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Idées - Commentaire

Liban : les dangers de la privatisation des terrains publics

Liban : les dangers de la privatisation des terrains publics

La plage publique de Ramlet el-Baïda sur laquelle se situe le controversé hôtel Eden Bay (en arrière-plan). Photo Ostill/Bigstock


Depuis le déclenchement de la crise économique et financière au Liban, on ne compte plus les différents projets présentant la vente des actifs de l’État comme une panacée censée permettre de couvrir tout ou partie des pertes. Au prétexte de permettre à la banque centrale (BDL) de rembourser ses dettes aux banques commerciales, l’Association des banques du Liban a par exemple proposé la création d’un fonds d’allègement de la dette publique comprenant des actifs appartenant à l’État, auquel les banques commerciales auraient un accès préférentiel. L’ancien ministre de l’Environnement Mohammad Machnouk a, lui, évoqué la vente de 10 % des terrains publics aux déposants bancaires et la création d’un fonds souverain géré par un conseil national spécialisé. Alors que le gouvernement de l’ancien Premier ministre Hassane Diab avait cherché à créer une société de gestion des actifs publics pour détenir, restructurer et superviser les actifs publics, le plan approuvé par le cabinet de Nagib Mikati n’aborde pas spécifiquement cette question, soumise à des négociations ultérieures. Dans le même ordre d’idées, certains analystes ont suggéré la création d’un fonds de richesse nationale indépendant pour détenir et gérer les actifs publics dans l’intérêt de la société. Parmi les actifs envisagés figure le domaine public foncier. Compte tenu de la faillite effective de l’État libanais et de la BDL, l’avenir des terrains publics et communaux est plus que jamais en question.

Aucune piste envisagée ne fait allusion aux droits d’occupation existants pour les terrains appartenant à l’État et à la manière dont ces droits seraient protégés contre les programmes de privatisation des terrains concernés. En outre, aucune proposition n’a abordé le rôle (potentiel) des gouvernements locaux dans la gestion de la richesse publique locale, dont les terrains constituent une composante principale.

Phénomène ancien

Une multitude de questions doivent être abordées pour comprendre et contextualiser la politique foncière et affronter les nouvelles formes de privatisation du domaine public foncier au Liban. Il s’agit notamment de déterminer où se trouvent les terrains de l’État, comment ils sont gérés, qui a le droit d’en bénéficier, leur potentiel de développement et les utilisations envisagées, et comment les revendications foncières conflictuelles peuvent être réglées.

Le terme anglophone « enclosure » est largement utilisé par les spécialistes pour décrire l’appropriation légale de terres publiques et communales par des sociétés transnationales et/ou des groupes locaux puissants. Produit du capitalisme néolibéral, les actes d’enclosure des terrains privilégient l’intérêt privé pour la terre au détriment des intérêts collectifs et accentuent la marchandisation de l’espace, la société et l’économie.

Les terres domaniales ne sont pas toutes des terres improductives vacantes et leur valeur n’est pas seulement monétaire. Elles ne peuvent pas non plus être regroupées dans une seule catégorie. À l’exception des zones situées dans les limites de l’ancienne moutassarrifiya du Mont-Liban, le territoire libanais est classé en cinq types juridiques dérivés du droit foncier ottoman (mulk, miri, mawat, khaliah mubaha et khaliah mahmiyah). À part le mulk (propriété privée), les quatre autres types sont considérés comme des terres d’État et chacun est soumis à des conditions différentes en ce qui concerne son utilisation, son contrôle et la manière dont il en dispose commercialement. À l’exclusion des terres détenues à titre privé par certaines institutions publiques, la propriété foncière de l’État est séparée en deux éléments : la nue-propriété (mulkiat al-raqaba) et l’usufruit (haq al-intifa’). En tant que nu-propriétaire, l’État (ou les municipalités dans certains cas) possède la terre mais le droit d’utiliser et de tirer profit de cette terre appartient à l’usufruitier – c’est-à-dire la personne ou le groupe qui détient le droit d’usufruit, qui peut être la société entière.

La privatisation du domaine foncier n’est pas nouvelle au Liban. La saisie légale et l’« enclosure » des terrains détenus publiquement ou collectivement sont depuis longtemps une pratique courante. Un ensemble de mécanismes et d’instruments réglementaires et financiers ont permis à ceux qui détiennent le pouvoir politique et/ou économique d’exercer un contrôle sur les paysages et les actifs naturels et de priver les groupes moins influents de leur droit d’y accéder et d’en bénéficier. Le domaine public maritime en est un bon exemple. Plusieurs lois et décrets ont permis son appropriation privée à des fins touristiques, ce qui a porté atteinte à son caractère public. Les lois récentes visant à récupérer cette « richesse volée » auprès des contrevenants qui n’ont pas payé les droits et amendes dus au gouvernement ont été déformées de manière à accorder aux contrevenants la « permission légale de poursuivre leurs violations », comme l’écrit l’ONG Legal Agenda dans un article publié en novembre 2021 sous le titre : « Stolen Public Maritime Property in Lebanon: No More Grace Periods ».

Dans le cas présent, la privatisation des terres publiques du Liban, que ce soit par le biais de ventes ou de baux et concessions à long terme, aiderait le secteur bancaire et l’élite financière à rétablir leur domination sur le secteur immobilier comme leur rôle central dans la marchandisation de la terre, du logement et de la nature. Les impacts sur les personnes et les générations futures, l’environnement et la terre elle-même seront dévastateurs. En l’absence de politiques adéquates de gestion des terrains et de planification du développement territorial, la dissolution du domaine foncier public et communal entraînerait, sans aucun doute, des transformations inappropriées de l’utilisation de ces terrains ainsi que des paysages naturels qui s’y trouvent, mettant en péril la biodiversité et leur productivité. En outre, la privatisation des terres domaniales affaiblirait encore davantage les collectivités locales et les priverait de terres indispensables à la réalisation de projets d’intérêt public (logements abordables, installations sportives, centres de santé et marchés, par exemple).

Gouvernance foncière

Les défis complexes auxquels le Liban est confronté nécessitent une réflexion sur le foncier fondée sur des bases environnementales et sociales. Au niveau mondial, le changement climatique, la dégradation des sols, l’insécurité alimentaire et l’augmentation des niveaux de pauvreté et d’inégalité entraînent un changement conceptuel dans l’évaluation des terres. La vision de la terre comme un produit évolue vers une vision qui reconnaît ses multiples valeurs sociales, culturelles, économiques, environnementales et politiques, qui souligne sa fonction sociale et qui reconnaît le droit à la terre comme un droit de l’homme (voir notamment l’article de Lorenzo Cotula, « The New Enclosures ? Polanyi, International Investment Law and the Global Land Rush », Third World Quarterly, 2013). Cette transition conceptuelle semble être encore plus urgente pour le Liban, où l’administration et la gestion des terres sont faibles et où les droits fonciers sont très incertains pour divers groupes, y compris les réfugiés, les personnes déplacées et de nombreuses femmes.

La gouvernance foncière devrait figurer en bonne place dans le programme de développement national du Liban. Il s’agit des règles, des réglementations, des processus et des structures institutionnelles (qu’elles soient statutaires, coutumières, religieuses ou informelles) par lesquels les décisions relatives à la terre sont prises, mises en œuvre et appliquées.

Bien que ces questions soient complexes, trois pistes de recherche constitueraient des points de départ essentiels pour promouvoir des systèmes durables, responsables et socialement intégrés de gouvernance des terres publiques.

La première piste consisterait à déterminer l’emplacement et les limites des terres domaniales, les types de droits qui y sont attachés et les régimes fonciers dont elles relèvent. Deux faits méritent d’être soulignés à cet égard : d’une part, quelque 35 % du territoire libanais n’est pas arpenté, ce qui donne lieu à des transgressions de propriété et à des litiges frontaliers (y compris entre municipalités adjacentes) ; et, d’autre part, les accords fonciers coutumiers et informels de longue date (généralement non documentés) entrent parfois en conflit avec les réglementations foncières légales.

La deuxième piste nécessiterait une évaluation de l’adéquation de l’utilisation et du potentiel de développement de ces terres par rapport à leur emplacement géographique et à leurs caractéristiques physiographiques (par exemple la géologie, le type de sol et la topographie) afin d’orienter les futures stratégies de planification et de gestion. Bien qu’il ait besoin d’être mis à jour, le Plan directeur physique national du territoire libanais (NPMPLT en anglais) fournit une orientation générale. Ce plan national devrait être complété par des études d’adéquation de l’utilisation des terres et des plans stratégiques de développement territorial, qui devraient être réalisés à des échelles multiples allant du niveau infranational au niveau local et au niveau du site.

La troisième piste consisterait à examiner les formes existantes et nouvelles de régimes fonciers communaux, collectifs et coopératifs en tant qu’alternatives réalistes et valables à la propriété privée. En parallèle, ce champ d’investigation nécessiterait l’identification de réformes politiques et législatives cruciales pour soutenir et encourager de multiples formes de partenariat et de collaboration dans la gestion des terres et des ressources naturelles. Ces réformes devraient nécessairement reconnaître le rôle central des gouvernements locaux et des résidents dans l’administration des terres et s’aligner sur les principaux cadres internationaux relatifs à la gouvernance foncière auxquels le Liban s’est engagé.

Plusieurs initiatives ont été lancées au cours des deux dernières années par des municipalités et des organisations locales et internationales pour encourager et soutenir les gens à retourner à la terre et à cultiver leur propre nourriture. Des initiatives axées sur la gestion durable des terres et la protection du patrimoine naturel et des paysages importants du Liban ont également été adoptées par les acteurs locaux et soutenues par des organismes de financement. Parmi les exemples, on peut citer les efforts visant à utiliser les terrains urbains vacants appartenant à l’État pour la production agricole et/ou des activités sociales et culturelles, ainsi que les programmes de conservation communautaires visant à protéger la biodiversité et à établir un réseau de réserves naturelles. En effet, les multiples crises que traverse le Liban nécessitent des stratégies concertées qui placent la terre au centre des plans d’intervention d’urgence et de développement durable à long terme, et ce de manière hautement prioritaire. Faute de quoi les terres appartenant à l’État pourraient être mises en vente, avec toutes les conséquences qui en découlent.

Urbaniste et chercheuse principale au laboratoire d’idées The Policy Initiative.

Une version anglaise de cet article est disponible sur le site de The Policy Initiative.

Depuis le déclenchement de la crise économique et financière au Liban, on ne compte plus les différents projets présentant la vente des actifs de l’État comme une panacée censée permettre de couvrir tout ou partie des pertes. Au prétexte de permettre à la banque centrale (BDL) de rembourser ses dettes aux banques commerciales, l’Association des banques du Liban a par exemple...

commentaires (4)

Au Liban on est dirigé que par des mafieux, évidemment mon cher Watson !

TrucMuche

02 h 18, le 19 juin 2022

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Au Liban on est dirigé que par des mafieux, évidemment mon cher Watson !

    TrucMuche

    02 h 18, le 19 juin 2022

  • Il y a une centaine d'années, le cap ouest de la baie de Jounieh appelé "Ras Ettayr" était occupé par une tannerie appartenant à Gergé Naffah. Depuis une soixantaine d'années, la tannerie a disparu et a été remplacée par L'ATCL. Il serait intéressant de savoir comment une tannerie a pu devenir un complexe touristique...

    Un Libanais

    19 h 28, le 18 juin 2022

  • Je cite ce passage : "Les lois récentes visant à récupérer cette « richesse volée » auprès des contrevenants qui n’ont pas payé les droits et amendes dus au gouvernement ont été déformées de manière à accorder aux contrevenants la « permission légale de poursuivre leurs violations »," Où ça, au Liban. On n’est pas gouverné par des mafieux quand même. Pour la suite de l’article, très intéressant, pas de commentaires, car il relève de domaines dont je ne suis pas spécialiste.

    Nabil

    16 h 38, le 18 juin 2022

  • question a laquelle la reponse satisfaisante ferait reussir une telle initiative, y compris celle appelee privatisation ou associatin avec le prive : pourrait on jamais GARANTIR l'honnetete absolue, d'un secteur prive qui gererait seul ou en association avec le publique toute initiative de cet ordre ?

    Gaby SIOUFI

    13 h 46, le 18 juin 2022

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