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Idées - Point de vue

Secret bancaire : une manche a été remportée, mais la mutation n’a pas eu lieu

Secret bancaire : une manche a été remportée, mais la mutation n’a pas eu lieu

Illustration: Bigstock

Lever le secret bancaire en vigueur au Liban depuis 1956 est l’une des pierres angulaires de la transition vers un État véritable et un nouveau modèle économique et social. La mutation n’a pas eu lieu, malgré des pressions multiformes, y compris celles du Fonds monétaire international, qui ont ouvert des brèches importantes dans une fortification quasiment infranchissable jusque-là.

Avant de quitter la présidence de la République, Michel Aoun a signé la loi amendant le secret bancaire au Liban votée le 18 octobre dernier par le Parlement, entérinant le choix collectif des parties au pouvoir de préserver au maximum l’un des principaux socles du régime libanais, garant de son impunité. Les amendements ont été savamment dosés par les composantes du pouvoir pour en limiter l’impact et, une nouvelle fois, gagner du temps – à défaut d’avoir la moindre capacité d’initiative pour sortir la société libanaise de l’effondrement.

Consolider les fondements du système

À l’origine, l’objectif du secret bancaire dans les années 1950 était d’attirer les capitaux de la région au Liban. Il s’agissait d’orienter vers les banques libanaises une partie de la manne pétrolière naissante dans le Golfe ainsi que les capitaux voulant échapper aux régimes socialisants. Dès cette époque toutefois, les deux revers de la médaille étaient déjà là. Le premier a été évoqué lors de la discussion de la loi de 1956 au Parlement, à savoir le fait que le secret bancaire légitime l’évasion fiscale. Le second est lié au modèle économique dans lequel s’est inscrit le secret bancaire. Dès les années 1950, la facilité d’accès aux capitaux a toujours prévalu sur l’effort de leur mobilisation vers des investissements productifs. Malgré quelques velléités « développementalistes », les choix d’allocation de capitaux abondants dans un petit pays comme le Liban n’ont pas jeté les bases d’une économie productive et inclusive.

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Au lendemain de la guerre civile, la fonction du secret bancaire a évolué. La provenance des capitaux a changé : ce sont majoritairement les expatriés libanais qui ont déposé leur argent dans les banques locales, attirés par des rendements juteux et les possibilités d’évasion fiscale ou tout simplement floués par les grands ordonnateurs de la pyramide de Ponzi qui s’est effondrée en 2019. Il a aussi attiré de l’argent sale, venant cette fois non pas de capitaux fuyant des régimes voisins, mais des fortunes des régimes en question. C’est peu dire que le secret bancaire n’a servi ni le développement économique ni la construction étatique. Il a au contraire contribué à consolider un système de pouvoir dont les fondements sont l’opacité, la corruption, le clientélisme, le détournement de fonds publics, l’enrichissement illicite, l’évasion fiscale, le délit d’initié, la captation de marchés publics, ainsi que les trafics et détournements en tout genre...

Lorsque le décalage entre son droit interne et les grandes évolutions internationales en la matière devenait trop grand, le Liban a procédé à des ajustements cosmétiques. C’est ainsi qu’en 2001, a été créée la Commission d’enquête spéciale de la Banque du Liban (CSI) chargée d’instruire des soupçons de blanchiment. Même avec l’élargissement ultérieur de ses prérogatives, le bilan de cette Commission est bien maigre plus de vingt ans après sa création et sa crédibilité proche de zéro. De même, pour éviter l’ajout du Liban à la liste noire des paradis fiscaux de l’OCDE, les parlementaires ont accepté in extremis en 2016 l’adhésion à l’Accord multilatéral sur l’échange automatique d’informations fiscales. Mais si le secret bancaire ne peut plus être opposé depuis aux administrations fiscales des pays membres de cette convention, les autorités politiques et financières libanaises ont continué d’en faire bénéficier un grand nombre de personnes à travers l’application très extensive du critère de résidence fiscale. Tandis que le secret a continué d’entraver toute velléité de la justice et l’administration fiscale d’accéder aux données bancaires des justiciables et des contribuables libanais.

Le soulèvement populaire et la crise de 2019 ont ramené la question du secret bancaire au premier plan. L’ancienne ministre de la Justice Marie-Claude Najm a proposé au gouvernement de Hassane Diab un projet de loi abolissant purement et simplement la loi de 1956. Le Conseil des ministres n’a pas retenu cette version radicale, adoptant un projet alternatif envoyé au Parlement avec caractère d’urgence. Ce dernier ne l’a même pas mis à l’ordre du jour. Le texte visait déjà à lever le secret bancaire sur les personnes occupant des fonctions publiques ainsi que sur les bénéficiaires de marchés publics, ou occupant des fonctions de direction ou de contrôle dans les banques, les médias, etc.

Pression externe

C’est l’entrée en scène du FMI – à nouveau une partie externe – qui a remis en selle la réforme. L’amendement de la loi sur le secret bancaire est une « action prioritaire » préalable à la conclusion d’un programme avec le Liban, selon l’accord technique conclu en avril 2022. Au-delà de la nécessaire mise en conformité du Liban à ses engagements internationaux en matière de lutte contre tous les types de crimes financiers, le FMI considère qu’il n’y a pas de restructuration du secteur possible sans accès aux données bancaires de façon nominative. Le processus de résolution bancaire suppose de traiter les déposants de façon différenciée. Un simple déposant n’a pas les mêmes droits qu’un actionnaire, qu’un directeur de banque ou qu’un débiteur d’une créance douteuse, etc. Les autorités de régulation et de contrôle – dont la BDL, la Commission de contrôle des banques et l’Institut de garantie des dépôts – doivent avoir un accès direct aux données bancaires, y compris l’identité de leurs détenteurs, sans avoir à demander de la révéler au cas par cas.

Pour mémoire

Levée du secret bancaire : un nouveau projet de loi pour rien

À ce jour, la loi n’offre pas cette possibilité. Une première avancée a été obtenue pour ne pas limiter l’accès aux données bancaires à l’opération de restructuration du secteur, comme l’induisait l’avant-dernière version du texte. Une évolution qui n’est cependant pas immédiate, car suspendue à l’adoption de décrets d’application. Le texte final autorise cet accès de façon permanente dans le cadre des activités de contrôle habituelles des entités concernées. Mais le verrou reste en place : elles sont autorisées à « demander des informations protégées par le secret bancaire, sans spécifier de compte ou de client précis, y compris en émettant une demande générale de communication des informations concernant tous les comptes et tous les clients sans révéler leurs noms ». Il devra être levé dans le cadre de la loi de résolution bancaire.

Le principal acquis de cette nouvelle loi est que le secret bancaire ne s’applique plus à plusieurs types de personnes. Il s’agit des agents publics, des élus et responsables politiques, des présidents et directeurs d’associations politiques (il n’y a pas de loi sur les partis au Liban). À ces catégories figurant dans le texte initial ont été ajoutés les présidents et membres des conseils d’administration des banques, leurs directeurs exécutifs et auditeurs (actuels et anciens) ; ainsi que les présidents et membres des conseils d’administration des sociétés qui gèrent ou possèdent des médias ; de même que des organisations de la société civile (une définition pour le moins vague). Cependant, au lieu d’élargir l’exemption aux conjoints et enfants mineurs, ayants droit, prête-noms de toutes ces personnes, la loi ne le fait que pour certains (les agents publics et présidents d’association…), mais pas pour d’autres (dans les banques, les médias…). Surtout, la loi se garde bien de chercher aussi du côté des sociétés détenues par les personnes concernées et autres structures écrans.

Nous demandions d’autres amendements majeurs pour autoriser l’accès de la justice et de l’administration fiscale aux données bancaires dans le cadre de leurs mandats régaliens respectifs. Là aussi, face aux formulations légales tortueuses qui visaient à entraver cette logique et à concentrer de facto tous les pouvoirs aux mains de la CSI, des points ont été marqués, mais les obstacles demeurent en place. En ce qui concerne le fisc, le principe de son accès direct aux données bancaires est enfin inscrit dans la loi. Mais l’application est suspendue à un décret d’application. Quant à la justice, elle est encore tenue à l’écart : les magistrats du siège ont désormais la possibilité de demander la levée du secret bancaire en cours de procès, mais leurs confrères du parquet et les juges d’instruction en sont privés. Cela signifie que le secret bancaire continue de prévaloir face aux impératifs des enquêtes judiciaires.

Entraves injustifiées

L’intention du pouvoir est claire. Plutôt que d’abolir l’exception – le secret bancaire est caduc –, tout est fait pour qu’elle reste la règle et pour limiter les exceptions à l’exception. Et c’est pour bien marquer cela que la violation du secret bancaire reste sanctionnée d’une peine de prison, malgré les observations du FMI en ce sens. L’effet dissuasif est évident sur quiconque sera sollicité pour fournir une information bancaire dans le cadre des nouvelles prérogatives légales. En outre, le texte voté le 18 octobre instaure une nouvelle infraction : le délit de publication de données fournies dans le cadre de l’application de cette loi. Cet ajout représente une nouvelle entrave injustifiée à toute velléité de divulgation de crimes financiers. La clause est apparue dans la version finale, après le vote du texte, sans avoir fait l’objet de la moindre discussion au Parlement.

Au-delà de son contenu lui-même, le parcours législatif de la nouvelle loi sur le secret bancaire expose au grand jour la déréliction des institutions qui servent de paravent démocratique au système de pouvoir véritable. Lors du vote de la première mouture des amendements au projet de loi envoyé par le gouvernement, la séance du 27 juillet s’était achevée sans qu’aucun député ne soit en mesure de dire avec exactitude ce qui avait été voté. À nouveau, après le renvoi de la loi au Parlement par le président de la République, ses observations écrites ont été discutées oralement au sein de la commission du Budget et des Finances, le 10 octobre, sans texte à l’appui. Ses membres ont ainsi découvert le texte transféré à la séance plénière du Parlement par le président de la commission, qui affirmait alors avoir pris en compte toutes les observations. Avec Legal Agenda, la Commission du barreau sur les droits des déposants et l’Aldic, Kulluna Irada a organisé une conférence de presse le 17 octobre, la veille de la séance plénière, pour tirer la sonnette d’alarme. De nouvelles discussions nocturnes avec le FMI ont eu lieu pour modifier à nouveau les amendements. Ces derniers ont à nouveau simplement été discutés oralement par les députés le 17 octobre. Et il a fallu attendre six jours pour que la version définitive de la loi sorte.

Le résultat nous conforte dans l’objectif de parachever cette réforme-clé, car la restructuration du secteur financier suppose d’accéder aux comptes nominativement. Il sera donc indispensable de lever le secret bancaire dans le cadre de la loi de résolution bancaire afin qu’elle soit équitable – ce qui suppose d’établir les responsabilités dans l’une des faillites les plus monumentales de l’histoire mondiale.

Par Kulluna Irada

ONG œuvrant pour la réforme politique et économique, financée exclusivement par des Libanais résidents ou expatriés.

Lever le secret bancaire en vigueur au Liban depuis 1956 est l’une des pierres angulaires de la transition vers un État véritable et un nouveau modèle économique et social. La mutation n’a pas eu lieu, malgré des pressions multiformes, y compris celles du Fonds monétaire international, qui ont ouvert des brèches importantes dans une fortification quasiment infranchissable jusque-là....

commentaires (9)

Le secret bancaire était un bien commun à toute la Nation dont tout le monde avait bénéficié depuis 60 ans. Si les libanais n'ont pas réussi à le sauvegarder avec intelligence (contrôle strict) cela ne veut pas dire qu'il faut l'abolir d'un seul coup. La justice pénale peut accéder à tous les comptes malgré le secret bancaire. Si certains fonctionnaires arrivent à voir les soldes des comptes et les mouvements, il serait sûr et certain que les crimes de kidnapping, rapts, menaces et chantages seront multipliés par 1000. Kuluna Irada s'attaque par opportunisme et facilité à l'accessoire au lieu de s'attaquer aux problèmes principaux qui sont la corruption et la cessation de paiement des banques. Venir 3 ans après octobre 2019 pour proposer des solutions inutiles et dangereuses pour le citoyen normal est très très décevant. Il aurait fallu mettre la pression dès la thoura pour appliquer les lois qui contiennent tous les dispositifs nécessaires pour éviter le chaos dans le cas nous en sommes à présent. En 1996 le président Hariri a instauré la loi sur la fiducie (placer les avoirs à la responsabilité du client et les gérer dans des placements à l'étranger) qui avait le potentiel de propulser notre place financière à la hauteur des autres places les plus prestigieuses. Très peu de banques l'ont utilisée car il était plus facile de prendre l'argent des clients et le remettre à l'Etat avec 2 à 5% de marge. L'Etat a brulé l'argent des déposants dans les subventions et les salaires.

Céleste

14 h 31, le 06 novembre 2022

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Commentaires (9)

  • Le secret bancaire était un bien commun à toute la Nation dont tout le monde avait bénéficié depuis 60 ans. Si les libanais n'ont pas réussi à le sauvegarder avec intelligence (contrôle strict) cela ne veut pas dire qu'il faut l'abolir d'un seul coup. La justice pénale peut accéder à tous les comptes malgré le secret bancaire. Si certains fonctionnaires arrivent à voir les soldes des comptes et les mouvements, il serait sûr et certain que les crimes de kidnapping, rapts, menaces et chantages seront multipliés par 1000. Kuluna Irada s'attaque par opportunisme et facilité à l'accessoire au lieu de s'attaquer aux problèmes principaux qui sont la corruption et la cessation de paiement des banques. Venir 3 ans après octobre 2019 pour proposer des solutions inutiles et dangereuses pour le citoyen normal est très très décevant. Il aurait fallu mettre la pression dès la thoura pour appliquer les lois qui contiennent tous les dispositifs nécessaires pour éviter le chaos dans le cas nous en sommes à présent. En 1996 le président Hariri a instauré la loi sur la fiducie (placer les avoirs à la responsabilité du client et les gérer dans des placements à l'étranger) qui avait le potentiel de propulser notre place financière à la hauteur des autres places les plus prestigieuses. Très peu de banques l'ont utilisée car il était plus facile de prendre l'argent des clients et le remettre à l'Etat avec 2 à 5% de marge. L'Etat a brulé l'argent des déposants dans les subventions et les salaires.

    Céleste

    14 h 31, le 06 novembre 2022

  • Quelqu’un s’attendait à ce que les mafieux votent une loi qui les mettrait en danger en les démasquant? Le grand gourou en partant avait bien dit que le pays a été pillé non? Un constat d’un illuminé de surcroît hypocrite qui a tout fait pour couvrir les voleurs et qui vient se plaindre auprès des citoyens dépouillés de l’état de decomposition dans lequel il a mené le pays. Même le voeu du choléra a été assouvi grâce à lui. Mais après avoir dépassé l’étape de l’enfer vécu comme promis, de quoi pouvons- nous encore nous plaindre? Nous sommes les champions des jérémiades sans jamais bouger les fesses.

    Sissi zayyat

    13 h 51, le 06 novembre 2022

  • Le secret bancaire ne protège que ceux qui ont quelque chose à cacher. Vivement son abolition. Bravo à Kulluna Irada pojr leur action et tout notre soutien. Il ne faut rien lâcher !

    K1000

    11 h 25, le 06 novembre 2022

  • Parfaitement résumé, et malheureusement cela nous prouve que les voleurs qui dirigent le Liban ont encore de beaux jours devant eux parce qu'en plus d'être foncièrement malhonnêtes, ils sont malins :((

    Pandora

    10 h 23, le 06 novembre 2022

  • Dans la pure tradition des articles à rallonge de l’OLJ … Le Liban, c’est le délire.

    Emmanuel Durand

    10 h 11, le 06 novembre 2022

  • Plus royalistes que le roi. Si Killuna Irada gouvernait Dubai, Singapour ou Monaco ou meme la Grande Bretagne, ils se seraient assurés que ces pays fassent faillite avec leur politiques communisantes. Observer les comptes des detenteurs de fonction publique soit. Mais etendre ceci au privé? Par qui? Par un fonctionnaire vereux et frustré qui veut mieux soudoyer le privé pour augmenter son bakhchich? C'est la recette d'un desastre.

    Tina Zaidan

    09 h 18, le 06 novembre 2022

  • Pauvre pays, pauvres Libanais encore honnêtes, ce pays ne se relèvera jamais tant qu'il est dirigé par les 1001 mafias qui continueront de jouir impunément de leur criminels larcins et de s'en foutre de l'opprobre qui les enveloppe aux yeux du monde entier.

    Remy Martin

    08 h 09, le 06 novembre 2022

  • Pauvre pays qui en toute logique ne poutrrelèvera pas

    Remy Martin

    08 h 01, le 06 novembre 2022

  • Un petit pas positif franchi vers l'edification d'un etat. Bonne initiative, il y a beaucoup encore a faire.....

    Sabri

    03 h 12, le 06 novembre 2022

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