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Poursuites des déposants contre les banques : le prix de l’immobilisme

Poursuites des déposants contre les banques : le prix de l’immobilisme

Une agence de la Fransabank fermée à Beyrouth, le 16 mars 2022. Photo d’illustration Mohamed Azakir/Reuters

De « l’affaire Manoukian » à celle de la Fransabank , en passant par la décision hier de l’Association des banques de décréter deux jours de grève, ces derniers temps ont été à l’évidence très « riches » en actualité financière. Avec pour chacune de ces nouvelles, des réactions aussi tranchées que contrastées de la part du grand public et des principaux intéressés, les déposants : les uns saluant les premiers signaux d’une justice longtemps attendue, les autres y voyant l’annonce que « le pire reste à venir », quand ce n’est pas les deux en même temps.

Presque tous constatent que les fondations du temple ne cessent de s’effriter, à défaut de s’effondrer, et que les Libanais doivent s’en accommoder tant bien que mal. C’est la bonne vieille « résilience » à la libanaise, qui favorise les solutions médianes plutôt que les solutions extrêmes – un réflexe par ailleurs tout à fait compréhensible dans ce pays aux mille extrêmes fatidiques. Il en va de même quand des initiatives courageuses sont lancées, comme celle, cette semaine également, de l’Union des ordres professionnels pour exiger l’application des lois bancaires d’assainissement du secteur. Là encore, de nombreuses voix contestataires, parmi les banquiers mais aussi leurs clients lésés, brandissent l’étendard de la révolte face à « ceux qui veulent mettre les banques en faillite et nous faire perdre nos dépôts », comme on a pu l’entendre ici et là. Sans doute ces derniers se trouvent-ils encore subjugués par les tours de magie du David Copperfield de la Banque centrale – lequel a réussi à leur faire croire que leurs dépôts sont encore dans son coffre ou, au mieux, ont été restitués à leurs banques. Comment s’en étonner quand ce dernier, qui connaît mieux que quiconque le syndrome libanais de l’accommodation, avait laconiquement déclaré lors d’une conférence de presse en novembre 2019 « que les déposants finiront par s’habituer à la dévaluation de la monnaie » (et donc corrélativement à la perte de leur pouvoir d’achat).

Défaillance criminelle

« On peut violer les lois sans qu’elles crient », avait coutume de dire, en connaisseur, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord. Et c’est précisément ce que s’évertuent de faire les divers pouvoirs publics de ce pays depuis plus de deux ans au moins, par action ou par omission. Pour preuve, le 1er novembre 2019, de très nombreuses banques libanaises se trouvaient de facto dans une situation de défaut et de cessation de paiement (tels que définis par la loi n° 2/67 sur la faillite) ou, au mieux, dans « un état qui ne leur permettait pas de poursuivre leur activité » (loi n° 110/91 sur la mise sous tutelle). Dans les deux cas, des mesures d’urgence prévues par les lois en vigueur s’imposaient et devaient être adoptées en plus d’un contrôle des capitaux juste et efficace.

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Mais au lieu de cela, les autorités ont sciemment rechigné à le faire – à commencer par la Banque centrale et son gouverneur qui se devaient de transférer les dossiers desdits établissements au tribunal bancaire spécial, selon les textes précités. Ce dernier aurait ainsi dessaisi les responsables desdits établissements et saisi leurs actifs à titre conservatoire, dans l’attente du résultat des investigations qu’il aurait alors entamées pour déterminer leurs responsabilités. Une nouvelle direction provisoire – comprenant des représentants des créanciers et des déposants – aurait aussi été nommée, pour veiller à la bonne continuité des activités (sans discrétion ou favoritisme) et à la restructuration de l’établissement. Et tout cela avec le soutien de la BDL et de l’Institut national de garantie des dépôts (INGD) – qui est financé par l’État et le secteur bancaire et assure une couverture minimale aux déposants.

Au lieu de cela, l’autorité monétaire a laissé faire et pourrir la situation dans l’intérêt d’une infime minorité et n’a tenté d’amortir le choc par voie de circulaires (n° 151, 154, 158, 161… pour ne citer qu’elles) qu’à partir du mois d’avril 2020 – quand bien même la « messe était déjà dite » et les avoirs largement consommés.

Face à cette défaillance aussi criminelle que « délibérée » (pour citer la Banque mondiale), le Conseil des ministres aurait dû dès lors assumer ses responsabilités hiérarchiques et prendre les mesures qui s’imposaient à l’égard de l’autorité monétaire. Autrement dit, il se devait, et se doit toujours, de démettre le gouverneur de la BDL et, le cas échéant, les vice-gouverneurs de leurs fonctions pour « faute lourde dans l’exercice de (leurs) fonctions » (article 19 du Code de la monnaie et du crédit), dans la mesure où ces fautes ont entraîné l’effondrement de la monnaie et la dégradation de la situation économique et inancière. Faute de quoi, le Parlement, supposé contrôler l’action de l’exécutif au « nom du peuple », devait à son tour assumer son rôle en sanctionnant politiquement les gouvernements qui se sont succédé par un vote de défiance. Or non seulement les parlementaires ont failli à ce devoir de contrôle, mais nombre d’entre eux ont sciemment comploté avec le fameux « parti des banques » afin de mettre en échec toute tentative d’adopter un plan objectif de sortie de crise, comme dans le cas du fameux « plan Diab », en mai 2020.

Quitus annoncé

Et le peuple dans tout ça ? Quelle réaction face à cette succession de défaillances et d’incompétences ? Il est resté malheureusement frileux, imperméable au changement, paraissant embourbé dans un « syndrome de Stockholm » qui le conduira vraisemblablement à renouveler en mai prochain la légitimité des dirigeants qui l’ont spolié au fil des décennies. Tel était bien l’objectif initial de la classe politico-financière actuelle, qui aura réussi, avec une hargne et une patience déconcertantes, à laisser passer l’orage pour ensuite reprendre l’initiative et imposer ses vues au détriment de l’intérêt général.

Avec sans doute, pour couronner le tout, un quitus général et définitif pour blanchir la classe dirigeante et ses acolytes de toute responsabilité vis-à-vis des exactions financières commises ces deux dernières années, comme ils ont d’ailleurs déjà tenté de le faire, sans succès, au moment de l’examen de la dernière proposition de loi sur le contrôle des capitaux en décembre dernier. Soit la réédition, sur le plan financier, de cette funeste loi d’amnistie qui avait déjà dédouané certains d’entre eux, il y a trois décennies, de leurs crimes de guerre.

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Tout le contraire, en somme, des exemples et mesures d’urgence adoptées par d’autres pays ayant eu à affronter des situations financières similaires ou proches. L’Islande, pour ne citer qu’un exemple, a ainsi utilisé la méthode forte pour sauver son économie lors de la crise financière mondiale de 2008. Alors que son secteur bancaire hypertrophié s’écroulait, l’État a apporté à l’époque sa garantie illimitée des dépôts domestiques et procédé à plusieurs mesures fortes d’urgence : application immédiate d’un contrôle des capitaux, restriction des importations au strict nécessaire, dessaisissement et jugement des responsables politiques, monétaires ou financiers coupables d’exactions ou de mauvaise gestion, etc. Il a alors fait supporter les pertes aux acteurs de la débâcle (politiques, actionnaires et obligataires) et non à ses spectateurs. Il a aussi placé les établissements financiers sous sa tutelle directe par le biais d’un vote parlementaire, avec droit de les fusionner, de les restructurer ou de les mettre en liquidation progressive, ce qui a évité de les laisser brutalement faire faillite. Or ce tour de force en termes de civisme l’a également été sur le plan économique : en moins de cinq ans, l’activité économique et l’emploi se sont redressés ; le pays est revenu sur le marché de la dette ; et les jeunes Islandais ont de ce fait moins émigré et pu contribuer au retour de la croissance nationale...

Restitution « à la carte »

Cet exemple comme bien d’autres encore, à l’instar de ceux de Chypre, de la Grèce ou de l’Albanie, qui ont connu des mésaventures similaires aux fortunes diverses, montre à quel point assainir pour mieux reconstruire est parfois bien plus salutaire que de vivoter avant de s’éteindre. À défaut d’une procédure collective urgente placée sous le contrôle des institutions (ou ce qu’il en reste) et appliquant des mesures similaires, le secteur bancaire va inexorablement à sa perte certaine, et les dépôts vers l’oubli définitif.

Au niveau international, des affaires comme le procès Manoukian en Angleterre ou l’affaire « Midani », perdue en décembre dernier par la Saradar Bank en France, ont déjà permis à certains déposants résidant en Europe de bénéficier de la protection du droit communautaire de la consommation (dont ne bénéficient naturellement pas les résidents libanais). Au Liban, l’affaire de la Fransabank ou dans un tout autre registre celle de Abdallah el-Saï – qui avait pu récupérer ses avoirs par la force dans une agence de la Békaa et s’était fait libérer avec son bien par la justice en février dernier – illustrent aussi à l’extrême la récupération des dépôts « à la carte » qui se dessine. Nul ne peut douter que dans un tel contexte, les plus nantis, les plus puissants ou les plus « pistonnés » se tailleront la part du lion en ne laissant que de petites miettes ou rien du tout aux autres déposants locaux. Et cela de manière d’autant plus inéquitable qu’ils se verraient octroyer, en plus du capital déposé, les intérêts exorbitants qui leur avaient été versés aux temps des pyramides de Ponzi – en l’absence de « clawback » (récupération de l’indu dans le cadre d’un plan) pour amortir et mieux repartir les pertes. Il ne nous restera plus alors que les larmes versées pour effacer le gribouillis d’une page très sombre de notre histoire.

Karim Daher est avocat, enseignant en droit fiscal à l’USJ et président de l’Association libanaise pour les droits et l’information des contribuables (Aldic)

De « l’affaire Manoukian » à celle de la Fransabank , en passant par la décision hier de l’Association des banques de décréter deux jours de grève, ces derniers temps ont été à l’évidence très « riches » en actualité financière. Avec pour chacune de ces nouvelles, des réactions aussi tranchées que contrastées de la part du grand public et des...

commentaires (5)

Comment expliquer cette collusion inébranlable entre politiques et banquiers. Sont-ils tous actionnaires? Comment sortir de ce bourbier alors que les élections devraient remmener les mêmes au pouvoir? Chapeau pour cette mafia si bien soudée et organisée.

Onaissi Antoine

13 h 28, le 27 mars 2022

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Commentaires (5)

  • Comment expliquer cette collusion inébranlable entre politiques et banquiers. Sont-ils tous actionnaires? Comment sortir de ce bourbier alors que les élections devraient remmener les mêmes au pouvoir? Chapeau pour cette mafia si bien soudée et organisée.

    Onaissi Antoine

    13 h 28, le 27 mars 2022

  • en fin une analyse intelligente. mais qui en l'occurence, vu l'etat de notre nation, l'alliance entre les banques, les deputes,les ministres et autres OLIGARCHES a la libanaise.... cette analyse est desesperante du fait d'une application des mesures requises quasi impossible a realiser.

    Gaby SIOUFI

    10 h 45, le 20 mars 2022

  • Quand des mafieux trainent des soit-disant mafieux en justice, va savoir. Pauvre libanais.

    Rodrigue ZABLITH

    07 h 00, le 20 mars 2022

  • La comparaison avec d’autres pays, comme l’Islande, montre avec éclat, l’état d’immaturité et de corruption de la classe politico-économique libanaise. La méthode choisie, ne prendre aucune mesure légale ou judiciaire et laisser les banques se « payer sur la bête » en appliquant haircut et restrictions en tous genres, laisse augurer du pire quant à la « solution finale ». Et dire que certains, y compris l’OLJ, supputent sur les motivations politiques de la juge Aoun, là où il faut applaudir des deux mains le sursaut judiciaire. Et ceux qui dénoncent une pseudo-collusion entre Mme Aoun et le CPL sont les mêmes qui réclament à cor et à cri, la liberté de mouvement du juge Bitar. Et ceux qui défendent l’indéfendable, dont notre patriarche (!), devraient tout simplement se taire et laisser les juges nettoyer les écuries d’Augias.

    Marionet

    08 h 06, le 19 mars 2022

  • DES CLIQUES MAFIEUSES DANS UN ETAT DIRIGE PAR DES MEGA MAFIEUX. ILS ONT TOUS DEVALISE LES ECONOMIES D,UNE VIE DES DEPOSANTS ET ONT APPAUVRI, AFFAME ET POUSSE VERS LE SUICIDE ET LA MORT DES FAMILLES ENTIERES. ET LES MILLIARDAIRES ET MULTIMILLIONNAIRES SONT EPARGNES CAR MAFIEUX ET VOLEURS COMME LA PEGRE QUI GOUVERNE CE PAYS.

    LA LIBRE EXPRESSION

    06 h 42, le 19 mars 2022

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