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Culture - Poésie

Ninar Esber : La viande que j’étais plaisait aux rapaces

« Mes instantanés, Beyrouth-Paris, 1990-2021 » (éditions du Canoë, 2022) rassemble les poèmes de l’artiste plasticienne franco-libanaise. Ces textes sont entre autres dédiés à « Beyrouth, ma ville cramoisie », que l’on traverse dans plusieurs dimensions jalonnées d’exil, de mort, de morsures sanguinolentes, mais aussi de désirs haletants qui célèbrent une existence dérisoire, fantaisiste et intense.

Ninar Esber : La viande que j’étais plaisait aux rapaces

Ninar Esber. Photo D. Afanassieff

La poésie de Ninar Esber se lit, s’écoute et se découvre au hasard d’une approche qui invite à suivre son intuition. Les superpositions d’espaces, d’époques, de sensations, jalonnent une expérience existentielle et langagière sans filtre, dans une langue souvent abrupte, d’où jaillissent les émotions à vif. La morsure de la chair, la brûlure de l’abandon, le scandale de la violence sous ses aspects les plus sordides, mais aussi la présence saillante d’une soif de regarder dans les yeux, de toucher et de mettre en forme. « Je suis entre deux rives/Le mot et l’image/Poussée vers l’écriture/ Sans vocabulaire ni syntaxe, je coule/ Attirée par l’image sans technique ni spontanéité/Je m’enferme. »

La langue française tangue entre l’héritage immatériel d’images et de mots en arabe, une expérience de la guerre, ailleurs, et une plasticité d’identités qui se dérobent. « Les mots me manquent/Leur promesse me rassure. »

Mes instantanés, Beyrouth-Paris, 1990-2021 (éditions du Canoë, 2022) réunit des poèmes de l’artiste plasticienne franco-libanaise qui semblent braver l’asservissement d’une chronologie réductrice et sécante. « Lorsque j’ai commencé à rassembler ces textes en 2018, les poèmes étaient éparpillés dans différents ordinateurs et sur des bouts de papier, témoigne Ninar Esber. En les relisant, j’ai vite compris qu’il ne pouvait pas y avoir d’axe chronologique ; j’ai voulu laisser cet aspect éclaté, hors sol, qui correspond bien à mon esprit et à ma manière d’être. Ce sont des flashs, des éclats, des cris, ils ne pouvaient pas être ordonnés. Ainsi, le lecteur pourra s’immiscer plus facilement et s’approprier les textes. En revanche, il était essentiel de garder les dates et les lieux où les textes ont été écrits. » Les poèmes qui se succèdent empruntent des formes très variées qui correspondent à une écriture qui dessine les contours protéiformes de l’instant. « J’ai un carnet qui ne me quitte jamais, j’ai besoin du papier. J’écris lorsque les phrases arrivent, de jour comme de nuit, où je me lève pour les noter. Je les accueille et je les laisse mûrir, seules. Je reviens vers elles quelque temps après pour voir si elles ont bien enduré le passage du temps. Celles que je juge être recevables, je les complète. Les autres, je les laisse encore mûrir ou je les efface. Je transporte mes textes sur différents supports, comme je transporte en moi les émotions liées aux villes qui m’habitent », poursuit celle qui est sensible à la connexion de ses performances artistiques avec ses textes. « En me relisant, je me suis rendu compte que ce que j’écrivais n’était pas seulement lié à l’exil ou à la guerre, mais aussi à mon travail artistique et plastique. Tout ce que je n’ai pas pu dire avec mes performances, mes vidéos et mes dessins se trouve là. Il est extrêmement difficile de témoigner des violences de la guerre, des émotions liées à la mort ou à la perte de ceux que l’on aime, et je ne suis pas du côté de l’illustration. Il faut voir ce recueil comme une autre face de mon parcours artistique, tout est lié », explique Ninar Esber.

« Je n’ai jamais quitté Beyrouth et elle ne m’a jamais quittée »

Si les poèmes sillonnent des villes multiples, Beyrouth est celle où s’ancre douloureusement le « je » poétique. « Je n’ai jamais quitté Beyrouth et Beyrouth ne m’a jamais quittée, malgré 33 ans de vie en France. J’ai cette ville dans la peau, et il est extrêmement difficile de voir souffrir la ville que l’on aime sans pouvoir venir à son secours. Voir ce pays perdre son âme, perdre ses forces vives, c’est un autre déchirement. Les crises politiques, économiques et sociales que les Libanais ont traversées ces dernières années sont effrayantes ; j’ai un respect et une admiration sans borne pour toutes les ONG libanaises qui prennent le relais de l’État défaillant. Je suis de près ce qui se passe sur le terrain, et le Liban est l’autre battement de mon cœur ! » confie l’artiste, dont le champ émotionnel et sensoriel est associé à la capitale libanaise. « C’est dans cette ville que j’ai eu mes plus grandes émotions étant petite ou jeune fille. Le sang, la mort, les cadavres, les sons violents, l’adrénaline, mais aussi les premiers émois, les premiers désirs sexuels, etc. Et puis, il y a la déchirure, l’arrachement, le départ à quinze ans, c’est une plaie toujours béante. Je considère Beyrouth comme un corps qui me manque terriblement. J’aime son odeur, son souffle, son toucher. En parler, la chanter, c’est la retrouver, la caresser, la visiter, la consoler… » ajoute l’auteure, chez qui le motif du vide semble récurrent et insatiable. « Il y a un vide lié à l’impossibilité du deuil. Je n’ai pas réussi à dépasser l’exil, c’est un combat de tous les jours. Je remplis le vide grâce au désir de faire grâce à l’art, à l’écriture... Mais tel Sisyphe, le vide revient et je dois recommencer, repousser, reformuler. Le désir est le moteur de tout. S’il n’y a pas de désir, c’est la mort », affirme celle dont les textes revendiquent la liberté des femmes. « La viande que j’étais/Plaisait aux rapaces/Tendre palpitante/Ils picoraient mes seins/Mes mains, mon antre/ Moi, viande tendre et saignante. »

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Le corps féminin est transversal dans son œuvre pluridisciplinaire. « Dans Mes instantanés, c’est mon corps qui parle, il n’y a pas de postures, et les mots sont choisis sans la recherche d’un style particulier. Je suis sensible au féminisme depuis mes 12 ans, et j’ai eu la chance de vivre dans un environnement ouvert et respectueux. D’une manière générale, le monde arabe est encore sous le joug d’un patriarcat d’un autre âge, écrasé par le poids de la religion et de la société. La majorité des femmes ne sont pas indépendantes financièrement, elles ne sont pas libres de leur corps, elles subissent des violences sans nom, il n’y a pas d’union libre ou de mariage civil, et elles restent prisonnières du bon vouloir de leur mari. Le corps de la femme est encore la propriété du père, du frère, du mari, de ses enfants, de la société… Le désir féminin est multiple, et il ne peut pas être cantonné à assouvir le désir des hommes », martèle la jeune femme, dont l’un des textes met des mots sur le crime d’honneur. « Au cœur du poème, Doua’ Khalil Assouad, une jeune fille lapidée en Irak en 2007. Ce crime ignoble m’a bouleversée, le fait de le voir sur les réseaux sociaux m’a horrifiée. Nous étions dans la position de voyeurs malgré nous, sans la possibilité de venir à son secours », déplore celle qui compare les politiciens libanais à des guêpes tueuses qui piquent leur proie, la paralysent à moitié, la transportent dans leurs nids pour pouvoir pondre dans son ventre. Ainsi, les larves des guêpes dévorent le corps de l’insecte de l’intérieur pour se nourrir, le laissant agonisant. « Dans le trou/Je ferai l’amour à tes vers/À ceux-là mêmes qui te mangent/Je veux ta chair dans mon ventre… »

Au fil des pages, se crée un rythme fluide, qui se dessine visuellement sur la plasticité de la page. « Le rythme et le temps m’intéressent particulièrement. J’ai l’obsession de compter le temps dans mes dessins et mes vidéos, cherchant une vision panoramique du passé, du présent et du futur. Une de mes pièces s’intitule Tirer un trait, 2015-2022 ; je trace des traits rouges (pour dessiner la marge comme dans nos cahiers d’écolier) en vue de remplir l’espace blanc de la feuille pendant des heures et des heures ; le rythme est toujours le même. J’ai de quoi remplir 100m2 avec des feuilles de 10,5 x 14,8 cm, et une durée totale de temps passé à dessiner de 564 heures… C’est une manière pour moi de parler des personnes à la marge de la société et d’interroger : où se place la marge ? Qui est dans la marge ? etc. Je crois à la résistance contre la banalité du mal. Je crois surtout en cet espace que chaque créateur a entre lui et son œuvre, ce va-et-vient qui fait l’œuvre, ce moment intime et fulgurant où l’idée prend forme », précise celle dont le texte Au nom du Je, du Tu et du Elle propose une pirouette finale réjouissante, sorte de pied-de-nez aux différentes injonctions dans lesquelles se noient les individus. « Tu ne caresseras point les cheveux d’un homme ou d’une femme de haut en bas./Tu ne toucheras point la nappe d’une table en parlant à voix basse. »

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Au fil de ces commandements fantaisistes, Nina Esber dénonce avec humour les règles parfois absurdes qui s’immiscent dans notre intimité. « C’est ma manière de montrer le côté parfois ridicule de principes figés qui n’évoluent pas avec l’humain, ses nuances, ses désirs, sa volonté, son intelligence. Dans ce recueil, je me suis donné la liberté totale d’écrire mon être au monde. Peut-être que c’est la langue française qui m’a permis de le faire », avance celle qui prépare actuellement un livre en arabe sur les femmes dans l’histoire. « Ce projet a commencé par des articles que j’écrivais dans le magazine féminin Laha en langue arabe qui était publié à Beyrouth. Au début des années 2000, il y avait peu d’engouement pour le féminisme, et je voulais évoquer les combats des femmes qui ont pu s’imposer. J’ai poursuivi ce projet avec Khalida Saïd autour de personnalités marquantes du monde entier, toutes époques confondues. Le travail est terminé : 700 pages et 200 personnalités qui attendent un éditeur qui saura les apprécier », conclut Ninar Esber, dont la dynamique verbale n’a de cesse de rebondir d’un texte à l’autre. « Sois ta propre ceinture, sois ta propre boucle/Cultive ton vide, récolte ton poison. »

La poésie de Ninar Esber se lit, s’écoute et se découvre au hasard d’une approche qui invite à suivre son intuition. Les superpositions d’espaces, d’époques, de sensations, jalonnent une expérience existentielle et langagière sans filtre, dans une langue souvent abrupte, d’où jaillissent les émotions à vif. La morsure de la chair, la brûlure de l’abandon, le scandale de la...

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