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L’Iran, ses cafés littéraires, ses poètes et ses montagnes, sous la plume de Nedim Gürsel 

L’Iran, ses cafés littéraires, ses poètes et ses montagnes, sous la plume de Nedim Gürsel 

D.R.

Le Romance, situé dans l’hôtel Parsian Esteghlal, le Naderi, « décoré avec beaucoup de goût malgré ses jardins décatis », ou encore le Gole Rezaieh, « qui renferme tout un capharnaüm d’objets et de vieilles photos », sont les premiers cafés littéraires qu’explore Nedim Gürsel dans son parcours à la fois culturel et littéraire de la ville de Téhéran. La trajectoire que l’auteur franco-turc entame dans le premier chapitre de son dernier ouvrage, Voyage en Iran (Actes Sud, 2022), traduit du turc par Pierre Pandelé, est révélatrice d’une approche diachronique, à la fois érudite, sensorielle et humaine de la découverte d’une culture riche, foisonnante et millénaire. Gürsel, passionné par l’interaction entre les écrivains et leur espace symbolique d’ancrage, flirte avec différents genres littéraires, entre le récit de voyage, le témoignage, l’essai et la poésie. De Chiraz à Meched, d’Ispahan à Persépolis, sans oublier la région mystérieuse du Khorassan qui a vu naître Omar Khayyam, le lecteur est emporté par la magie de paysages fantasmagoriques habités par un souffle poétique matérialisé par les vestiges qui attestent d’une culture millénaire. Celle-ci est paradoxalement célébrée dans l’Iran d’aujourd’hui, alors que la littérature contemporaine est violemment censurée, à une métaphore près. Tout en proposant une anthologie de la poésie persane traversée par la beauté des lieux où elle a vu le jour, l’auteur des Filles d’Allah (Seuil, 2009) propose une réflexion passionnante sur les échos culturels entre la Turquie et l’Iran, entre l’Orient et l’Occident, tout en interrogeant de manière stimulante la notion d’orientalisme et la pluralité de l’islam.

Comment avez-vous découvert votre goût pour la littérature ?

Lorsque j’étais interne au lycée Galatasaray d’Istanbul, c’est la solitude qui m’a poussé à écrire et à rêver. J’y ai découvert la poésie de Baudelaire, notamment L’Invitation au Voyage, qui était emblématique de tous les voyages que je voulais faire, alors que nous étions 900 élèves clôturés à l’école... Puis j’ai été contraint à l’exil en 1971. À Paris, j’ai continué à écrire des romans, des nouvelles, des récits de voyage, en turc, mais aussi des essais sur la littérature turque, en français. J'ai dû quitter ma ville bien aimée, où je n’ai pas pu retourner pendant longtemps, et j’ai eu plusieurs procès à cause de mes livres. Paris m'a ouvert au monde, mes livres ont été publiés à partir du français dans d'autres langues, notamment en arabe, chez Dar al-Farabi à Beyrouth et chez Madbouli au Caire. Mes voyages m’ont inspiré une quinzaine de récits de voyages, plus littéraires que politiques : la littérature est une activité universelle et il faut éviter de croire que le centre du monde, c’est chez soi.

Dans plusieurs de vos ouvrages, ne vous intéressez-vous pas aux liens qui peuvent exister entre un lieu et ses écrivains ?

Quand je voyage, j'essaie de relater mes impressions en rapport avec l’œuvre d'un écrivain qui a connu ces lieux : c'est dans cet esprit que j'ai écrit Les Écrivains et leur ville, et aussi Ombres et traces. Voyage en Iran est de la même veine ; je suis parti sur les traces des grands poètes classiques, présents depuis des temps très anciens. Ce qui est surprenant dans l'Iran actuel, c'est cette présence et cette admiration pour la poésie classique, comme Firdoussi ou Omayr Khayyamn, connu en Orient grâce à ses quatrains traduits dès le XIXe siècle… Or le régime des mollahs applique une censure insupportable aux écrivains contemporains, leur interdisant la reprise d’une métaphore à ces textes anciens. Ayant connu des problèmes avec la censure dans mon pays d’origine, je me suis un peu identifié à Sadegh Hedayat, qui a vécu entre l’Orient et l’Occident, avant de se suicider à Paris. Et je suis parti à sa recherche dans le Téhéran qu’il fréquentait, de même que la jeune poète Forough Farrokhzad, décédée à 33 ans. En évoquant Ispahan, j’évoque Pierre Loti, dont j’ai un peu emprunté le parcours, mais dans de meilleures conditions. Il y a donc des références littéraires, des impressions de voyage et une réflexion critique sur l’actualité d’un régime qui traque la liberté d’expression, condition nécessaire de la création.

Votre texte se situe-t-il entre le documentaire, le récit de voyage et l’essai ?

J’ai apprécié le fait de découvrir les vestiges d’une culture sans rupture, depuis Darius, notamment à Persépolis, site impressionnant avec ses bas-reliefs et ses colonnes. Les paysages sont fascinants, ils m’ont rappelé des versets du Coran où il est question de l’Apocalypse et du jour dernier, où les montagnes se mettront en marche.

Au cours de mes deux voyages, j’ai découvert les restes de la religion zoroastrienne, qui est une des premières religions monothéistes du monde : en parlant avec un prêtre de cette communauté, à Ispahan, il a même évoqué Nietzsche. Et ce pays dont la poésie classique a fortement influencé la poésie ottomane est aujourd’hui réticent à la création littéraire et à la démocratie !

Butor parlait du « génie du lieu », ce qui rejoint ma conception de l’écriture d’un récit de voyage. Dans mes romans aussi, les villes sont très présentes, elles sont de vrais actants du récit. C’est le cas du Roman du conquérant, où il est question de Mehmet II, appelé le conquérant, qui a conquis Byzance. C’est un personnage romanesque très intriguant, mais pour moi le protagoniste par excellence c’est la ville d’Istanbul, aussi bien au XVe siècle qu’aujourd’hui.

Ce livre est-il également pour vous l’occasion d’interroger l’évolution de l’islam dans le temps ?

Le sous-titre de mon texte, En attendant l’imam caché, est lié au chiisme, selon lequel l’imamat a commencé avec le petit-fils du Prophète, Hussein, tué à Kerbala. Les imams se sont succédés jusqu’au douzième, appelé Mehdi, qui aurait disparu à l’âge de cinq ans et qui devrait revenir un jour. C’est une sorte de messie qui rétablirait la justice sur la terre. Certaines personnes m’ont dit, en Iran, qu’il était caché dans le puits situé dans la cour de la mosquée de Qom, ville où se trouve l’école des mollahs et qui est un grand lieu de pèlerinage.

Je me suis beaucoup intéressé au chiisme qui émerge à la suite du conflit entre le clan Abou Bakr et celui d’Ali, le gendre et cousin du prophète. J’ai eu l’occasion d’assister à la cérémonie d’Achoura, près de Yazd ; c’était très impressionnant. Il y a une conception de martyrologie dans le chiisme, qui n’existe pas dans le sunnisme, ainsi qu’une hiérarchie du clergé.

Je m’intéresse à l’islam, tout en étant agnostique ; j’ai écrit dans ce sens La Seconde Vie de Mahomet, qui analyse la perception du Prophète dans la littérature occidentale. Ce livre a été présenté à la foire du livre de Beyrouth, il y a deux ans, où vient d’être publié cet essai sans problème, alors qu’en Turquie, ils n’osent pas en faire autant. Je salue à cette occasion l’ouverture de mon éditeur libanais.

En découvrant le Khorassam où est né Farid al-Din Attar (Le Cantique des oiseaux), et qui fut le berceau du soufisme, j’évoque cette secte, fondée par Rumi, dont l’approche religieuse est beaucoup plus ouverte et qui autorise la musique et la danse pour atteindre l’extase. Au-delà du djihadisme et du fanatisme, auxquels l’islam est parfois réduit, il existe plusieurs formes de son existence, qui sont largement évoquées dans mon texte.

À Meched, pourquoi choisissez-vous de visiter la tombe de Firdoussi plutôt que celle d’une figure sacrée dans l’islam ?

Meched est un lieu de pèlerinage où se trouve la tombe du huitième imam, que je n’ai visitée que lors de mon second voyage. Cet imam a été empoisonné, ce qui permet de rappeler que dans l’histoire de l’islam, il y a beaucoup de violence. Par exemple, le prophète Mohamed a probablement été empoisonné par une femme qui voulait venger son époux. Ali, le quatrième calife, a été lui aussi assassiné par les kharidjites (littéralement ceux qui sont en dehors), qui est une secte qui ne se réclame ni du sunnisme ni du chiisme. Je déplore cette violence, encore très présente avec le djihadisme, qui se réclame d’une religion, qui certes n’a pas été pacifiste durant toute l’histoire, mais qui doit l’être aujourd’hui dans le monde où nous vivons. D’autant plus que les religions monothéistes ont tendance, en ce début de XXIe siècle, à être très influentes.

Votre texte ne reflète-t-il pas votre réflexion personnelle autour de la notion d’orientalisme ?

En rencontrant le grand spécialiste de Pierre Loti, Alain Quella-Villéger, ma vision de cet auteur a évolué. Je le concevais comme un orientaliste qui projetait ses propres fantasmes sur l’Empire ottoman et qui était contre son développement industriel. Puis j’ai découvert que si cette dimension existe, l’écriture de Loti est très moderne dans sa forme impressionniste : il n’y a pas d’intrigue, comme dans ses romans. Avant d’écrire Voyage en Iran, j’ai relu Edward Saïd (L’Orientalisme) qui montre bien que c’est l’Occident qui a inventé l’Orient, à sa mesure, en partant de sa propre subjectivité et de sa propre histoire. Ne suis-je pas devenu, avec le temps, en tant que Parisien, un peu orientaliste ? C’est une tendance que j’ai critiquée dans mes livres, mais à laquelle je n’ai peut-être pas pu échapper. C’est au lecteur de juger.

Certains me le reprochent, peut-être à juste titre. À ma manière, j’ai cultivé en France une nostalgie d’Istanbul, je le reconnais, car j’ai été privé, pendant mes années d’exil, de cette ville qui m’a marqué, que j’aime et que je porte en moi.

Voyage en Iran de Nedim Gürsel, traduit du turc par Pierre Pandelé, Actes Sud, 2022, 176 p.

Le Romance, situé dans l’hôtel Parsian Esteghlal, le Naderi, « décoré avec beaucoup de goût malgré ses jardins décatis », ou encore le Gole Rezaieh, « qui renferme tout un capharnaüm d’objets et de vieilles photos », sont les premiers cafés littéraires qu’explore Nedim Gürsel dans son parcours à la fois culturel et littéraire de la ville de Téhéran. La...

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