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Karim Kattan : donner une voix à la colère

Karim Kattan est l’heureux lauréat du Prix des cinq continents de la francophonie qui lui a été remis jeudi 31 mars à l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) à Paris. Palestinien né à Jérusalem en 1989, il est docteur en littérature comparée. Son recueil de nouvelles Préliminaires pour un verger futur, finaliste du Prix Boccace, a été publié aux éditions Elyzad en 2017, tout comme Le Palais des deux collines, son premier roman qui vient d’être couronné.

Karim Kattan : donner une voix à la colère

© Héla Chelli

Faysal, le personnage principal du roman qui en est aussi le narrateur, est un Palestinien d’une trentaine d’années qui vit en Europe. Il reçoit un jour un mystérieux faire-part de décès. Intrigué, il abandonne son amant et sa vie pour retourner à Jabalayn (« les deux collines »), son village natal. C’est là que se trouve le palais aujourd’hui déserté de sa famille – il est issu de la grande bourgeoisie chrétienne palestinienne. Ce retour aux sources fait resurgir le passé à la fois magnifique et lourd de secrets et ce alors que la menace d’une annexion imminente se précise. Faysal, seul dans cette maison hantée par les esprits de ses anciens occupants, s’engage dans un dialogue difficile avec sa grand-mère qu’il n’a jamais connue. Car ils incarnent tous deux des visions différentes de l’histoire, de la politique et de l’engagement. Une multitude de récits émergent, à mesure que Faysal perd pied, que son sens des réalités se délite et qu’il bascule dans l’imaginaire. Ces récits sont ceux de trois générations de Palestiniens et, loin de se succéder en une chronologie linéaire, ils se font écho et s’entremêlent. Les vivants et les morts, les jeunes et les vieux se parlent et parfois s’affrontent, dans un style qui puise dans le réalisme magique autant que dans le fantastique. Kattan se veut ici le porte-voix d’une colère immense mais contenue, qu’il canalise en faisant largement appel aux ressources de l’imaginaire et de l’humour. Il nous donne ainsi à lire un premier roman volontairement troublant qui pose la question difficile de ce qu’est la Palestine aujourd’hui alors que son territoire s’évapore et que son peuple est oublié de tous. Un roman qui ébranle les certitudes et modifie le regard que nous posons habituellement sur ces questions. Et qui le fait avec une originalité certaine et un grand talent. Rencontre en marge de la cérémonie de l’OIF.

Quelle est la part d’autobiographie dans ce roman, si toutefois il y en a une ?

Il y en a certes, mais elle n’est pas là où on pense. Cette question me travaille beaucoup parce que dans le paysage de la littérature française, quand on est originaire de certains pays dits du Sud, on nous assigne à l’autobiographie, on nous impose un modèle attendu. Alors disons que j’ai grandi à Bethléem, que j’ai quittée pour faire mes études en France, mais contrairement à mon personnage, j’y retourne pour y vivre au moins une partie de l’année et j’y ai toute ma famille. Il y a quelque chose de moi dans le rapport compliqué que Faysal entretient avec son pays et avec sa grand-mère, mais c’est surtout dans mon style, mon écriture que je me reconnais et que j’ai mis le plus de moi.

Lorsque Faysal qui avait coupé tous les ponts avec son pays reçoit cet étrange courrier au début du roman, il est pris par un désir irrépressible de retourner en Palestine. Qu’est-ce qui provoque ce désir alors que sa vie entière est construite ailleurs ?

Ce désir est énigmatique et lui-même ne sait pas bien ce qu’il fait lorsqu’il prend cette décision de retour. Cette tante dont on lui annonce le décès, il ne voit pas bien qui elle est. Il est dans le brouillard. Il a vécu dans le fantasme d’être de nulle part, mais cette attitude est un luxe qu’il ne peut plus se permettre. Ou du moins il n’y arrive plus. Il y a une injonction morale qui le ramène au pays mais qui pourrait bien avoir quelque chose à voir avec le magique. Je n’ai pas cherché de cohérence psychologique et Faysal ne peut pas expliquer ses actes. Tout le roman est en réalité comme la recherche d’une réponse à cette question.

À la suite de ce retour, Faysal est comme frappé d’amnésie et quand son compagnon vient le retrouver à Jabalayn, il lui dit : je n’ai pas fait exprès de te quitter ni de t’oublier. Comment comprendre cette amnésie brutale ?

Faysal répète de façon quasiment incantatoire cette phrase : je n’ai pas fait exprès. C’est presque enfantin, il se comporte comme un enfant qui aurait fait une bêtise. Sa sincérité n’est pas en cause, il n’est pas un narrateur qui ment, il est lui-même surpris par cette amnésie. Un pays prend le pas sur sa vie et l’oblitère. Et ce alors même que ce pays était devenu une abstraction pour lui, un lieu où tout le monde est mort. Il fait l’expérience étrange d’une oblitération de sa propre vie qu’il a pourtant mis tant d’énergie à construire. George, son compagnon, reste flou. Faysal sait que c’est par là qu’il pourrait être sauvé, qu’en le laissant repartir il est fichu, mais c’est ce qu’il fait. Peut-être l’a-t-il laissé repartir par paresse… Il est chez lui dans cette sorte de tombeau familial, idéologique et national. Et ce qui est terrible c’est que ce tombeau lui convient. Il dit : « Le malheur c’est que cette immobilité me sied. Ce rien me va. Le néant me convient. Il est comme moi. »

Au fond, tout le roman pose la question suivante : que faire face à la disparition de la Palestine, de plus en plus tronquée dans son territoire comme dans sa mémoire et ses récits ? Quelle réponse voulez-vous suggérer à votre lecteur ?

Le point de départ du roman était un désir de décrire la condition palestinienne contemporaine, de donner une voix à la colère palestinienne – Faysal se définit par sa colère davantage que par sa mélancolie. Sauf qu’il n’y a pas de place pour cette colère, on nous la reproche immédiatement. C’est pourtant la seule voie possible pour le colonisé. Notre espace littéraire est très restreint. Je m’interroge beaucoup sur ce que ça veut dire d’écrire autour de la Palestine en français ; j’ai le sentiment qu’il y a une gêne profonde face à l’expression d’une colère palestinienne en littérature, on ne sait pas quoi en faire, elle est perçue comme dangereuse. J’écris aussi en anglais et dans cette langue, je peux me passer de beaucoup d’explications, faire l’économie de la pédagogie, je m’y sens plus à mon aise. Écrivant en français, la question « à qui je m’adresse », est toujours présente. Effectivement, pas ou peu aux Palestiniens puisque la francophonie est très minoritaire parmi eux. Donc écrire en français sur la Palestine vous installe dans une sorte de solitude dans le champ littéraire francophone. Mon projet est donc politique : je veux faire exister cette parole dans un champ où elle n’existe pas. La question politique est souvent oblitérée, je m’en étais déjà aperçu avec la réception de mon recueil de nouvelles : on en a retenu l’exil, la nostalgie, la transmission, mais la dimension politique a été complètement oubliée ou ignorée.

Le lieu, ici le village et le palais, jouent un rôle central dans le roman. S’agit-il d’inventions pures ou de lieux inspirés par un village précis et une maison réelle ?

Je situe le village dans les environs de Naplouse, les hauteurs tout autour de la ville, ces collines très vertes. Quant au palais, il s’inspire de plusieurs lieux réels mais principalement de ma maison familiale qui est une maison traditionnelle et de la maison d’un milliardaire palestinien avec ses outrances…

Vous parlez aussi, à travers le personnage de Jihad, de la laideur des paysages, ce qui va à l’encontre de ce que l’on dit habituellement. Y a-t-il là quelque chose de provocateur, ou bien faut-il y voir aussi une intention politique ?

Jihad vient d’un village où il se fait chier pour le dire sans détours. La Palestine est multiple et complexe, et certainement pas uniformément belle. En outre, la vie y est difficile. Jihad parle d’un « pays de merde », il rêve que tout brûle et qu’il ne reste que du silence.

Parlons de votre choix de recourir au réalisme magique, qu’on évoque plus souvent à propos de la littérature latino-américaine. Et aussi de la part d’humour que vous introduisez.

La littérature arabe est pourtant très imprégnée de son folklore, et le merveilleux ou le magique y sont très présents. De façon générale, je voulais brouiller les pistes, ne pas rendre les choses trop lisibles, et le recours au magique ou au fantastique me permettait de le faire. Quant à l’humour, il pondère la mélancolie. J’ai parfois réécrit quelques scènes, celle de la naissance de Faysal par exemple qui était très crue. Je l’ai poétisée, je voulais pondérer la grossièreté, je voulais une voix moins affirmative, plus imprécise.

Il y a un passage où vous parlez de la création d’un musée de la culture palestinienne à Haïfa comme s’il s’agissait d’un faire-part de décès.

Oui, vous avez raison. Ça me faisait penser aux musées américains consacrés à la culture indienne. On fait ce genre de musée quand on a gagné, quand on a anéanti l’autre. Je perçois ce même type de choses en Palestine, où on veut célébrer le patrimoine, qu’on nomme d’ailleurs arabe et non palestinien. C’est comme si nous étions déjà un peu morts.

Et vous faites dire à Faysal : « Tous ceux qui m’ont précédé étaient incorrigiblement nuls. » Pourquoi cela ?

Je voulais qu’on cesse de parler des Palestiniens exclusivement comme de victimes. Ils ont été victimes oui, mais agents de leur défaite aussi.

Finalement, diriez-vous que vous avez écrit un texte d’espoir ou de désespoir ?

Mon texte explore quelque chose d’obscur qui est la confrontation à la disparition et à l’impuissance. J’avais le sentiment d’avoir écrit un texte très noir et très désespéré. Mais j’ai été invité par l’OIF à faire une lecture publique des dernières pages de mon roman hier et en les lisant, je me suis dis que je terminais sur une forme de résignation, certes, mais peut-être aussi sur une certaine sérénité.

Le Palais des deux collines de Karim Kattan, Elyzad, 2021, 296 p.

Faysal, le personnage principal du roman qui en est aussi le narrateur, est un Palestinien d’une trentaine d’années qui vit en Europe. Il reçoit un jour un mystérieux faire-part de décès. Intrigué, il abandonne son amant et sa vie pour retourner à Jabalayn (« les deux collines »), son village natal. C’est là que se trouve le palais aujourd’hui déserté de sa famille – il...

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