont à chaque fois comme un trésor avec leurs mains que l’on serre, leurs fronts chauds où l’on dépose des baisers, et autour d’eux des enfants qui disent téta et jeddo avec ce nouvel amour qu’on leur fait découvrir en vieillissant. Je pense à mon cœur au creux de la paume à chaque fois que je quitte le Liban en priant juste que mes grands-parents m’attendent…
C’est sans aucun doute l’éternel manque d’intérêt et de considération de l’État libanais envers les personnes âgées qui provoque cette surcompensation, cette sur-responsabilisation, cette infantilisation, cette obsession des familles envers leurs aînés. Mais c’est aussi cette infantilisation tellement émouvante, tellement propre à chez nous, qui fait qu’encore une fois, la douceur finit par gagner. Et que vieillir au Liban demeure, en dépit de tout ce qui est perdu et ne reviendra pas, quelque chose qu’il reste à gagner... La promesse d’une belle fin.
commentaires (14)
I'm not only perfect, I'm lebanese too! Et les autres (dans cet article, les parisens) ? Ya harām, te3tīr. Franchement, comment un article avec une telle étroitesse de vue arrive-t-il à passer à travers les mailles d'une relecture avant publication?
May Parent du Chatelet
20 h 14, le 01 décembre 2022