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Société - Patrimoine / Dans nos archives

Dans une mosquée, au bout de Mar Mikhaël, perdure l’histoire de Saint Georges et du dragon

Ce site à l’histoire complexe, caractéristique de la ville de Beyrouth, est aujourd’hui largement enclavé dans un tissu urbain envahissant.

Dans une mosquée, au bout de Mar Mikhaël, perdure l’histoire de Saint Georges et du dragon

À gauche, la mosquée en 1953, et à droite en 2022. Photo Mohammad el-Chamaa

Des dizaines de mobylettes sont garées devant la porte de la mosquée Khodr pour la prière du vendredi. La congrégation déborde à l’extérieur de l’enceinte vitrée du lieu de culte, jusque dans la cour, où des tapis en osier tressé sont disposés pour les fidèles qui cherchent une place à l’ombre sous l’auvent de métal. Il y a tellement de monde que certains fidèles se retrouvent sur le site de la station-service adjacente, juste à côté de l’autoroute très fréquentée. Un cortège diplomatique y passe toutes sirènes hurlantes. Un livreur de Toters prie sur l’asphalte, sa veste lui servant de tapis de prière. Une fois leur devoir religieux accompli, les fidèles quittent en masse l’enceinte de la mosquée. Beaucoup se retrouvent devant un chariot qui vend des shaabiyat (baklava). D’autres empruntent le pont piéton pour revenir vers la Quarantaine, tandis que certains montent à bord d’un bus à destination de Dora et de la région du Metn, pour retourner au travail.

Mar Mikhaël, un quartier à prédominance chrétienne devenu le centre d’une vie nocturne trépidante ces dernières années, est plus connu pour les foules qui se pressent dans ses bars le vendredi soir que pour celles qui fréquentent sa mosquée le vendredi après-midi. Et pourtant, la mosquée Khodr, située à l’extrémité nord de Mar Mikhaël, près de l’autoroute, en face de la boîte de nuit B018, et jouxtant le quartier arménien de Nur Hajjin à l’est, fait partie intégrante du quartier. Bien que relativement inconnue de la plupart des gens, cachée de la vue des passants par une grande station-service, la mosquée n’en est pas moins l’un des plus anciens bâtiments du quartier. Elle a été construite à l’époque où les frontières de Beyrouth ne dépassaient pas ce que l’on appelle aujourd’hui la place des Martyrs.

L’abside semi-circulaire à l’extrémité est de la mosquée. Photo Mohammad el-Chamaa

La mosquée serait-elle installée sur les vestiges de la chapelle ?

De nombreuses sources estiment que la mosquée date au moins de l’époque des croisades, peut-être même de l’époque byzantine. Un temps où elle était encore une chapelle. À l’époque, elle portait le nom de Saint-Georges, et ce pour une bonne raison : selon la légende, c’est en cet endroit précis que saint Georges aurait tué le dragon.

Selon Marlène Kanaan, professeure de philosophie et de civilisation à l’université de Balamand et spécialiste en hagiographie, il existe de nombreuses versions sur les origines du saint, mais son lien avec Beyrouth a été établi par l’historien mamelouk du XVe siècle, Saleh ben Yehya. Dans son livre Tareekh Beirout (L’histoire de Beyrouth), ben Yehya raconte qu’un dragon vivait dans la lagune du fleuve qui porte le nom de la ville. Lorsque le dragon a essayé de tuer la fille du gouverneur romain de Beyrouth, « elle a prié Dieu de la délivrer. Saint Georges s’est alors révélé à elle, et lorsque le dragon est apparu, le saint s’en est approché et l’a tué ».

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Une chapelle fut alors construite sur les lieux. « Les citoyens de Beyrouth, musulmans et chrétiens, commémorent cet événement en se rendant à la rivière le jour (de la Saint-Georges), le 23 avril », explique Saleh ben Yehya.Sainte Hélène, mère de l’empereur Constantin le Grand, aurait offert à la chapelle un pilier de marbre blanc à son retour de Jérusalem. On dit aussi que les personnes souffrant de rhumatisme le touchaient dans l’espoir d’une guérison.

C’est lorsque les croisés sont arrivés au XIIe siècle qu’ils ont appris l’histoire du saint oriental. Ils ont alors commencé à se l’approprier, notamment sur le drapeau de l’Angleterre qui porte la croix de saint Georges. Les croisés ont construit une chapelle sur le site où se trouve aujourd’hui la mosquée – à l’époque hors des murs de Beyrouth – comprenant une crypte, un dôme et un monastère. La question de savoir si cette structure a été effectivement construite sur les vestiges de la chapelle byzantine continue de faire débat. « Sans fouilles archéologiques, ce point ne peut être tranché avec certitude », indique l’archéologue Patricia Antaki à L’Orient Today. Elle souligne que les gros blocs de grès sculptés sur la partie la plus ancienne de la mosquée relèvent de l’architecture croisée, cependant, il est possible qu’ils aient été prélevés sur des bâtiments datant de cette période.

Ce que l’on sait avec certitude, c’est qu’en 1570, la chapelle, qui était alors grecque-orthodoxe, occupait une partie du bâtiment qu’elle partageait avec les maronites. Puis, en 1661, en raison de l’incapacité des chrétiens à payer les taxes religieuses (dhim), l’église a été expropriée par le gouverneur de Saïda, Ali Bacha, qui l’a transformée en mosquée et l’a rebaptisée Khodr. Le choix de ce nom n’était pas une coïncidence. Le nom de Georges « vient du terme grec “cultivateur”, d’où un lien avec le nom Khodr (vert), puisque tout ce que (le saint) touche se transforme en verdure », explique Marlène Kanaan. D’ailleurs, poursuit-elle, dans certaines villes du Liban, les habitants utilisent le nom Mar Gerges al-Khodr pour évoquer saint Georges.

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Ali Bitar, imam de la mosquée depuis trois ans, a un avis différent. Selon lui, la mosquée a été nommée Khodr en référence à Nabi Khodr, le compagnon du prophète Moïse dans le Qisas al-Anbiyā (Histoires des prophètes) d’ibn Kathir. Il affirme également que la mosquée n’était pas, autrefois, une église. Or pour Marlène Kanaan, la conversion de la mosquée est corroborée par l’évêque anglican Richard Pococke, qui a écrit dans son carnet de voyage lors de son passage à Beyrouth, en 1745 : « Nous sommes arrivés à l’endroit où, dit-on, saint Georges a tué le dragon, tandis qu’il était sur le point de dévorer la fille du roi de Bayreut. Il y a une mosquée à cet endroit, qui était autrefois une église grecque. » Dans ce carnet, il évoque également le fait qu’un des gardiens de la mosquée avait parlé des « extraordinaires vertus curatives » d’un bout de marbre provenant du pilier de sainte Hélène.

En outre, les chrétiens visitaient la mosquée pour son puits d’eau surmonté d’un dôme de six mètres de diamètre. Selon Kanaan, nombreux sont ceux qui se baignaient dans son eau pour favoriser leur fertilité. Sa propre mère, raconte-t-elle, s’était lavée, dans les années 50, dans cette eau, suivant les conseils de proches, alors qu’au bout de plusieurs années de mariage elle était toujours sans enfant. Lorsque l’historienne a voulu voir le puits, en 2008, il n’était toutefois plus là...

Des tapis d’osier disposés pour les fidèles lors de la prière du vendredi. Photo Mohammad el-Chamaa

Comment la mosquée a, en quelque sorte, disparu

Malgré sa riche histoire, la mosquée a été progressivement cachée par nombre de facteurs. Cela a commencé en 1895, quand la gare de Mar Mikhaël a été construite juste à côté. Puis, à partir de 1907, le processus d’enclavement de la mosquée a commencé, avec la pose des voies du tramway juste en face. Une carte de l’armée française de 1922 montre comment les rails entouraient le lieu de culte au nord, à l’ouest et au sud-ouest. Dans le Daily Star, le journaliste américain Bruce Conde écrivait, en 1953, avoir eu du mal à trouver la mosquée. Il lui a fallu « descendre du tramway du Nahr à mi-chemin de la colline, juste avant d’atteindre la rivière », et marcher un bloc vers le nord. C’est grâce au minaret de la mosquée qu’il a fini par la trouver.

Lorsque les tramways de Beyrouth ont été progressivement supprimés en 1964, d’énormes projets d’autoroute ont pris leur place, masquant encore davantage la mosquée. Dans un sens, l’économie de l’automobile a contribué à la disparition visuelle de la mosquée. Contrairement au chemin de fer, l’autoroute est un flux permanent de voitures. Sans parler de la station-service et du magasin de pneus construits à proximité, pour servir le parc automobile.

En raison de cet enclavement, la mosquée a connu un déclin de popularité en tant que site de pèlerinage et de recueillement. À cela s’ajoute le transfert des reliques de la mosquée vers d’autres lieux : au début des années 1950, Conde rapporte que l’imam de l’époque, cheikh Mohammad Rachid Khalidi, a fait enlever le pilier de marbre et l’a remis à l’administration du wakf de Dar el-Fatwa. Contactés par L’Orient Today, les responsables de Dar el-Fatwa ont déclaré ne pas avoir connaissance de cette affaire.

En outre, le puits en forme de dôme a été démoli et sa surface pavée pour faire de la place à un terrain de jeu propre à l’école primaire al-Khodr construite à côté. On craignait que les enfants n’y tombent.

Le puits surmonté d’un dôme tel qu’il apparaissait en 1953. Photo d’archives Bruce Conde

Changements dans la structure

Il n’est pas surprenant que la structure du bâtiment reflète ces changements au fil du temps. D’après un croquis réalisé par l’archéologue français Léon de Laborde en 1827, une grande partie de la mosquée originale de Khodr a été démolie. Il ne reste que la moitié sud de la mosquée, dont l’intérieur se compose d’un plafond voûté avec une abside semi-circulaire à l’extrémité est, d’un mihrab qui pointe vers La Mecque à l’extrémité sud et d’une porte d’entrée cintrée qui s’ouvre sur une extension de la mosquée achevée en 1934 et comprenant un portique à triple arche à l’entrée nord.

Un minaret moderne a été construit en 1949 par le Premier ministre Riad el-Solh, qui tranche fortement avec le mur croisé sur lequel il a été déposé.

L’imam Bitar précise que pendant la guerre civile, la mosquée et l’école ont été reprises par les Forces libanaises, et les bâtiments de l’école ont été remis à l’armée après la fin de la guerre.

Le croquis réalisé par l’archéologue français Léon de Laborde en 1827.

Malgré sa quasi-disparition du paysage, la mosquée joue encore un rôle important. Une grande partie de ses fidèles vient des zones environnantes, de l’autre côté du fleuve de Beyrouth, jusqu’à « Dora et Jdeidé, et dans certains cas Broummana et Jounieh », affirme Bitar, en raison du manque de mosquées dans ces zones. Elle est également fréquentée par les livreurs et les serveurs qui travaillent à Mar Mikhaël et Gemmayzé. Les fidèles sont de différentes nationalités – pendant le sermon du vendredi, l’imam de la mosquée a demandé à Dieu de sauver le Liban mais aussi la Syrie, un clin d’œil à l’importante communauté syrienne. Après la prière du vendredi, certains restent un peu plus longtemps, pour profiter de l’ombre, dans un Liban qui manque d’espaces publics dignes de ce nom. Ahmad, un Syrien de 71 ans, vient à la mosquée trois fois par jour. Il s’y rend depuis son arrivée au Liban, il y a dix ans. Et s’il reste après la prière, souvent, c’est pour échapper aux affres des coupures de courant qui plombent le pays.

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Khalid Saïd, un habitant de longue date de la Quarantaine, connaît la mosquée depuis l’enfance. « Nous avions l’habitude de passer devant elle lorsque nous gardions les moutons », raconte-t-il à L’Orient Today. Sa famille est enterrée près de la mosquée. Après le massacre de la Quarantaine en 1976, il a été déplacé. Après être revenu dans les années 1990, Saïd a découvert que les corps de ses proches « avaient été enlevés ». « Nous ne savons pas ce qu’ils en ont fait », dit-il, ajoutant que sa famille est en contact avec Dar el-Fatwa à ce sujet.

Cet article a été originellement publié en anglais sur le site de « L’Orient Today » le 1er juillet 2022.

Des dizaines de mobylettes sont garées devant la porte de la mosquée Khodr pour la prière du vendredi. La congrégation déborde à l’extérieur de l’enceinte vitrée du lieu de culte, jusque dans la cour, où des tapis en osier tressé sont disposés pour les fidèles qui cherchent une place à l’ombre sous l’auvent de métal. Il y a tellement de monde que certains fidèles se...

commentaires (10)

Merci pour cet bel article !

Vero M

14 h 47, le 23 avril 2024

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Commentaires (10)

  • Merci pour cet bel article !

    Vero M

    14 h 47, le 23 avril 2024

  • Bel article. Bravo!

    Emmanuel Durand

    17 h 53, le 06 juillet 2022

  • La lutte entre le Clair- obscur est permanente mais les forces saintes semblent avoir abandonné le terrain,,,

    Wow

    12 h 37, le 05 juillet 2022

  • Très intéressant! Merci beaucoup!

    Zerbé Zeina

    11 h 04, le 05 juillet 2022

  • Article intéressant et instructif. Merci.

    I A

    10 h 40, le 05 juillet 2022

  • C'est un plaisir de lire cet article et c'est aussi ce qu'on aime quand on promène à Beyrouth pour avoir un peu d'info background et visite culturelle de la ville de Beyrouth ... Aussi fascinant l'histoire de ce monsieur vert (Mar Gerges al-Khodr) ou le Nabi Kodh alternativement.

    Stes David

    10 h 26, le 05 juillet 2022

  • Très bel article! Merci

    Naji Boulos

    10 h 13, le 05 juillet 2022

  • Très très intéressant et documenté

    ishac

    06 h 23, le 05 juillet 2022

  • Réaction défensive typique. Monsieur l'Imam Ali Bitar a parlé... Puisqu'on vous dit qu'il n'y a jamais eu d’église ici. dégagez ou sinon...

    Mago1

    03 h 15, le 05 juillet 2022

  • Voilà où les Saoudiens ou Qatari toujours si empressés de construire des lieux de culte devraient orienter leurs efforts. Un lieu culturel et spirituel qui permet aux communautés défavorisées de se retrouver et prier mériterait d’être sauvé et restauré...

    Alexandre Choueiri

    00 h 37, le 05 juillet 2022

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