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Culture - Portrait

Pour Aline Manoukian, « on peut tout photographier, mais on ne peut pas tout montrer »

Après avoir couvert la guerre du Liban pour l’agence Reuters entre 1984 et fin 1989, après avoir été photographe pour l’agence Rapho à Paris, Aline Manoukian devient iconographe et décide de remettre toutes ses archives de guerre à l’Arab Image Foundation (AIF, Fondation Arabe pour l’image).

Pour Aline Manoukian, « on peut tout photographier, mais on ne peut pas tout montrer »

Aline Manoukian, reporter de guerre enfin en paix avec elle-même. Photo DR

Ils sont les yeux et les oreilles de la terre entière ! Armés de leur appareil photo, ils sont les premiers témoins mais aussi souvent la première victime. La nécessité de témoigner se mélange au goût de l’aventure et au besoin d’adrénaline. Ils partent, craignant la blessure physique, mais jamais celle qui est invisible, celle qui laisse des traces indélébiles. « Pour faire ce métier, il faut certes une part d’inconscience, confie Aline Manoukian, photographe et ancien reporter de guerre. J’avais 19 ans, je me sentais invincible, prise dans l’exaltation du moment et mue par ma mission, le devoir m’appelait. Je ne me souciais pas de la mort sur le terrain. »

Enfant, Aline Manoukian s’allongeait sur le tapis du salon dans la maison familiale et passait son temps à feuilleter des livres d’art et de photographie. En face d’elle, les étagères de la bibliothèque « ployaient sous le poids des livres, il y en avait partout, se souvient elle. C’est ma sœur Séta, mon aînée de 20 ans, qui m’a ouvert les yeux sur la vie, le monde de l’art, de la philosophie et de la politique. Très impressionnée par l’art visuel et par la photographie en particulier, j’achetais de petites caméras en plastique, de celles dont le flash était un petit cube que l’on tournait, et j’expérimentais des méthodes ». À 17 ans, Aline, en visite chez sa sœur qui résidait en Californie, décide de s’installer dans cette ville engorgée de soleil afin d’accomplir ses études de photographie. L’invasion israélienne fait rage à Beyrouth, et il devenait difficile à ses parents de la soutenir financièrement. « C’était une période difficile, de mauvaises fréquentations, une maturité encore friable, je me suis un peu égarée », confie la photographe. On décide de la renvoyer à Beyrouth dans l’espoir qu’elle retrouve le droit chemin, LA n’étant plus un endroit sûr et Beyrouth, même en guerre, étant un meilleur choix. « Nourrie par mes années d’études, le travail de ma sœur et tous les livres que j’avais parcourus, j’avais des connaissances suffisantes pour me lancer dans le métier. En fait, je ne savais que prendre des photos. » À partir de 1983, Aline Manoukian couvre le conflit libanais en tant que photojournaliste pour le quotidien The Daily Star. En 1985, elle rejoint l’agence de presse Reuters et deviendra plus tard chef du département photo, gérant un groupe de collaborateurs et de pigistes. De 2010 à 2013, elle a été présidente de l’Association nationale des iconographes.

Tripoli, Liban-Nord, 1985. Des combattants prosyriens durant les combats contre les sunnites fondamentalistes d'al-Taouhid qui défendent Tripoli. Photo Aline Manoukian

Chaque victime mérite notre regard

Sur le terrain, la photographe aborde des sujets sociaux avec des textes à l’appui. Toujours présente sur la ligne de démarcation, elle visite les camps de réfugiés, est témoin d’événements importants. Nous sommes au début des années 80 et la ville subissait des bombardements sporadiques. En septembre 1985, la ville de Tripoli au Liban-Nord était encerclée par plusieurs partis prosyriens pour combattre la milice islamiste sunnite du Mouvement de l’unification islamique (al-Taouhid). Aline Manoukian couvre les batailles avec beaucoup de succès. Elle se souvient : « C’était la première fois que je me retrouvais sur un front de bataille d’une violence inouïe. » Un mois plus tard, à l’issue des combats, les forces spéciales syriennes prennent le contrôle de Tripoli et al-Taouhid est désarmé. À la fin de la guerre, la reporter de guerre s’installe à Paris, et, après une dizaine d’années de travail en tant que photographe pour l’agence Rapho, elle devient iconographe (recherche dans la photographie pour des supports divers, de la presse, à l’édition et la publicité.) Elle se place du côté de la réception. En 2017, elle est nommée directrice de la nouvelle organisation à but non lucratif Beirut Center of Photography, dédiée à la promotion de la photographie de qualité au Liban. Aline Manoukian avait bien sûr ses appartenances politiques mais n’a jamais fait de différence quand il s’agissait de photographier : « J’étais passionnée par les rapports humains, j’avais de la compassion pour toutes les victimes, peu importe leur appartenance politique. » Pour la photographe, ce métier exige de la curiosité, du courage, de l’observation, mais aussi de l’honnêteté, de l’empathie, de l’écoute et le sens de la responsabilité. « Sauf que l’empathie peut parfois vous paralyser », dit-elle. À l’enterrement d’une petite fille, elle avoue avoir été incapable de regarder dans son viseur tellement elle pleurait. « On peut tout photographier, mais on ne peut pas tout montrer. Que va apporter la photo d’un cadavre décomposé ? À quoi va-t-elle servir ? On ne montre que ce qui est essentiel, nécessaire et constructif pour réveiller les consciences et aspirer à un monde meilleur. » Étant arménienne, Aline Manoukian avait la facilité de se déplacer sans danger partout sur le territoire. Du Nord au Sud, elle côtoyait toutes les factions. « On ne se blinde pas, on paye très cher. Notre système psychique est atteint et on porte très longtemps ce traumatisme : cela fait à peu près deux ans que j’ai retrouvé une paix intérieure, débarrassée de mes angoisses et des démons de la guerre qui me hantaient, quand bien même il y a toujours des déclencheurs. Je ne suis solide que depuis très peu de temps. Donner mes archives à l’Arab Image Foundation fut un grand moment de bonheur et de soulagement. »

Beyrouth, juillet 1988, un insurgé palestinien prosyrien portant un chaton dans le camp de réfugiés palestiniens de Bourj Brajné près de Beyrouth. Photo Aline Manoukian

« J’ai guéri quand j’ai effacé le passé »

Aline Manoukian avoue avoir gardé ses archives depuis les années 80, mais n’avoir jamais eu le courage de revenir dessus. « Je ne savais plus ce qu’elles contenaient. Mon fils grandissait et j’essayais de ne pas lui transmettre mes peurs. Je ne lui ai raconté ni la guerre ni le génocide arménien. Je voulais éviter qu’il soit imprégné de cette partie obscure du passé, je l’ai élevé comme si la vie était magnifique en me disant qu’il a le temps de découvrir par lui-même que le monde n’est pas beau... Regarder en arrière, c’était revivre mes angoisses. Lorsque j’ai quitté la France il y a 4 ans pour m’installer à Chypre, j’ai tout laissé derrière moi, je n’avais même plus le courage de feuilleter mes albums de famille, ceux de mon fils enfant. Tout cela me ramenait à une période sombre qui me torturait. Regarder une photo, c’était revivre le passé. J’ai guéri parce que j’ai complètement effacé le passé et tout ce qui me lie avec. »

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La photographe insiste sur le fait que le don de ses archives à l’Arab Image Foundation était un soulagement énorme, « je me suis sentie légère, complètement déchargée. Cela servira aux chercheurs, aux historiens, aux étudiants, et désormais, je ne me poserais plus la question : est-ce que je regarde dedans et qu’est-ce que je vais bien trouver ? »

Aujourd’hui installée à Chypre, elle travaille pour l’AFP, au bureau régional Afrique du Nord-Moyen Orient. « Je suis confrontée aux horreurs tous les jours, mais j’ai appris à mettre de la distance entre ce qui se passe dans le monde et moi-même. J’ai couvert la guerre jusqu’à l’âge de 25 ans, j’ai déjà donné ! Je suis en paix avec ma conscience. C’est comme si j’avais fini d’élever mes enfants et que le bébé de la voisine pleurait. Ce n’est plus à moi de me réveiller, c’est à elle. Il y a un moment dans la vie où il faut décider de vivre. Je suis dans un pays en paix, et je le mérite. Ma vie est enfin calme et sereine. »

Une nouvelle collection pour la FAI

La Fondation arabe pour l’image est une association indépendante créée en 1997 et ouvrant de nouvelles voies aux pratiques de la photographie et de l’image. Positionnée de manière unique, au croisement de la création artistique, de la recherche et de l’archivage, elle explore, questionne et confronte les réalités sociales et politiques complexes de notre époque. Sa collection de plus de 500 000 objets et documents photographiques provenant et liés au Moyen-Orient, à l’Afrique du Nord et à la diaspora arabe a été progressivement constituée au cours des 25 dernières années par des artistes et des chercheurs, et grâce à des dons. Sa mission est de rendre les collections accessibles au plus large public, et ainsi d’encourager les chercheurs et les artistes à explorer les collections.

La collection d’Aline Manoukian (une des rares femmes photographes du Liban et de la région arabe à avoir couvert la guerre du Liban dans les années 1980) comprend 377 négatifs argentiques (négatifs gélatino-argentiques sur film d’acétate de cellulose) et 150 planches contact (DOP gélatino-argentiques). « Ces séries d’images qui couvrent la période 1983-1989, à Beyrouth, sont une référence importante pour les historiens, chercheurs et praticiens, elles enrichissent le répertoire de cette époque », indique Heba Hage-Felder, directrice de la Fondation arabe pour l’image depuis 2020. « La collection est importante pour le travail autour de la mémoire et le rôle que jouent les images en tant que documents historiques, et reflète la pratique photographique de l’époque », dit-elle.

Ils sont les yeux et les oreilles de la terre entière ! Armés de leur appareil photo, ils sont les premiers témoins mais aussi souvent la première victime. La nécessité de témoigner se mélange au goût de l’aventure et au besoin d’adrénaline. Ils partent, craignant la blessure physique, mais jamais celle qui est invisible, celle qui laisse des traces indélébiles. « Pour faire...

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"Étant arménienne, Aline Manoukian avait la facilité de se déplacer sans danger partout sur le territoire. Du Nord au Sud, elle côtoyait toutes les factions." C’est d’une certaine façon se mettre à l’écart de par ses origines ! Tout le monde n’a pas eu cette chance ! Récit familial émouvant, mais on ne sait pas trop pourquoi on peut tout photographier, mais ne pas tout montrer. Il y a des raisons à cela, je ne parle pas de censure, et le débat est important à l’ère des réseaux sociaux. L’entretien est riche en témoignage, un bilan de vie.

Nabil

10 h 38, le 04 avril 2022

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  • "Étant arménienne, Aline Manoukian avait la facilité de se déplacer sans danger partout sur le territoire. Du Nord au Sud, elle côtoyait toutes les factions." C’est d’une certaine façon se mettre à l’écart de par ses origines ! Tout le monde n’a pas eu cette chance ! Récit familial émouvant, mais on ne sait pas trop pourquoi on peut tout photographier, mais ne pas tout montrer. Il y a des raisons à cela, je ne parle pas de censure, et le débat est important à l’ère des réseaux sociaux. L’entretien est riche en témoignage, un bilan de vie.

    Nabil

    10 h 38, le 04 avril 2022

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