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Lifestyle - Photo-roman

Ceux qui font que le Liban reste la maison

Le boulanger du coin qui n’a pas oublié comment tu aimes ta « man’ouché », un chauffeur de taxi avec qui tu bavardes comme si vous vous connaissiez depuis vingt ans, un inconnu qui te demande : « Comment s’appellent tes parents ? » Tout cela et plus explique peut-être la douceur du Liban que personne n’a encore réussi à prendre.

Ceux qui font que le Liban reste la maison

Photo @plus961

Tu es arrivé dans la nuit. Tu as allumé ton portable et, hormis ta mère, tu n’as pas vraiment su qui appeler, maintenant que la plupart de tes amis ne sont plus là. Tu les revois, il n’y a pas si longtemps de cela, mais comme dans une autre vie presque, t’attendant aux arrivées, avec cette impression qu’ils te donnaient d’être éternellement en vacances. Aujourd’hui, ils sont tous partis et tu ne sais presque même plus où tu es et en tout cas pourquoi tu es là. Dans le taxi vers la maison, comme à chaque fois que tu rentres, tu es pris d’une grande tristesse qui ne s’explique pas. Une sensation à laquelle manquent les mots et que seuls les expats libanais peuvent comprendre en revenant. C’est sans doute la réalisation que le pays, le paysage que tu étais pourtant persuadé de connaître par cœur s’est encore déformé et amoindri, comme un bout de papier qui se tortille puis disparaît en brûlant. À travers la vitre, dans le noir, tu essayes de reconstituer la toile informe de tes souvenirs, mais tu ne retrouves presque plus aucun de tes repères. Tu ne comprends pas ce qui se passe, ce qui (s’)est passé et pourquoi ce qui était si précieux, si familier hier est devenu en si peu de temps tellement étrange, étranger. À trente ans, le sentiment de confusion, l’impuissance et l’impossible marche arrière, à tel point que tu n’as plus idée d’où est la maison. Tu as peur, et c’est sans doute cela le pire.

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La « man’ouché » comme tu l’aimes

Le lendemain matin, tu ne sais pas trop où aller, et si le tas de billets froissés que tu as retrouvés au fond de la poche d’un jeans te suffira pour la journée, tant le cours de la livre, comme tout le reste d’ailleurs, est devenu volatil et imprévisible, capable de disparaître à tout instant. Tu sors de chez toi complètement sonné et sans t’en rendre compte, tu te laisses prendre par de vieux réflexes, à mesure que tes jambes te portent jusqu’au « four » du coin où tu avais l’habitude d’aller prendre ta man’ouché, très tôt le matin ou très tard dans la nuit. Un chemin de mémoire aujourd’hui noyé sous la poubelle, les regards vides qui te supplient de leur donner de quoi manger et les affiches électorales avec les visages démoniaques de ceux qui (t’)ont tout pris, mais qui s’apprêtent quand même à revenir. Tu arrives au coin de la rue où officie Micho depuis des lustres, depuis tes parents et leurs parents avant eux, en croisant les doigts, en espérant qu’il est encore là, qu’il a échappé au tsunami invisible qui s’abat sur le pays. Et tout d’un coup, quand tu le vois apparaître dans la vitrine flanquée d’un vieux panneau Pepsi Cola en grosses lettres arabes, quand il te reconnaît à travers sa petite fenêtre d’où il sert tous les jours des mana’ich, des lahem bi ajine et des fatayer à tout le quartier, tu ressens le nécessaire. Ça va aller, ça ira, tu te dis bêtement. C’est un peu ça, vivre au Liban aujourd’hui, les émotions en chassé-croisé, toujours le cœur sur une montagne russe. Sans un mot, sans avoir besoin de lui dire quoi que ce soit, il reprend ce même enchaînement de gestes que tu connais par cœur. Il n’a pas oublié ce que tu prends à chaque fois. « Alors, comme d’habitude, une man’ouché cocktail. Extracroustillante et sans tomates, bien entendu », te dit-il avec cette voix revenue de ton adolescence, alors qu’il sort la man’ouché comme tu l’aimes exactement, au bout de cette même planche en bois. Ce matin-là, ton petit déjeuner te coûte dix fois ce que c’était, et Micho regrette de te le servir dans l’obscurité, « ce foutu courant électrique », peste-t-il en pourchassant les moucherons d’un geste de la main. Mais ce moment suffit à te rassurer qu’il y a encore quelqu’un ici qui garde et protège tes souvenirs. Et c’est pour cette intimité-là, cette familiarité parfois, celle qui se crée en une seconde ici au Liban, que tu comprends pourquoi tu continues de revenir.

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Comment s’appellent tes parents ?

Quand Micho le boulanger et la man’ouché que tu peux reconnaître parmi mille ; la pharmacienne qui t’a recousu le genou la première fois que tu es tombé de ton vélo ; le proprio du network où tu allais regarder des films de cul en cachette ; l’épicerie où tu as volé une ou deux fois avec tes amis ; le gardien du parking qui a plaidé en ta faveur lorsque tu as cabossé la voiture de ton père à dix-sept ans. Quand tous ces visages qui constituent le paysage de ta mémoire s’illuminent en te voyant, tout cela explique peut-être la douceur du Liban que personne n’a encore réussi à prendre. Quand ton vieux barbier qui te donnait, à l’enfance, des bubble-gums Babol pour que tu acceptes de te couper les cheveux, te dit qu’il est aujourd’hui tranquille de te savoir loin, comme s’il parlait à son propre fils. Quand le prêtre de la paroisse du quartier qui t’a baptisé te croise dans la rue et se sent investi de ce même devoir qui consiste à te persuader d’assister à la messe du dimanche, et te demande au passage quand tu comptes te marier et faire des enfants. Quand une inconnue croisée dans une salle d’attente chez un médecin ne peut s’empêcher de poser cette question qu’on ne pose qu’au Liban : « Dis, comment s’appellent tes parents ? » ou « Khoury, men wén, d’où ? » et qu’elle finit invariablement par connaître la belle-sœur d’un cousin lointain. Quand un mec avec qui tu couches un soir se révèle être, par hasard, le collègue de travail de ta meilleure amie. Quand une voisine guette tes va-et-vient, surveille tes sorties, tend la tête à travers la fenêtre pour voir avec qui tu es rentré ce soir, et se considère tenue de te dire que tu conduis trop vite. Quand avec un ami d’enfance que tu n’as pas vu depuis des années c’est comme si vous vous étiez quittés la veille. Quand le chauffeur de taxi prend de tes nouvelles et te donne des siennes, avec l’impression que vous vous connaissez depuis cent ans. Quand un delivery boy passant là par hasard arrête sa mobylette et t’aide à remplacer ton pneu crevé, alors qu’il pleut à torrents et qu’il aurait mieux à faire à cette heure-ci. Quand le vendeur de douceurs arabes finit par t’offrir la boutique en entier, alors que presque plus personne ne s’aventure chez lui. Ce sont eux, aujourd’hui, avec le peu de force qui leur reste, qui font que le Liban reste pour toi la maison…

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Tu es arrivé dans la nuit. Tu as allumé ton portable et, hormis ta mère, tu n’as pas vraiment su qui appeler, maintenant que la plupart de tes amis ne sont plus là. Tu les revois, il n’y a pas si longtemps de cela, mais comme dans une autre vie presque, t’attendant aux arrivées, avec cette impression qu’ils te donnaient d’être éternellement en vacances. Aujourd’hui, ils sont...

commentaires (2)

Merci

ackaouy paul

13 h 05, le 11 avril 2022

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Commentaires (2)

  • Merci

    ackaouy paul

    13 h 05, le 11 avril 2022

  • l histoire de ma vie ....

    Jack Gardner

    10 h 11, le 11 avril 2022

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