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Lifestyle - Photo-roman

Nous sommes le peuple qui aura tout accepté

Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment sommes-nous passés de la résilience à la résignation, de la révolte au renoncement, d’amoureux de la vie à morts dans l’âme ? Comment, pourquoi avons-nous accepté d’avoir été tués, volés puis chassés de notre propre pays ? Comment nous, Libanais, avons accepté l’inacceptable, l’impensable et ce qui défie tout entendement ?

Nous sommes le peuple qui aura tout accepté

Photo Francy Mattar

Il est debout dans un coin du restaurant, au bord de l’asphyxie, pris dans un nimbe de fumée. Debout, le corps cassé, au pied d’un haut-parleur dont chacune des vibrations risque de lui coûter l’ouïe. Par moments, malgré le tarab à fond et le brouhaha des clients, ses paupières qui pèsent des tonnes cèdent à l’épuisement et se referment un instant en le faisant sursauter. Il dort debout, à force de nuits sans sommeil. Des nuits blanches, à tenir la main de sa mère clouée sur une chaise roulante depuis le 4 août 2020. À lui changer ses couches et l’accompagner aux toilettes. Des nuits à se demander par quel miracle lui assurer le traitement du mois prochain et surtout comment trouver les sous si tant est qu’il ait pu lui débrouiller les médicaments. Charbel est serveur dans un restaurant libanais de Beyrouth. C’est pour sa mère qu’il ne lâche pas son emploi, aussi crevant soit-il, mal payé et parfois humiliant. Ce matin encore, avant son shift, il a dû se doucher sous un filet d’eau, dans le noir, rassurer sa mère qui restera là, seule, immobile et sans courant électrique ; et partir à la quête d’une lichette d’essence pour laquelle il a fini par faire deux heures de queue avant de laisser la quasi-moitié de son salaire mensuel. Aujourd’hui encore, sa dignité en a pris un coup. Et ce soir encore, le voilà empêtré dans son uniforme en polyester, les yeux piquants et froissés de fatigue, à regarder des hommes gominés qui fument des cigares et dénudent les femmes de leur regard scabreux en commandant du whisky ; des femmes qui gonflent leurs lèvres et font des selfies, puis restent vissées à leurs écrans le restant de la soirée. Charbel assiste à ce spectacle d’un monde parallèle, lointain mais pourtant à portée de main, en se demandant s’il réussira à venir à bout de cette nuit. Soudain, dans la foule, à travers le nuage de fumée, il reconnaît la silhouette d’un ministre qui lâche son narguilé et se lève pour danser et même improviser un karaoké avec le moutrib sur un morceau Zaki Nassif qui scande Na’ili ahla zahra, ya frachi, na’ili (Choisis-moi la plus belle fleur, papillon, choisis-la-moi). Et Charbel, debout là comme un con, la moitié de son salaire explosé comme ça sur un peu d’essence, sa mère qui doit avoir peur dans le noir à cette heure-ci, les médicaments impossibles à trouver, et sa vie et son avenir réduits à de la sueur et des larmes.

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De la résilience à la résignation

Petit à petit, des envies homicides passaient dans la tête de Charbel, et il retenait cette rage brûlante au creux de ses poings serrés. Dans chacun des déhanchements du ministre, chacun de ses éclats de rire, il y avait toute l’arrogance de notre classe dirigeante qui continue de piétiner un pays qu’elle a mis à terre. Sauf que personne autour n’avait bronché ou détourné le regard, pas même Charbel, de peur de se faire virer. La colère était remontée d’un coup, faisant barrage dans sa gorge, lui chargeant le cœur comme une mitraillette prête à se décharger. De retour chez lui, en voyant sa mère rongée par le froid et le noir, si loin dans son sommeil qu’on l’aurait crue morte, il s’en était voulu jusqu’à l’os de n’avoir rien fait, rien dit au ministre. Il s’était rejoué la scène mille fois, Na’ili ahla zahra, ya frachi, na’ili, et mille fois posé ces questions que l’on s’est tous posées un jour ou l’autre : comment en sommes-nous arrivés à ça ? Comment sommes-nous passés de la résilience à la résignation, de la révolte au renoncement ? Comment, pourquoi avons-nous accepté tout cela, l’inacceptable, l’impensable et ce qui défie tout entendement ? Comment avons-nous accepté qu’un ministre fasse la tournée des bars et des restaurants de la ville à rire et danser après s’être dûment doré la pilule sous le soleil, tandis que la majorité des Libanais se démènent sans courant électrique, morts de froid en hiver, liquéfiés de chaleur en été, avec leurs frigos où pourrit le peu de nourriture qu’ils ont pu s’acheter ? Comment avons-nous ingéré cette nouvelle réalité qui consiste à jongler entre bougies, UPS, panneaux solaires (pour les plus chanceux qui peuvent se le permettre) et les humeurs de ces caïds des générateurs en y déboursant des fortunes, alors que la caisse d’EDL suinte de quelque 45 milliards de dollars pillés et qu’avec un tel montant, on aurait pu se faire construire dix centrales électriques ou fournir du courant pour un continent ? Comment nous sommes-nous faits à l’idée que notre quotidien ne se limite plus qu’à enchaîner les files et attendre? Attendre le courant, la grille des prix de l’essence, l’essence, un médicament introuvable, le verdict du deal sur le nucléaire, un visa devant la porte d’une ambassade, du lait pour un bébé qu’on finit par remplacer par de l’eau et du sucre ? L’idée que Beyrouth pue et n’ait plus aucune lumière, aucune couleur, plus aucun souffle de vie ?

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D’amoureux de la vie à morts dans l’âme

Comment avons-nous accepté de nous faire gazer, tabasser et arrêter pour peu que l’on s’indigne contre cette mafia qui perpétue ses crimes en série, pendant que les responsables du crime du 4 août, ceux qui ont admis qu’ils savaient mais « que c’était trop tard », se débrouillent pour étouffer l’enquête sans le moindre sursaut de honte ou de conscience ? Comment pouvons-nous dire d’ailleurs, avec une détermination teintée de cynisme, que « c’est fini, on ne saura jamais rien à propos de la double explosion au port » et qu’en lieu et place, on restera une population traumatisée à jamais ? Comment avons-nous avancé malgré l’impunité avec des yeux crevassés, des enfants morts et des appartements éventrés, une ville atomisée, sans la moindre explication, sans une once de pardon? Comment, d’ailleurs, avons-nous appris si facilement la tristesse et la douleur, les larmes, le sang et les épaules en berne, nous qui étions l’un des peuples les plus heureux et les plus dignes du monde ? Comment avons-nous gobé le concept que l’argent des déposants, des vies de labeur jusqu’à l’usure, ait été intégralement volé, aussi simple que ça, et qu’on n’en reverra plus jamais un centime ? Le concept que la vie ou la mort du Liban ne tient plus qu’aux lubies d’un zaïm terré avec les rats, au quinzième sous-sol ? Comment nous sommes-nous habitués à la vision d’un nourrisson jeté dans une poubelle, une vieille dame morte devant les urgences d’un hôpital, un homme qui a sombré dans la folie à tel point qu’il a fini par vendre son rein ? Des choses dont on ne pensait jamais qu’elles nous arriveraient et qui donnent envie de ne plus exister? Comment avons-nous accepté que chacune des familles libanaises soit amputée de l’un de ses enfants, d’un père qui s’en va, le cœur crevé, tout reprendre à zéro, serveur ou chauffeur de taxi, alors qu’il s’est saigné aux quatre veines pour décrocher un diplôme et ne jamais compter sur personne ? Comment avons-nous baissé les bras devant les larmes de nos mères, l’impuissance de nos pères et nos enfants pour qui le Nutella est devenu un rêve impossible ? Comment sommes-nous passés du statut d’amoureux de la vie à celui de morts dans l’âme ? Comment les avons-nous autorisés à nous meurtrir dans la chair et jusqu’au moindre recoin de notre dignité ? Comment leur avons-nous permis d’effacer l’histoire et nous priver d’avenir ? Comment les avons-nous laissés transformer Beyrouth, la mer et le vert en un dépotoir géant ? Comment avons-nous accepté le fait que ceux qui sont coupables de tout cela, les mêmes, s’apprêtent, à nouveau, à se reproduire à travers les élections parlementaires de mai? Comment d’ailleurs pouvons-nous prononcer ces mots sans peur : les élections ne serviront à rien ; à rien d’autre qu’à consolider l’emprise du Hezbollah sur le Liban ?

Nous sommes le peuple qui aura tout accepté, certes, mais ça, il est encore temps de le changer. Il est encore temps, d’ici au 15 mai, de ne pas l’accepter. Ce pouvoir est entre nos mains, et c’est tout ce qu’il nous reste désormais.

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Il est debout dans un coin du restaurant, au bord de l’asphyxie, pris dans un nimbe de fumée. Debout, le corps cassé, au pied d’un haut-parleur dont chacune des vibrations risque de lui coûter l’ouïe. Par moments, malgré le tarab à fond et le brouhaha des clients, ses paupières qui pèsent des tonnes cèdent à l’épuisement et se referment un instant en le faisant sursauter. Il...

commentaires (7)

resilience dans notre cas est un adjectif péjoratif . pourquoi ? ben parce que c'est de notre faute car nous le sommes face a la mediocrite, a l'incompetence et a l'ignorance bcp plus qu'a autre chose. rappelez vous : Yalla maalech... walaw mechi el hal, ahsan min bala....

Gaby SIOUFI

17 h 22, le 06 avril 2022

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Commentaires (7)

  • resilience dans notre cas est un adjectif péjoratif . pourquoi ? ben parce que c'est de notre faute car nous le sommes face a la mediocrite, a l'incompetence et a l'ignorance bcp plus qu'a autre chose. rappelez vous : Yalla maalech... walaw mechi el hal, ahsan min bala....

    Gaby SIOUFI

    17 h 22, le 06 avril 2022

  • Pays failli Sans aucun doute et une grande partie des libanais ont contribué à cette catastrophe qu est le Liban d aujourd’hui

    Robert Moumdjian

    04 h 06, le 05 avril 2022

  • Tout est dit dans l’exemple, dans le monde il y a des loups et il y a des chiens (dixit Lafontaine) et les Libanais en très grande majorité hélas font partie de la seconde catégorie.

    Liban Libre

    17 h 26, le 04 avril 2022

  • Malheureusement et c’est triste de le dire, c’est la fin, le Liban survivra mais sous une autre identité. Ce ne sera, hélas ni le premier ni le dernier pays à connaitre un tel sort. Les Libanais croyaient leur modelé invincible. Malgré de nombreuses sympathies à travers le monde nul ne peut rien pour nous si ne nous révoltons et continuons à se faire cracher dessus pour pouvoir attraper les quelques miettes qu’ils veuillent bien nous jeter. Trop déçu par ce peuple qui finalement aboie mais ne mord pas. Quand je vois les civils ukrainiens, même russophones, se battre tous pour défendre leur lopin, et résister aux avions et aux fusées et en comparaison quelques battons et motos suffisent a faire traire la révolte de notre peuple c’est à pleurer.

    Liban Libre

    17 h 23, le 04 avril 2022

  • Peuple de Moutons ... Depuis toujours et a jamais ... Il n'a que ce qu'il merite

    Emile G

    12 h 56, le 04 avril 2022

  • "Nous sommes le peuple qui aura tout accepté, certes, mais ça, il est encore temps de le changer. Il est encore temps, d’ici au 15 mai, de ne pas l’accepter. Ce pouvoir est entre nos mains, et c’est tout ce qu’il nous reste désormais." Cette fois-ci, j’étais jusqu’au bout pour savoir où voulez en venir. Ne dites surtout pas ça, au proches de la double explosion au port du 4 août, que par la baguette magique des élections on apportera un changement. Les élections ne changeront rien, cela se saurait. On reprend les mêmes et on recommence, et on continue à tout accepter, surtout l’humiliation.

    Nabil

    10 h 47, le 04 avril 2022

  • Comment? Eh bien pendant trente ans un trop grand nombre d'entre nous affirmions que tout allait bien, faisons la bamba, distrayons-nou pendant que nous le pouvons encore car demain..., ne pensons pas aux sommes faramineuses qui partent en Syrie. ennivrons-nous, ennivrons-nous car mieux vaut ne pas penser. A force de se distraire pour n'y pas penser, de fermer les yeux, nous y sommes. C'est bien simple. The hearts of fools is in the house of mirth, the hearts of the wise is in the house of sadness.

    Fadoul Paul

    06 h 27, le 04 avril 2022

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