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Culture - Bande dessinée

Revisiter le harem abbasside de Bagdad, et laisser parler les femmes

Bientôt en librairie, aux éditions égyptiennes Mahroussa, le nouvel album de Léna Merhej, réalisé avec Inès Khansa, « Hadassatni wa qalat » (Elle se mit à parler), fait le pari original et ambitieux de donner la parole à une dizaine de femmes abbassides qui ont marqué leur temps. Rencontre avec une autrice et illustratrice érudite, minutieuse dans le détail de ses compositions graphiques, et passionnée.

Revisiter le harem abbasside de Bagdad, et laisser parler les femmes

L’histoire illustrée de dix héroïnes abbassides surprenantes de clairvoyance et d’alacrité. Photo DR

Léna Merhej, qui réside actuellement à Marseille, a écrit et illustré plus de trente-cinq albums jeunesse en arabe, dont plusieurs ont reçu des prix prestigieux. Son film d’animation Dessiner la guerre a remporté le prix du Festival de New York et son livre Salam a décroché le prix du meilleur album de Mahmoud Kahil. L’autrice fait partie de l’équipe fondatrice du collectif BD Samandal ; elle a enseigné l’illustration et l’animation à l’Université américaine de Beyrouth (AUB), où elle a commencé ses études en design et technologie, avant de les poursuivre à New York, à la Parsons School of Design, puis à Brême, pour soutenir sa thèse sur la narration de la guerre en bande dessinée.

Le nouvel opus de la jeune artiste a été réalisé en collaboration avec Inès Khansa qui est historienne et spécialiste des cultures de l’Islam. « Inès est partie de l’ouvrage d’Ibn al-Sa’i sur les épouses de calife, le harem et les femmes de la cour de Bagdad, indique Léna Merhej. L’ouvrage est construit comme une anthologie, et chaque chapitre, dédié à une femme, commence par une litanie de références masculines de témoins qui attestent de la véracité des faits, transmis oralement. En fin de compte, pour chaque phrase centrée sur ces héroïnes, il y a trois paragraphes de garants pour légitimer la parole féminine », constate l’illustratrice avec humour. Les deux chercheuses ont donc commencé par dépoussiérer le texte de ses scories afin de ne garder que ce qui concerne les dix femmes choisies dans l’album. « Nous avons voulu mettre les femmes au cœur de leur propre histoire, et on a laissé les références pour la fin, alors que traditionnellement dans la littérature arabe, elles sont situées au début. Dans les dernières pages, le lecteur découvre les fameux “‘an”, associés à chaque fois à un chapeau différent pour représenter les sources masculines », poursuit l’artiste. Ce renversement invite à un changement de perspective au fil de la lecture, puisque d’ordinaire ce sont les femmes qui sont associées à leurs accessoires vestimentaires. Au fil des pages, Bourane, Mahbouba, Chahane et les autres sont libérées de leurs carcans spatio-temporels, mais aussi conjugaux, familiaux, sociaux, ce qui met en valeur leur personnalité et leur trajectoire personnelle. « Le texte d’Ibn al-Sa’i n’a pas été modifié, Inès Khansaa a ajouté quelques éléments provenant d’autres ouvrages, mais ils apparaissent dans les images ou à la fin de l’album, dans les biographies de chacune des héroïnes », précise Léna Merhej.

Léna Merhej, illustratrice de BD et de livres de jeunesse. Photo DR

Banfacha, Sitt al-nissa’, Saljouqi et Madonna

Dans le prologue, les deux autrices présentent leurs personnages, qui ont pour point commun d’habiter dans la cour du calife à Bagdad, entre le VIIe et le XIIIe siècles. Elles viennent de Bassora, d’Ispahan, de Samarcande, de Mongolie et appartiennent à des classes sociales très diverses, l’une est musicienne, ou poétesse, l’autre connue pour sa sagesse, pour sa foi ou pour son engagement auprès des plus pauvres… La notion très moderne de sororité se profile entre les destins de ces femmes qui imposent leur parole. La graphie délicate et signifiante de Léna Merhej construit une dynamique esthétique plaisante qui met le texte en valeur tout en réussissant à incarner des personnages vivants et prégnants. Chaque femme se voit attribuer des motifs personnalisés dans le cadre qui entoure les planches qui la concernent, et en marge de l’espace narratologique, quelques notes expliquent certains termes ou des références culturelles, sans jamais alourdir un texte dense et accessible.

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Certaines de ces planches, notamment celles de Mahbouba et de Fadl al-Cha’ira, ont été exposées à Angoulême cet hiver, au Musée du papier. « Elles ont eu pas mal de succès, ce qui est très encourageant », fait remarquer l’artiste, qui considère le texte arabe comme « assez obscur, et les références visuelles tendent à l’élucider ». « Dans le choix de nos héroïnes, poursuit-elle, nous avons misé sur la variété, il y a une entrepreneuse qui construit des écoles, une autre qui organise un syndicat pour les travailleurs... Certaines sont des femmes de calife ou des esclaves, parmi elles il y a Chahane, qui mène une troupe de musiciens, ou bien celle qui entre en lice dans une compétition poétique », énumère l’illustratrice, qui revisite la vision stéréotypée que l’on peut avoir du harem. Ainsi, lorsque Bourane entend que « la plus belle perle est celle qu’on n’a jamais touchée », elle revendique dans un langage métaphorique suggestif la beauté d’un collier de perles trouées.

Lena Merhej souligne la dimension ludique de sa démarche. « C’est amusant d’imaginer ces femmes dans leur contexte, j’ai fait beaucoup de recherches sur leur habillement et sur différentes données visuelles. J’ai trouvé beaucoup de motifs de faïences, de vases, que j’ai utilisés dans les bordures de mes planches. L’architecture abbasside est essentiellement décrite, et j’ai dû faire un grand travail d’imagination », précise celle qui a associé des références médiévales aux codes d’écriture contemporains. « Notre album est truffé de références à la culture populaire, notamment musicale, comme Paris Hilton ou Madonna. Dans la dernière scène, Sitt al-Nisa’ s’est convertie au soufisme, elle a abandonné les biens matériels et elle se tient debout dans le désert, entourée de corbeaux ; il s’agit d’une référence directe au clip Frozen de Madonna. Dans notre préface, nous disons que nous nous intéressons à l’histoire de leurs âmes, nous voulons souligner la transmission qui s’est faite entre ces femmes d’hier et celles d’aujourd’hui. Nous leur avons rendu leur voix pour mettre en valeur la façon dont elles se sont saisies de leur liberté pour agir, même si au fond elles étaient toutes des esclaves », ajoute Léna Merhej. La dimension collective de ce travail est essentielle, il a été relu par Hala Bizri, Christine Abi Azar, Carine Moukhair et Laila Familiar.

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La dernière planche de l’ouvrage représente une femme qui scrute le ciel, les différentes cases racontent les étapes de sa vie. « C’est Bourane, nous avons souhaité évoquer en annexe son niveau de connaissance scientifique élevé, car elle a grandi dans une famille d’astrologues. Elle a fait pas mal de découvertes intéressantes, j’ai voulu insister sur le labeur qui a marqué sa vie, dans toutes les recherches qu’elle a menées, qui fait écho aux citations d’autres femmes de l’époque, reproduites sur une moitié de page, comme pour rappeler toutes celles dont on ne parle pas », précise l’autrice, qui est actuellement en train de lire près d’une centaine de romans arabes pour la jeunesse, car elle participe à un jury littéraire fin septembre. Au mois de novembre, l’illustratrice se rendra au festival de bande dessinée Cairo Comics. « Notre livre sortira à cette occasion et il sera présenté à travers une conférence donnée par Inès et moi. Nous ferons également une présentation de notre ouvrage lors d’un concert en décembre sur les qaynas (c’est-à-dire les chanteuses), à Marseille », conclut l’illustratrice, dont le geste graphique a créé des héroïnes abbassides surprenantes de clairvoyance et d’alacrité.

Léna Merhej, qui réside actuellement à Marseille, a écrit et illustré plus de trente-cinq albums jeunesse en arabe, dont plusieurs ont reçu des prix prestigieux. Son film d’animation Dessiner la guerre a remporté le prix du Festival de New York et son livre Salam a décroché le prix du meilleur album de Mahmoud Kahil. L’autrice fait partie de l’équipe fondatrice du collectif BD...

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