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Économie - Crise

La BDL et l’ABL continuent de rejeter leurs responsabilités

Et pendant ce temps, les dépôts diminuent, tout en augmentant les pertes à combler.

La BDL et l’ABL continuent de rejeter leurs responsabilités

Un activiste masqué devant le siège de la Banque du Liban, à Beyrouth, lors d’une manifestation. Archives Anwar Amro/Getty Images/AFP.

Si l’attention des Libanais est focalisée sur les législatives, nombre d’entre eux restent conscients que les résultats du scrutin ne pourront pas à eux seuls mettre fin à la crise dans laquelle ils s’enfoncent depuis 2019, sabrant au passage pouvoir d’achat et niveau de vie. La pilule est d’autant plus amère pour ceux qui pensaient être à l’abri du besoin et d’une dépréciation de la livre, et qui se sont retrouvés piégés par les restrictions bancaires illégales qui ont limité l’accès à leurs dépôts en devises, ne leur permettant plus ni de retirer de l’argent ni de le transférer à l’étranger.

Ces mesures, que la classe dirigeante n’a pas contestées, ont été adoptées dans un contexte de crise de liquidités en devises aussi bien liée à une série d’incidents survenus à partir de l’été 2019 qu’aux déséquilibres structurels d’un système financier accumulant des pertes stratosphériques (72 milliards de dollars) et ayant démontré son incapacité à redresser sa balance des paiements depuis des années. L’Association des banques du Liban (ABL) a ainsi permis à ses membres de limiter l’accès des déposants à leurs comptes, sans pour autant admettre être en situation de cessation de paiement. La Banque du Liban (BDL) s’est, elle, contentée d’aménager la réglementation pour permettre aux banques d’honorer les demandes de retrait de devises… en livres libanaises. Et ce à un taux systématiquement inférieur à celui d’un marché des changes complètement opaque.

Deux ans et demi après les premières restrictions, l’ABL et la BDL continuent de rejeter toute responsabilité, alors qu’une large partie de l’opinion publique ainsi que certains observateurs, comme l’ONU ou la Banque mondiale, estiment qu’elles ont aussi contribué à la crise et à son aggravation.

« Importations »

Montés plusieurs fois au créneau pour assurer de leur bonne foi, l’ABL et la BDL se sont une nouvelle fois défendues la semaine dernière dans un documentaire publié par le média saoudien Asharq News, faisant intervenir le gouverneur de la BDL Riad Salamé ainsi que Tanal Sabbah, PDG de la Lebanese Swiss Bank et membre du conseil d’administration de l’ABL.

Le premier, visé par des enquêtes lancées au Liban et dans plusieurs pays d’Europe pour des questions relatives à la manière dont il a constitué son patrimoine en 29 ans à la tête de la BDL, assure une nouvelle fois que les dépôts des Libanais – du moins ceux qui n’avaient pas exfiltré leur argent du pays avant ou après que les premières restrictions ont été mises en place – étaient toujours « dans les banques ». Un discours qu’il tient depuis sa première intervention télévisée qui avait suivi le soulèvement populaire du 17 octobre 2019, dans le sillage duquel les banques avaient fermé près d’un mois – en ouvrant une poignée de jours – avant d’officialiser les restrictions imposées jusqu’ici en ordre dispersé à leurs clients. Le gouverneur affirme également que la crise de liquidités en devises qui a frappé le Liban est liée au fort volume des importations du pays en 2016, 2017 et 2019, pour un total cumulé de « 66 milliards de dollars ». « Voilà les dollars qui sont partis. Cet argent n’est pas parti à la BDL, ni à un autre endroit. Il a été dépensé dans les importations », résume le gouverneur.

Tanal Sabbah soutient, quant à lui, à demi-mot la théorie du gouverneur, mais en donnant le beau rôle au secteur bancaire, qui a fourni selon lui, « de 50 à 60 milliards de dollars à l’économie » libanaise, sans préciser de période. « C’est comme si ceux qui avaient des revenus limités étaient en train de dépenser l’argent des grands déposants », ajoute-t-il. Cet argument figure généralement parmi les critiques les plus fréquentes de la politique monétaire libanaise qui a eu lieu au cours de la moitié des années 1990 à 2019, et qui consistait pour la BDL à stabiliser le taux de change autour de 1 507,5 livres pour un dollar en injectant des dollars ou des livres en grandes quantités sur le marché.

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Mais pour Tanal Sabbah, le principal responsable du désastre actuel et de la dilapidation de « l’argent des déposants reste l’État » et sa mauvaise gestion, sans oublier sa décision de faire défaut sur le remboursement de ses obligations en devises (les eurobonds) en mars 2020 sans les avoir restructurés deux ans plus tard. Or, avant le défaut, les banques du pays et la BDL étaient les plus importants détenteurs de ces titres qui totalisent un peu plus de 30 milliards de dollars en valeur nominale et dont les rendements étaient très intéressants, compte tenu du risque élevé du pays en tant qu’emprunteur.

Trou de 50 milliards de dollars

Pour l’expert financier Mike Azar, la situation est simple. « Les banques doivent environ 100 milliards de dollars aux déposants, tandis que la BDL doit environ 80 milliards de dollars aux banques. Si la BDL ne peut pas rembourser ses dettes aux banques en dollars, les banques ne peuvent pas rembourser leurs déposants dans cette devise. Or, la BDL ne dispose plus que de 11 milliards de dollars en monnaies fortes (ses réserves de devises en excluant les eurobonds, NDLR) et de 18 milliards de dollars d’or (dont elle ne peut disposer sans une loi émanant du Parlement, NDLR). Il y a donc un trou de plus de 50 milliards de dollars. »

Cette grande différence s’explique, selon le financier, par plusieurs raisons. « La BDL a effectivement utilisé une partie des dollars des banques pour financer les importations et soutenir la parité de 1507,5 livres pour un dollar. Il s’agissait de vrais dollars provenant de particuliers et d’entreprises qui gagnaient un revenu en dollars à l’étranger et qui les déposaient ensuite dans des banques libanaises. Cependant, la majorité des dettes en dollars de la BDL envers les banques sont le résultat de la conversion par les déposants de leurs dépôts en dollars ainsi que des intérêts payés par la BDL sur les dépôts des banques en dollars. Or, la BDL n’a jamais possédé ces dollars. Il s’agissait uniquement d’une dette comptable sur le papier dont la BDL et les banques savaient qu’elle ne serait probablement jamais remboursée. Et cette dette constitue la majorité des dépôts en dollars. »

Les banques ont également profité de la nécessité pour la BDL d’avoir accès à de vrais dollars en engrangeant de grands profits grâce aux opérations d’ingénierie financière (échange de bons du Trésor en livres et d’eurobonds entre la BDL et les banques entre 2016 et 2019). Réalisés en livres, ils ont ensuite été convertis en dollars avant d’être à nouveau transférés à l’étranger par les cadres les plus hauts placés des banques concernées. Or, ce sont là encore les dollars transférés depuis l’étranger par d’autres déposants qui ne bénéficiaient pas de l’opération et qui ont été utilisés lors de la conversion et du transfert.

La BDL a d’ailleurs émis une décision qui va dans ce sens : la circulaire n° 154 du 26 août 2020, à travers laquelle elle demande aux banques de démarcher leurs clients ayant transféré plus de 500 000 dollars à l’étranger entre le 1er juillet 2017 et l’été 2020 pour les convaincre de rapatrier au moins 15 % de ces montants dans un compte bloqué pendant cinq ans. La mesure fixe à 30 % le ratio de fonds à rapatrier pour les membres des conseils d’administration des banques, les grands actionnaires ou encore les personnes politiquement exposées.

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Cette circulaire a alors, sans surprise, été interprétée par plusieurs observateurs comme une réponse de la BDL aux rumeurs et informations indiquant que plusieurs milliards de dollars ont été sortis du pays pendant la crise. Si aucun mouvement de capitaux n’a pu être formellement identifié – la loi sur le secret bancaire compliquant le traçage de ces flux –, l’ancien directeur général du ministère des Finances Alain Bifani avait jeté un pavé dans la mare en juillet 2020 en indiquant à l’époque qu’entre 5,5 et 6 milliards de dollars étaient sortis des banques depuis octobre 2019.

Si la BDL avait souhaité montrer des signes de bonne volonté dès décembre 2019 en ouvrant alors une enquête sur les transferts effectués pendant les deux mois précédents, malgré les restrictions en place, le dossier semble avoir été oublié en cours de route. En juillet 2020, la Commission spéciale d’investigation (CSI) a simplement indiqué avoir pu identifier un flux sortant de 160 millions de dollars sur la période concernée, avant de cesser de communiquer sur le sujet. Selon notre publication anglophone L’Orient Today, les dépôts offshore libanais en Suisse, au Luxembourg et dans les dépendances de la Couronne britannique, considérés avec le Liban comme étant des paradis fiscaux, ont augmenté de 3,5 milliards de dollars entre l’été 2019 et octobre 2021.

Pertes

Pour Alain Bifani, qui est également interrogé dans le cadre du reportage d’Asharq News, « le fait de transférer de l’argent à l’étranger augmente les pertes de la banque (dans son bilan, NDLR) ». Des pertes qui sont donc répercutées, à tort, sur les autres déposants, alors que cette situation revient à caractériser un état de cessation de paiement, avec toutes les conséquences que la loi libanaise prévoit pour ce cas de figure. Or, avec la zone grise créée par la mise en place de restrictions non réglementées et qui n’ont été efficacement contestées que devant des juridictions étrangères, les banques ont pu rester ouvertes et leurs dirigeants et principaux actionnaires – qui comptent des politiciens dans leurs rangs – n’ont toujours pas réellement mis la main à la poche pour assumer leur part de responsabilité dans la prise en charge des pertes cumulées par le système.

Le plan de redressement économique préparé par le gouvernement de Nagib Mikati propose pour sa part un haircut (une décote) sur les dépôts de plus de 100 000 dollars, un seuil qui pourra être revu à la hausse ou à la baisse suite à un audit qui devra être mené par des cabinets internationaux sur les 14 plus grandes banques du pays (l’audit des autres enseignes sera piloté localement). Cette mesure fait partie des demandes incontournables du Fonds monétaire international, à qui le Liban en crise a demandé de l’aide. Le Fonds versera 3 milliards de dollars sur 4 ans si et seulement si plusieurs chantiers de réformes – dont celui de la restructuration bancaire – sont effectivement lancés.

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L’accord préliminaire avec le Fonds a été annoncé le 7 avril dernier, soit deux ans après le défaut de paiement et la date officielle de demande d’aide financière par le Liban. Or, entre-temps, les dépôts ont bien diminué. Dans le documentaire, Riad Salamé indique ainsi que « depuis le début de la crise et jusqu’à aujourd’hui, 31 milliards de dollars ont été retirés des banques : 20 milliards de dollars ont été utilisés pour régler des crédits et 10 milliards ont été retirés en liquide ».

Des chiffres en deçà de ceux publiés par la BDL et compilés par le département de recherche de la Bank Byblos. Selon cette dernière, les dépôts du secteur privé ont atteint 128,1 milliards de dollars en mars dernier (en convertissant en dollars les dépôts en livres au taux officiel de 1 507,5 livres pour un dollar), constituant alors une baisse de 46,2 milliards de dollars par rapport aux montants de début 2019. Ils ont diminué de 19,7 milliards de dollars en 2020 et de 15,4 milliards en 2019, dont 10,7 milliards uniquement entre octobre et décembre 2019, précise le rapport de la banque.

Mais au-delà de l’exactitude de ces chiffres, entre la baisse des dépôts, les restrictions bancaires et la dépréciation de la livre, la décote réclamée par l’exécutif pour réduire les pertes du secteur financier continue d’augmenter.

La BDL et l’ABL ne sont pas d’accord sur la façon de restituer aux banques leurs dépôts

En plein contexte de crise économique, financière et de liquidités, et alors que l’exécution du plan de redressement du gouvernement approche – impliquant de grandes pertes pour les banques via une restructuration du secteur –, la Banque du Liban a annoncé dans un courrier adressé à l’Association des banques au Liban (ABL) « qu’aucun texte de loi clair ne précise la façon dont elle doit rendre aux banques l’argent » déposé chez elle.

Ce courrier est une réponse à celui envoyé par le secrétaire général de l’ABL, Fadi Khalaf, dont le mandat a débuté en avril, qui y accusait la BDL d’avoir utilisé « l’argent des déposants en devises » lors de ses ponctions dans ses réserves obligatoires. Il pointe du doigt la baisse vertigineuse de ces réserves, passées de plus de 30 milliards de dollars en 2019 à 11,2 milliards de dollars à fin avril (sans compter les eurobonds et l’or qu’elle détient), selon son dernier rapport bimensuel.

Tout en critiquant sa gestion, Fadi Khalaf a ainsi demandé à la BDL qu’elle rende l’argent aux banques et, en particulier, le montant en baisse des réserves obligatoires. En effet, depuis l’été 2021, la BDL a abaissé le taux des réserves de 15 % à 14 %.

La Banque du Liban ne l’entend pas toutefois de cette oreille. Dans sa réponse, elle a donc précisé qu’elle avait deux choix pour régler sa dette envers les banques : soit rendre l’argent dans la devise de placement, soit le rendre « en livres libanaises selon le taux de change de la livre contre un dollar américain », sans préciser de quel taux il s’agirait. Depuis avril 2020 pourtant, plusieurs taux de change coexistent : l’officiel à 1 507,5 livres pour un dollar, celui des dollars bancaires à 8 000 livres et celui de sa propre plateforme Sayrafa fixé quotidiennement (22 700 livres vendredi).

Si l’attention des Libanais est focalisée sur les législatives, nombre d’entre eux restent conscients que les résultats du scrutin ne pourront pas à eux seuls mettre fin à la crise dans laquelle ils s’enfoncent depuis 2019, sabrant au passage pouvoir d’achat et niveau de vie. La pilule est d’autant plus amère pour ceux qui pensaient être à l’abri du besoin et d’une...

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