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Culture - En librairie

Avec Mazen el-Zein, une foisonnante galerie de personnages pour un amour, le Liban

Recueil d’histoires pleines de poésie, « Le grand livre... et des passants » regorge aussi de réflexions historiques, philosophiques, sociales, économiques, politiques sur la période qui a suivi le déclenchement de la thaoura le 17 octobre 2019.

Avec Mazen el-Zein, une foisonnante galerie de personnages pour un amour, le Liban

Mazen el-Zein devant le musée du Futur à Dubaï. Photo DR

La couverture annonce déjà la couleur : il faudra gravir un escalier délabré pour embrasser le panorama du regard – et tout comprendre. Dès les premières lignes, l’on se retrouve dans une vieille maison libanaise qui fut élégante, comme le quartier de Khandaq el-Ghamiq aux abords duquel elle se situe. Nous voici sur ce qui fut une plaie sanglante où se battaient des frères : la rue de Damas. Au premier étage de cette maison, une psychothérapeute a ouvert une clinique. Sur un bureau de la salle d’attente, elle a déposé un « grand livre » aux pages blanches où patients et passants sont invités à consigner leurs pensées.

Simple en apparence, cette trame permet à Mazen el-Zein d’écrire un recueil d’histoires pleines de poésie, mais aussi de réflexions historiques, philosophiques, sociales, économiques, politiques et j’en passe, sur la période qui a suivi le déclenchement de la thaoura le 17 octobre 2019. Chacune des histoires étant un élément de la « mosaïque libanaise » dont il tente d’appréhender l’effarante complexité.

Au départ, le récit devait s’articuler autour du quartier de Khandaq el-Ghamiq, dont le nom signifie « tranchée profonde ». L’auteur écrit qu’il avait choisi de se pencher sur l’histoire de ce quartier pour tenter de comprendre, au-delà des clichés réducteurs, pourquoi ceux qu’il appelle joliment les jeunes « gavroches », qui avaient fait partie des premiers révolutionnaires avant de finir par les combattre, venaient de là. Il pensait saisir l’étendue de la question en contant l’histoire de ce quartier jadis cosmopolite, de son âge d’or à sa déchéance avec la guerre de 1975. Mais ce scénario ne satisfaisait pas sa soif de réfléchir à toutes les facettes du problème.

Grâce au stratagème du « grand livre », l’auteur parvient à déployer un talent de conteur d’autant plus remarquable qu’il s’agit là de son premier ouvrage. Le voici tour à tour psychothérapeute, voyageur de passage, activiste, jeune musulmane prenant la main d’un jeune chrétien dans la chaîne humaine, gouvernante dans le palais d’un seigneur féodal, photographe, marchand de rue, diplomate auteur d’un câble confidentiel, parent de martyr, soldat faisant face aux manifestants, réfugié palestinien, mère de famille engagée… Une foisonnante galerie de personnages que l’auteur incarne avec un talent de marionnettiste ventriloque. On y croit, et pas seulement parce que cela est mûrement réfléchi, pensé et raconté avec une profondeur de champ impressionnante ; pas seulement parce que c’est d’un réalisme scientifique : on y croit parce que cela vient du cœur.

La petite lucarne de l’imagination

Après ses études à l’étranger, Mazen el-Zein s’est lancé dans la restauration et le divertissement. Il a été à l’origine de plusieurs success stories du Beirut by night. Son parcours l’a finalement mené à Dubaï, destination sur laquelle il a tout misé. Malheureusement, l’expérience a tourné court, l’homme subissant une douloureuse liquidation financière, couplée à une interdiction de voyager. Et c’est là le plus miraculeux dans cet ouvrage écrit par un exilé en proie à « la misère de la solitude, aux humiliations de l’expatriation », et qui s’interroge : « Quelle est cette fourberie du destin que d’être obligé de quitter un pays comme le Liban ? » Frustré de ne pouvoir participer physiquement à la thaoura, il s’y est transporté « par la petite lucarne de l’imagination ». Et on est impressionné à la fois par la complexité que par les pensées, les doutes, les interrogations qui animent chacun de ces personnages dans lesquels vous allez nécessairement vous retrouver.

Mais au fil des pages, revient le sentiment de désespoir qui nous a saisis l’année suivante, au point que l’on finit par en vouloir un peu à l’auteur. Car s’il nous remet dans l’ambiance folle des journées d’octobre à décembre 2019, il nous accompagne aussi dans la déchéance qui a suivi. Nous y avons tellement cru, et pendant que nous faisions la fête dans ce creuset bruyant, multicolore et tellement inattendu où naissait enfin une nation, pendant que nous regardions ailleurs, se jouait le plus grand hold-up financier de l’histoire, se tramait une contre-révolution implacable et s’annonçait une épidémie qui allait enfermer tout le monde chez soi, l’opposé symétrique de la révolution. Et puis, le 4 août 2020, Beyrouth a explosé. Cet événement, qui constitue en quelque sorte la fin des illusions, est interprété comme un récit aux dimensions bibliques par l’auteur désemparé. Comment, autrement, expliquer l’inexplicable ?

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On reste sur un sentiment amer en refermant ce livre, comme après un rêve inachevé. Oui, notre bonheur était de trop courte durée alors que nous l’avions attendu durant des décennies. Mais faut-il pour autant désespérer et s’enfuir ? Si l’auteur ne répond pas clairement à cette question, il donne des pistes. Et ces pistes se résument en un amour : « Mon île existe, écrit-il au sujet du Liban, elle est dans l’esprit et la conscience de chaque Libanais. » Et il y croit encore malgré tout. Car, après les explosions du 4 août, ces mêmes jeunes de Khandaq el-Ghamiq qui s’étaient attaqués aux manifestants quelques mois plus tôt n’ont pas hésité à aider au transport des victimes à l’hôpital.

Le livre ne se contente pas de disséquer les maux dont nous souffrons. Nous les connaissons tous : le communautarisme, l’absence de l’État, « l’importation de cultures et de pratiques de l’étranger », la corruption. Il propose aussi des pistes pour y remédier. Et d’abord : avoir confiance dans la jeunesse, « le plus grand trésor dont dispose notre pays, bien plus que les richesses enfouies dans les sous-sols marins qui semblent être la seule préoccupation de nos leaders ». Pour l’auteur, la révolution est inéluctable, mais elle devra d’abord se produire au sein de chaque communauté.

On est tenté de lui demander s’il pense qu’il sera encore là le jour où cela arrivera. Mais pour Mazen el-Zein, cela n’a aucune importance : « Il existe peut-être, au fond, le germe d’une conscience collective nationale enfoui dans l’âme de chacun ; une révolution silencieuse et lente qui attend son heure, qui tisse minutieusement les liens entre les citoyens encore en transition, ces passants qui attendent sur chaque rive que s’érigent les ponts qui fermeront les fossés profonds qui nous séparent. » En attendant, du fond de son exil forcé, Mazen el-Zein continue de s’évader, par l’imagination, vers son pays qui lui manque tant.

*« Le grand livre… et des passants » de Mazen el-Zein, éditions Antoine, 2022, 351 pages.

La couverture annonce déjà la couleur : il faudra gravir un escalier délabré pour embrasser le panorama du regard – et tout comprendre. Dès les premières lignes, l’on se retrouve dans une vieille maison libanaise qui fut élégante, comme le quartier de Khandaq el-Ghamiq aux abords duquel elle se situe. Nous voici sur ce qui fut une plaie sanglante où se battaient des...

commentaires (1)

Voilà ce que j’appelle un article bien écrit et bien présenté ... Merci M Boustany c’est toujours un plaisir de vous lire Et merci pour ce livre à découvrir

Noha Baz

08 h 24, le 22 mars 2022

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • Voilà ce que j’appelle un article bien écrit et bien présenté ... Merci M Boustany c’est toujours un plaisir de vous lire Et merci pour ce livre à découvrir

    Noha Baz

    08 h 24, le 22 mars 2022

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