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Lifestyle - La carte du tendre

Le bombardement de l’immeuble Acar, un crime oublié

Le bombardement de l’immeuble Acar, un crime oublié

Les ruines de l’immeuble Acar à Sanayeh, le 8 août 1982. Photo Jean-Lou Bersuder

Jean-Lou Bersuder est un photographe professionnel qui n’a jamais voulu prendre de photos de la guerre du Liban pour une raison bien précise : une partie de sa famille vivait à Beyrouth-Ouest et l’autre à Beyrouth-Est. Il explique : « Prendre une photo de guerre, c’est dénoncer, par l’image, la partie responsable. Et s’exposer à des représailles sur ses proches restés de l’autre côté de la ligne de démarcation. »

La photographie, les Bersuder l’ont dans le sang depuis trois générations. Marcel, le grand-père, a fait carrière dans l’armée française. Durant la Grande Guerre (1914-1918), il s’installait derrière les pilotes des premiers aéroplanes militaires, effectuant des observations et des calculs de trajectoires avant de lancer (à la main) le projectile. Débarqué au Levant avec le mandat français, il s’y établit et fonde une famille qui deviendra authentiquement libanaise. Il laissera des albums photos exceptionnels qui méritent à eux seuls un ouvrage. C’est donc tout naturellement que son fils Raymond s’est intéressé à la photographie, virus qu’il a transmis à Jean-Lou avec une technicité apprise sur le tas, incluant le tirage en chambre noire, tout un art à lui seul.

Jean-Lou a 18 ans en 1975. À l’âge où ceux de sa génération se lancent dans les combats de rues, il a déjà tenté de devenir réalisateur de cinéma, mais n’a réalisé qu’une seule chose : il ne s’accommode pas du travail en équipe. Alors il s’est tourné vers le photojournalisme, un métier de loup solitaire. Photographe, mais surtout pas de guerre, donc, et certainement pas au Liban. Il court le monde pour illustrer des livres.

L’été 1982, les Israéliens envahissent le Liban et parviennent en quelques jours à Beyrouth-Ouest qu’ils encerclent avant d’établir un blocus hermétique. L’objectif était d’affamer et de laminer la résistance palestinienne prise dans la nasse, afin d’en finir avec l’Organisation de libération de la Palestine et son chef, Yasser Arafat. Jean-Lou voit s’établir le blocus, mais choisit de rester parce que sa mère et sa sœur, qui habitent la rue Justinien, refusent de partir. Il raconte : « Au rez-de-chaussée de notre immeuble, il y avait un poste syrien, rapidement évacué. L’OLP prend aussitôt la place, et il n’est pas rare que Yasser Arafat lui-même vienne y passer des nuits. »

« Ça ne va pas la tête ? »

Durant le siège israélien, la pénurie d’eau est extrêmement sévère. Mais un jour, Jean-Lou entend quelqu’un prendre une douche abondante au sous-sol. Il y débarque en trombe, pénétrant dans le local occupé par les Palestiniens sans que ceux-ci, qui le connaissent, ne songent à l’arrêter. Passant devant une table sur laquelle sont posés une kalachnikov et un talkie-walkie, il frappe violemment à la porte de la salle de bains en hurlant : « Ça ne va pas la tête ? il n’y a pas assez d’eau pour prendre une douche ! » avant de repartir, furibard. Et c’est là qu’il aperçoit les voitures de l’escorte de Yasser Arafat : il réalise qu’il vient d’admonester le chef de l’OLP lui-même ! Se retournant, il voit effectivement ce dernier sortir de la salle de bains en se tapotant le visage… Jean-Lou se confond en excuses.

Quelques jours plus tard, le 6 août 1982 en milieu de journée, deux énormes explosions secouent la ville. Jean-Lou et sa sœur sont à Kantari; ils craignent le pire pour leur mère restée dans l’immeuble, et se précipitent la peur au ventre. Mais en passant devant Sanayeh, ils réalisent très vite que c’est un autre bâtiment qui a été touché, où ils savaient que Arafat allait de temps en temps : « L’immeuble Acar abritait des centaines de réfugiés palestiniens. Ils étaient en majorité chrétiens et avaient été chassés du camp de Dbayé au début de la guerre. » Ils réalisent aussitôt l’ampleur de la tragédie : « Il ne reste rien de l’immeuble de huit étages. Le rédacteur en chef du journal as-Safir, Joseph Samaha, qui logeait chez Maroun Baghdadi juste en face de l’immeuble Acar, a vu Arafat en sortir quelques instants auparavant : le leader palestinien vient d’échapper à la mort, à quelques minutes près. Mais c’est un véritable massacre qui a été perpétré par les Israéliens, qui ont jeté sur l’immeuble deux bombes à implosion. La preuve ? Tous les bâtiments alentour étaient intacts ! Nous avons entendu l’avion quelques secondes avant les détonations. C’était à ma connaissance la première et la dernière fois que ces projectiles interdits étaient utilisés par les Israéliens, et 40 ans après, personne n’en parle. Ce bombardement a finalement servi à démolir le moral des Palestiniens, qui ont accepté d’évacuer Beyrouth-Ouest par la suite. »

Contre l’oubli, le devoir de mémoire

Pour saisir l’énormité de ce crime oublié, il fallait une image : la voici. Jean-Lou a accepté, pour la première fois en 40 ans, qu’elle soit publiée. Le surlendemain du bombardement, il s’est en effet décidé à prendre quelques photos, pour lui, pour l’histoire. On aura beau chercher dans les archives de L’Orient-Le Jour ou du Nahar, on ne trouvera rien sur cette tragédie, et pour cause : les bureaux des deux grands quotidiens, situés à Hamra, avaient été bombardés le 4 août et ils n’allaient reparaître que deux semaines plus tard.

Cette photo est prise le 8 août 1982. L’amas de béton concassé et de tiges de fer tordues est tout ce qui reste de l’immeuble Acar. Des centaines d’habitants, il ne reste plus rien, même pas des corps à ramasser : deux jours après, plus personne ne prend la peine de fouiller dans les ruines. « Combien étaient-ils ? s’interroge Jean-Lou, deux cents ? Trois cents ? On ne le saura jamais. Tout ce qui comptait pour les journalistes ce jour-là était que Arafat avait une fois de plus échappé à une frappe israélienne. »

Qui sont ces personnages sur la photo ? Probablement des réfugiés comme ceux dont les vies ont été anéanties. Dans l’immeuble vivaient peut-être de la famille, des amis, des connaissances. Deux jours après la tragédie, ils semblent écrasés par l’ampleur du spectacle qui s’offre à eux. L’homme aux cheveux blancs semble expliquer ce qu’il a vu ou ce qu’il sait. Une jeune fille, tout à droite, se masque la bouche et le nez devant l’horreur du récit. L’enfant derrière la dame voilée se bouche les oreilles, dans un geste qui rappelle le « cri » de Munch. La jeune femme au centre porte la main à son front comme pour retenir ses larmes. La sidération et la nausée sont palpables chez tous.

La carrière de Jean-Lou sera fulgurante à partir de cet été de folie. Il profitera de l’arrivée de la Force multinationale pour envoyer des photos à son agence, Sipa Press. Et l’année suivante, il réalise des scoops : il est parmi les premiers à photographier les attentats contre l’ambassade américaine à Aïn el-Mreissé en avril 1983, puis contre les marines américains et les paras français en octobre de la même année. Il fera une longue carrière chez Sipa, fournissant des clichés historiques publiés dans la presse internationale. Puis sera recruté par Gebran Tuéni au début de ce siècle pour réorganiser la section photo du Nahar. Mais pour Jean-Lou, le crime de l’immeuble Acar restera ce grand trou noir dans l’histoire du Liban : « Il n’a fait l’objet d’aucune publication à l’époque, déplore-t-il. Même aujourd’hui, lorsque je fais des recherches sur internet, je ne trouve rien. » On a envie d’ajouter : ce crime et tant d’autres…

Un autre crime est d’oublier ces tragédies comme la loi d’amnistie générale (d’amnésie générale, plutôt) de 1991 veut nous forcer à le faire. Sept ans après, je poursuis pour ma part ce devoir de mémoire à travers ma page Facebook La Guerre du Liban au jour le jour, mais l’on n’y trouvera aucune mention de l’immeuble Acar. En revanche, il se trouve que par le plus grand des hasards, j’avais enregistré le journal télévisé de Télé-Liban le 6 août au soir : la tragédie y est largement rapportée.

Puissent ces quelques lignes et cette image maintenir vivante la mémoire de ces innocents et de tous les autres sacrifiés de la guerre. Puisse cette tragédie et toutes les autres ouvrir les yeux de ceux qui pensent que « c’était mieux à l’époque ». Non, ce n’était pas mieux, c’était bien pire, et prions que cela ne se répète jamais.

Jean-Lou rendra visite à Arafat à Paris, en 1988, avec son patron Gökşin Sipahioğlu qui avait souhaité rencontrer le vieux leader. Saluant Arafat, Jean-Lou lui rappelle la scène de la douche. Celui-ci répond avec un sourire : « Heureusement que vous n’avez pas ouvert la porte, j’avais en main un pistolet pointé sur vous et j’étais prêt à tirer. »


Auteur d’« Avant d’oublier » (Les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène toutes les deux semaines, à travers une photographie d’époque, visiter le Liban du siècle dernier. L’ouvrage est disponible mondialement sur www.BuyLebanese.com et au Liban au numéro (WhatsApp) +9613685968

Jean-Lou Bersuder est un photographe professionnel qui n’a jamais voulu prendre de photos de la guerre du Liban pour une raison bien précise : une partie de sa famille vivait à Beyrouth-Ouest et l’autre à Beyrouth-Est. Il explique : « Prendre une photo de guerre, c’est dénoncer, par l’image, la partie responsable. Et s’exposer à des représailles sur ses proches...

commentaires (7)

Vous écrivez: “Mais c’est un véritable massacre qui a été perpétré par les Israéliens, qui ont jeté sur l’immeuble deux bombes à implosion. La preuve ? Tous les bâtiments alentour étaient intacts ! Nous avons entendu l’avion quelques secondes avant les détonations. C’était à ma connaissance la première et la dernière fois que ces projectiles interdits étaient utilisés par les Israéliens, …” Les bombes à implosion sont des bombes atomiques. À ma connaissance, alors que les Israéliens en disposent, ils n’en ont jamais fait usage, ni au Liban ni ailleurs… Alors que l’immeuble en question a visiblement été frappé par un engin explosif d’une puissance suffisante pour l’anéantir, alors qu’il est malheureux que la plupart des victimes soient innocentes (qu’elles soient chrétiennes ou non ne change rien au drame), alors qu’il est malheureux que les Israéliens aient raté leur cible (Arafat), il n’en demeure pas moins que l’auteur utilise ici un effet facile de faire peur au gens, que ce soit à dessin ou par ignorance. Alain Chammas

Micheline

18 h 35, le 15 novembre 2022

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Commentaires (7)

  • Vous écrivez: “Mais c’est un véritable massacre qui a été perpétré par les Israéliens, qui ont jeté sur l’immeuble deux bombes à implosion. La preuve ? Tous les bâtiments alentour étaient intacts ! Nous avons entendu l’avion quelques secondes avant les détonations. C’était à ma connaissance la première et la dernière fois que ces projectiles interdits étaient utilisés par les Israéliens, …” Les bombes à implosion sont des bombes atomiques. À ma connaissance, alors que les Israéliens en disposent, ils n’en ont jamais fait usage, ni au Liban ni ailleurs… Alors que l’immeuble en question a visiblement été frappé par un engin explosif d’une puissance suffisante pour l’anéantir, alors qu’il est malheureux que la plupart des victimes soient innocentes (qu’elles soient chrétiennes ou non ne change rien au drame), alors qu’il est malheureux que les Israéliens aient raté leur cible (Arafat), il n’en demeure pas moins que l’auteur utilise ici un effet facile de faire peur au gens, que ce soit à dessin ou par ignorance. Alain Chammas

    Micheline

    18 h 35, le 15 novembre 2022

  • Arafat et l’OLP etaient bien conscients qu’en visitant régulierement cet immeuble ils exposaient les habitants à de serieux dangers , habitants qui comme de par hasard etaient Chretiens …

    JPF

    13 h 07, le 14 novembre 2022

  • Tres dommage qu'il a echapper a la mort.

    eLemeNt19

    16 h 18, le 13 novembre 2022

  • Vous n'allez pas nous faire pleurer sur le sort du criminel en chef Arafat ! Dommage que la bombe a implosion l'ait raté ! Il ne méritait rien moins que cela.

    GM92190

    14 h 23, le 13 novembre 2022

  • C'est horrible effectivement! Comme toutes les guerres d'ailleurs! Mais on oublie toujours qu'à l'origine de tous nos malheurs, depuis 1969, c'est l'OLP et ceux qui se sont alliés avec elle, sans oublier le rôle de la Syrie, qui nous a envoyé tous les "fedayin" chassés par le roi Hussein de Jordanie...Alors quand je lis le nom de Yasser Arafat(pour ne rien dire de son visage de masque de la Ste-Barbe!), la seule expression qui me passe par la tête c'est: horresco referens!

    Georges MELKI

    07 h 35, le 13 novembre 2022

  • Si ma mémoire est bonne, l’hebdomadaire “Paris-Match” avait publié un article d’une page sur cette bombe à implosion qui avait détruit un immeuble à Beyrouth. On évoquait également 200 morts.

    GABRIEL EL DAHER

    01 h 00, le 13 novembre 2022

  • Bon débarras !

    Robert Moumdjian

    05 h 52, le 12 novembre 2022

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