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Moyen-Orient - Un mondial à part

La Coupe du monde, catalyseur de mutations au Qatar ?

Douze années de préparation, plus de 200 milliards de dollars d’investissements, huit stades sortis de terre, au moins 6 500 travailleurs migrants décédés... Des chiffres qui attisent les polémiques autour de la Coupe du monde qui se tient pour la première fois de son histoire dans un pays arabe. L’occasion pour « L’Orient-Le Jour » de publier une série d’articles pour analyser la perception de la compétition dans la région, son impact sur la société qatarie ou encore l’histoire du football dans le Golfe. Le quatrième et dernier épisode cherche à mettre en lumière les répercussions de l’événement sportif sur la trajectoire de l’émirat gazier, notamment les transformations sociales qu’il a engendrées dans son sillage. 

La Coupe du monde, catalyseur de mutations au Qatar ?

Vue sur Doha. Photo AFP

Du haut de ses 57 ans, Mohammad Taleb aurait du mal à dissimuler son impatience, la même qui prend les enfants aux tripes à l’annonce d’une grande surprise. La sienne, cela fait pourtant douze ans que ce fan de football la voit prendre forme autour de lui, dans ce décor en mue permanente qui caractérise la ville de Doha. Comme beaucoup des quelque 300 000 natifs et résidents du Qatar, cet ingénieur dans le bâtiment est fier de « rentrer dans l’histoire » en tant que premier pays arabe à accueillir le Mondial. Ce dernier est pourtant le plus polémique jamais tenu, exposant le petit émirat gazier aux critiques et appels au boycott de la part d’organisations de défense des droits de l’homme aussi bien que de médias occidentaux. « De nombreux éléments qui font de nous la nation que nous sommes ont été disséqués par la presse internationale, par des institutions à l’étranger, relate la Qatarienne Hind al-Ansari, chercheuse en politique publique au Wilson Center. En mettant ainsi le pays sous le microscope du monde entier, la Coupe du monde a certainement agi comme un catalyseur de changements au Qatar. »

Ces dernières années, des réformes ont donc été menées afin de caresser les attentes internationales dans le sens du poil, sur les conditions de travail des migrants ou encore la démocratisation de la vie politique. Et pour tenter de présenter une compétition comme les autres aux supporters étrangers attendus dans le million, dans un pays qui prône un islam politique plutôt rigoriste. Des mutations aux répercussions sociales plus ou moins bien acceptées par les Qatariens, témoins directs et à la fois sujets de ces transformations, dont la voix est restée relativement tue dans la presse internationale.

Transformation économique
« Il y a eu des réformes et nous avons aussi pris part à des débats dans des espaces publics et privés sur ce qui compte vraiment pour nous, en tant que communauté », souligne Hind al-Ansari. L’organisation d’élections pour choisir 30 des 45 membres du Majlis al-Choura, habituellement désignés par l’émir, tenues pour la première fois en octobre 2021, se voulait un signe positif dans le sens d’une participation politique accrue. Si, dans les faits, ce scrutin n’a pas changé la pratique du pouvoir dans la monarchie, il a nourri des discussions sur les thèmes de la citoyenneté et de la nation. Sous le règne de l’émir Tamim ben Hamad al-Thani, un sentiment national d’appartenance et de fierté a pris de l’ampleur au sein de la population, notamment avec la concrétisation progressive de la Coupe du monde et la résistance au blocus imposé à Doha par le quartette arabe pendant plus de trois ans. À l’aube du Mondial, Mohammad Taleb exulte. En fan de football, il voit d’un œil ravi les rues de Doha se remplir de touristes aux côtés desquels il partagera les tribunes lors de prochaines rencontres sportives. « Nous nous sommes enfin placés sur la carte internationale. »

Une femme qatari déposant un bulletin de vote dans un bureau de vote de Fuwayrit, au Qatar, lors des législatives du 2 octobre 2021. Photo AFP

Plus de 200 milliards de dollars ont été déboursés par le Qatar depuis 2010, en partie pour l’organisation de la compétition sportive dans la capitale – six stades sur les huit mis à disposition ont été construits de toutes pièces en un temps record, de même qu’un réseau de métro – mais aussi pour son projet de planification nationale « Vision Qatar 2030 », lancé en 2008. « Comme le souligne cette vision, la modernisation de l’économie locale a été définie comme un plan stratégique à long terme, même sans la Coupe du monde. Celle-ci a néanmoins donné un élan considérable au pays pour promouvoir sa transformation économique dans différents secteurs tels que les infrastructures, la logistique, l’hôtellerie et le divertissement », analyse Sebastian Sons, chercheur spécialiste des migrations et des politiques sportives dans les pays du Golfe au centre de recherches CARPO. Au-delà du secteur de la construction qui a connu un boom, ce sont surtout les investissements étrangers que l’émirat espère attirer afin de diversifier sur le long terme son économie basée sur la rente gazière. IPA Qatar, l’agence de promotion des investissements du pays, a notamment mis en évidence « 83 opportunités commerciales et d’investissement pour le secteur privé jusqu’en 2023 », en lien avec la Coupe du monde 2022 et qui pourraient contribuer à attirer des investissements directs étrangers.

Si les retombées économiques de l’accueil du Mondial s’élèveront à 17 milliards de dollars pour le pays, d’après les dernières estimations, ces revenus ne bénéficient pas à tout le monde. Face à l’afflux de plus d’un million de visiteurs, certains propriétaires n’ont pas hésité à faire grimper le prix des loyers pour profiter d’un marché immobilier sous tension, avec une augmentation comprise entre 36 et 45 % au dernier trimestre de 2021, selon des médias locaux. « En ce moment, vous ne pouvez pas trouver un studio décent pour moins de 5 000 riyal, soit 1 340 dollars », déplore Razan Slim, professeure des écoles expatriée à Doha depuis deux ans, dont le loyer a par exemple été doublé. Ne pouvant plus débourser une telle somme chaque mois, la jeune femme a préféré quitter son appartement pour s’installer en colocation. De même, de nombreux fans ont renoncé à louer un hébergement sur place, préférant utiliser les navettes aériennes prévues quotidiennement en provenance des pays voisins pour desservir Doha.

Réformes ou réputation ?
Des décisions qui interrogent par ailleurs sur la capacité du Qatar à atteindre les objectifs écologiques qu’il s’était fixés pour la compétition, et que plusieurs institutions indépendantes, notamment l’ONG Carbon Market Watch, ont déjà mis en doute. « Jusqu’à présent, les attentes élevées concernant l’organisation de la première Coupe du monde neutre en CO2 n’ont pas été satisfaites. Les plans concrets sur la manière dont les stades seront utilisés de manière durable après le tournoi n’ont pas encore été révélés et l’introduction de vols navettes pour les fans de Dubaï, d’Arabie saoudite et d’autres voisins du Golfe vers le Qatar montre également des implications négatives sur l’environnement », avance Sebastian Sons.

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Sans parler de la consommation énergétique requise pour faire fonctionner l’air conditionné à ciel ouvert alors que la température extérieure avoisine les 30 degrés. Le nouveau réseau de métro, qui semble davantage desservir les stades entre eux que proposer aux résidents une alternative pratique à la voiture, soulève aussi des interrogations quant à son impact sur le long terme. Si le bilan carbone ne pourra être tiré avec certitude qu’à la fin de la compétition, le Qatar entend bien se défendre, ayant annoncé récemment que 50 % des émissions du Mondial seraient compensées par la production d’énergie verte du nouveau parc solaire d’al-Kharsaah.

L’émirat veille en effet à sa réputation. Face à la principale critique entendue à son encontre ces dernières années concernant les conditions de travail des migrants, le Qatar s’est targué d’avoir gravé dans la pierre des avancées considérables. De quoi tenter de répondre aux enquêtes menées notamment par le quotidien britannique The Guardian en février 2021, établissant à 6 500 le nombre de travailleurs immigrés morts durant la décennie qui a suivi l’attribution du Mondial au Qatar, même si, en l’absence d’enquête, les causes précises de leur décès n’ont pu être précisées. Un bilan polémique auquel les autorités qataries continuent d’opposer leur version, chiffrée à trois décès liés directement aux conditions de travail, largement contestée par l’Organisation mondiale du travail. Sous la pression internationale, le Qatar a initié des réformes dès 2017 pour protéger les droits des travailleurs, en abolissant notamment le système de la kafala et en introduisant un salaire minimum sans discrimination de nationalité. Mohammad Taleb, responsable de chantiers, a vu leur mise en application progressive : « Maintenant, les travailleurs ont plus de droits ici que dans n’importe quel pays du Golfe », assure-t-il, évoquant notamment les interdictions de travailler si les températures sont trop élevées. Mais certains employeurs contournent encore les lois en vigueur et leur mise en application risque d’être d’autant plus compromise une fois la pression de la Coupe du monde passée.

Par ailleurs, cette nouvelle législation pourrait prendre beaucoup de temps à infuser au sein des foyers qataris. « Il faudra que le gouvernement veille à son application : les employées domestiques, par exemple, travaillent-elles huit heures par jour, ont-elles un jour de congé par semaine ? » anticipe Hind al-Ansari.

Conservatisme à géométrie variable
« Vous pouvez changer les lois et les politiques, mais il faut un changement au niveau de la racine des mentalités pour défaire les préjugés », soutient la chercheuse, pointant par ailleurs la question des minorités sexuelles. Dans une interview accordée à la télévision allemande le 8 novembre, Khalid Salman, ancien joueur qatari de football, déchaîne les polémiques après avoir qualifié l’homosexualité, interdite au Qatar, d’acte « haram » et de « déviance mentale ». Face à l’inquiétude soulevée par la communauté internationale quant au sort réservé aux ressortissants homosexuels étrangers venus assister au Mondial, les responsables politiques qataris tentent très maladroitement de faire le grand écart. Par la voix de son directeur général Nasser al-Khateb, le comité suprême de l’organisation du mondial a répondu par un « oui » sans ambages quant à la possibilité pour les couples de même sexe de se tenir la main en public durant la compétition. Ces mesures conjoncturelles sont-elles cependant destinées à s’inscrire sur le long terme ?

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Pour le Mondial, le Golfe met en scène son unité

« Nous ne rejetons pas ces gens selon des valeurs du bien ou du mal, mais simplement par respect pour notre culture », balaie Mohammad Taleb, l’ingénieur en bâtiment. Un message entendu par la FIFA, préférant visiblement provoquer l’indignation que risquer la brouille diplomatique avec le pays hôte. Devant la discorde suscitée par l’annonce de certaines fédérations nationales souhaitant faire porter à leurs capitaines le brassard OneLove aux couleurs du drapeau LGBT, l’organisme a décidé de l’interdire sous peine de sanctions sportives. À la place, les équipes pourront arborer des brassards floqués de messages « positifs » mollement consensuels comme « Sauvons la planète » ou encore « Pas de discriminations ».

« La coupe du monde va certainement faire du Qatar une société plus libérale. Cependant, ces aspects sociaux ne changent pas du jour au lendemain », confirme Abdulrahman al-Jufaïri, avocat et secrétaire général d’une organisation pour la jeunesse et le sport au Qatar, dénonçant les critiques de « ceux qui n’ont jamais mis les pieds au Qatar ou même lu ses lois ».

Si, sous la pression qatarie, la FIFA a finalement banni l’alcool aux abords des stades à deux jours du coup d’envoi du mondial, le Qatar a néanmoins fait savoir que les supporteurs pris en état d’ébriété sur la voie publique ou torse nu dans les stades échapperaient aux poursuites, normalement passibles d’un an de prison. À près de 12 dollars la pinte de bière facturée par Budweiser, partenaire exclusif du Mondial, peu de chance cependant que l’ambiance soit à l’ivresse collective. Mais la jeune expatriée libanaise Razan Slim tient à souligner les « merveilleuses expériences de vie nocturne » qu’offre son pays d’adoption, où la vente et la consommation d’alcool sont tolérées pour les expatriés dans certains lieux publics. Un pied de nez quasi revendiqué face aux attaques de l’étranger sur le conservatisme de la société qatarie. Fort de son ouverture à géométrie variable, « le Qatar pourrait attirer davantage de touristes après la Coupe du monde, car ce qui rend le pays aussi attrayant, voire plus que Dubaï, c’est qu’il a réussi à préserver son côté traditionnel et authentique au milieu des projets de modernisation rapide de ses infrastructures », avance Hind al-Ansari.

Des supporters dégustent une bière lors de la journée d'ouverture du FIFA Fan Festival au parc Al Bidda à Doha, au Qatar, le 19 novembre 2022, en prévision de la Coupe du monde 2022. Photo AFP

Devant le pari réussi de la mégalopole émiratie à attirer des visiteurs, Doha espère profiter de l’événement sportif pour rattraper son retard. Une ambition qui pourrait raviver la compétition régionale, tandis que l’Arabie saoudite accueillera à son tour les Jeux asiatiques d’hiver en 2029 et pourrait candidater prochainement pour un futur Mondial. « En accueillant la Coupe du monde, le Qatar a manifesté sa position de centre régional et de leader, ce que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis considèrent avec inquiétude », explique Sebastian Sons.

Des gestes et des discours d’unité ont pourtant parsemé la compétition sportive depuis son ouverture. Pendant le match de mardi dernier, opposant l’Argentine à l’Arabie saoudite sortie vainqueur, l’émir qatarien Tamim ben Hamad al-Thani, présent dans les tribunes, enroule le drapeau saoudien autour de son cou en signe de soutien. Lors de la cérémonie d’ouverture, il posait bras dessus bras dessous avec le prince héritier saoudien, Mohammad ben Salmane, devant les caméras du monde entier. Sourires de façade ou vraie réconciliation par le sport, cette fraternité affichée pourrait être la énième preuve, s’il en est, qu’au Qatar, l’heure est au changement. 

L'émir Tamim bin Hamad al-Thani, accueillant le prince héritier saoudien Mohammed bin Salman à l'aéroport international de Doha, le 8 décembre 2021, lors de leur première rencontre depuis le blocus imposé entre autre par l'Arabie Saoudite au Qatar. Photo AFP

Du haut de ses 57 ans, Mohammad Taleb aurait du mal à dissimuler son impatience, la même qui prend les enfants aux tripes à l’annonce d’une grande surprise. La sienne, cela fait pourtant douze ans que ce fan de football la voit prendre forme autour de lui, dans ce décor en mue permanente qui caractérise la ville de Doha. Comme beaucoup des quelque 300 000 natifs et résidents du Qatar,...

commentaires (1)

Vous écrivez aussi bien qatari que qatarien, soyez cohérents (je crois que le vrai terme est qatari). Bravo pour l'article

Kaikati Paul

08 h 34, le 26 novembre 2022

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Commentaires (1)

  • Vous écrivez aussi bien qatari que qatarien, soyez cohérents (je crois que le vrai terme est qatari). Bravo pour l'article

    Kaikati Paul

    08 h 34, le 26 novembre 2022

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