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Culture - Sur les cimaises

Du « Massacre des innocents » au cataclysme du port de Beyrouth : les peintures sur le fil... de Salloum, Jamal et Nadra

Faire la tournée des galeries de Beyrouth cette semaine, c’est tomber sur trois artistes (aux univers et styles) différents qui exposent dans trois espaces différents, mais dont l’art a cependant en commun d’avoir évolué avec les réalités changeantes de leur vie, leur pays, voire même de la marche du monde. Présentations.

Du « Massacre des innocents » au cataclysme du port de Beyrouth : les peintures sur le fil... de Salloum, Jamal et Nadra

« Aftermath 8 » de Ghada Jamal, huile sur toile (30x30cm ; 2022) exposée à la galerie Art on 56th (en haut à gauche); Une sorte de transcendance infiltre les abstractions de Aida Salloum à la galerie Janine Rubeiz (en haut à droite); « Passages-II » (50x70cm), techniques mixtes sur papier de Georges Nadra sur les cimaises de l’espace 92 Downtown (en bas). Photos DR

Une sorte de transcendance infiltre les abstractions de Aida Salloum à la galerie Janine Rubeiz. Photo DR

Aida Salloum : de lumière et de chuchotements…

Ses acryliques sur toile de moyenne et grande dimensions accrochées sur les cimaises de la galerie Janine Rubeiz* dégagent une frémissante énergie. Quelque chose de l’ordre du spirituel et de l’élévation qui parle doucement à l’âme. Une sorte de transcendance qui infiltre, semble-t-il, ces abstractions lyriques élaborées par petits coups de pinceau multicolores posés en superposition de couches épaisses, et parcourues de fines et fragiles bandes de gaze évocatrices de rayons de lumière. Un travail patient et méticuleux qui donne au final un rendu de chuchotement visuel (pour reprendre le titre de l’exposition : « Whispering ») tout simplement apaisant.

C’est d’ailleurs cet apaisement par l’art que Aida Salloum a été chercher, en 2017, lorsque traversant une phase douloureuse de son existence, elle a entamé cette série. L’artiste (qui est également professeure adjointe des beaux-arts à l’Université libanaise depuis 1998) oscillait jusque-là entre peintures de paysages radieux inspirés de sa Békaa natale et compositions combinant des éléments réalistes et imaginaires exprimant sa traversée anxieuse des années de guerre.

Cette fois, c’est vers une dimension nouvelle que va l’emmener son expérience de la souffrance et de la disparition d’un être cher – en l’occurrence, son mari. Une étape douloureuse qu’elle vivra avec une sensitivité aux vannes grandes ouvertes. Ce qui l’amènera à livrer sur la toile –

devenue pour elle autant le lieu de ses questionnements existentiels que celui de ses expérimentations esthétiques – des fragments chromatisés de tous ses ressentis, ses sentiments, ses émotions, ses intuitions et ses souvenirs intimes. De là naîtront ces œuvres tout à la fois texturées et animées d’une vibration pure ; ces peintures contemplatives et abstraites, à travers lesquelles Aida Salloum exprime sa quête mystique de fusion dans un espace de beauté infinie.

« Aftermath 8 » de Ghada Jamal, huile sur toile (30x30cm ; 2022) exposée à la galerie Art on 56th. Photo DR

Ghada Jamal : la peur et la beauté imbriquées

L’art de Ghada Jamal est intimement lié à son attachement à son pays ainsi qu’à la mémoire de ce qu’elle y a vécu « de beau et de tragique tout à la fois », confie cette artiste qui a passé sa vie à faire des allers-retours entre le Liban et les États-Unis. Lors de son premier exil californien dans les années 1980, elle emporte avec elle les souvenirs de moments de frayeur intenses sous-tendus d’une indicible fascination pour la beauté de la capitale libanaise en proie au chaos et au sang. « J’avais fui la guerre et les obus qui s’abattaient sur Beyrouth tout autour de moi, mais il m’était resté l’image de sa beauté indéfectible, même dans ses pires heures », affirme la peintre qui présente à la galerie Art on 56th**

une sorte de rétrospective partielle de son travail des trente dernières années sous l’intitulé « Belonging for 1990-2022 ». Cette image de chaos, de peur et de beauté entremêlés va alimenter chez Ghada Jamal une inspiration continuellement projetée vers son pays natal. Qu’elle y réside ou pas. À la fin de la guerre civile libanaise, au début des années 1990, alors qu’elle se trouve toujours en Californie, elle ressent le besoin de transcrire sur toile, dans un flamboyant expressionnisme abstrait, quelques-unes des scènes qu’elle avait vécues sous les bombardements. Comme une catharsis avant son grand retour au Liban. Revenue avec bonheur à Beyrouth en 2002, elle rejoint, en tant que professeure de dessin et peinture, le corps enseignant de l’Université américaine (AUB) et celui de l’Université Notre Dame de Louaizé. Mais elle ne peut s’empêcher de ressentir cette peur et cette menace diffuses qui hantent encore certains lieux de la capitale. Une impression qu’elle exprime dans une série de fusains d’une abstraite et captivante noirceur. Ce qui ne l’empêche pas de s’adonner, durant son temps libre, à la représentation dans des toiles plus figuratives et colorées de la rayonnante beauté des paysages de sa montagne du Chouf. Sauf que le drame de la double explosion au port va la forcer à quitter à nouveau le pays du Cèdre, à l’injonction de son fils. Réinstallée à nouveau, auprès de lui, aux États-Unis, celle qui a emporté avec elle la vision d’une Beyrouth fracassée par la tragédie du 4 août 2020 va en immortaliser quelques séquences d’un pinceau suprêmement inspiré. Il en résultera des toiles, toujours ouvertes sur l’horizon, qui renvoient encore et toujours à la beauté bouleversante de cette ville sous ses décombres. Et que Ghada Jamal a tenu à venir présenter elle-même l’espace d’un bref passage au Liban.

« Passages-II » (50x70cm), techniques mixtes sur papier de Georges Nadra sur les cimaises de l’espace 92 Downtown. Photo DR

Georges Nadra : une vie en « Fragments insolites »

L’exposition que présente la galeriste Aida Cherfan en collaboration avec Christiane Achkar (CA Art Consultancy) au 92 Downtown (Starco, bloc B)*** revient, elle aussi, dans une sorte de rétrospective partielle, sur le travail d’un artiste libanais de l’étranger. Celui du peintre et plasticien Georges Nader dont le nom n’est pas inconnu de certains beyrouthins, amateurs d’art…

Car au début des années 1980, alors étudiant aux beaux-arts, il avait réalisé une œuvre marquante témoignant de la souffrance humaine intitulée Les visiteurs de l’hôpital de la croix. Une toile, de grand format, d’un « expressionnisme Baconien » (dixit Edgar Davidian) qui lui avait valu une entrée remarquée dans la collection du musée Sursock. Sauf qu’au cours de cette même période, le jeune artiste bohème, qui sillonnait Achrafieh à vélo pour livrer les journaux, va traverser des événements traumatisants qui le rendront aphone. Ce sera à la faveur d’une bourse obtenue en 1986 pour suivre les cours de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris (ENSBA) qu’il retrouvera la parole (sans dévoiler pour autant les raisons de son mutisme passager). Définitivement installé depuis en France, où il se consacre entièrement à sa passion pour l’art, George Nadra n’était revenu que très fugacement au Liban.

Pour cette « première exposition depuis 35 ans » que lui consacre une galerie beyrouthine, l’artiste franco-libanais a donc choisi de présenter une sélection « un peu disparate » d’œuvres échelonnées sur plusieurs années et réunies sous le titre, parfaitement approprié, de« Fragments insolites ».

Car les peintures de Georges Nadra, « construites librement » dans un mélange hybride de techniques, de matières, de papiers froissés et de formes parfois insolites, renvoient à l’évocation d’un art brut, issu aussi bien de la mémoire du vécu, que de la trajectoire impulsive de son pinceau sur la toile.

Des œuvres abstraites, « réalisées pour la plupart dans différentes villes européennes, dans le cadre de résidences d’artistes à l’étranger », indique l’artiste présent à Beyrouth pour l’inauguration. Et dont la pièce phare est un triptyque tridimensionnel en techniques mixtes sur lin, incluant aussi bien des figures dessinées au fusain que des éléments de récupération sous plaque de plexiglas, intitulée Le massacre des Innocents. Une composition forte, dont l’élaboration s’est faite « sur plusieurs étapes et années », signale Georges Nadra. Lequel explique qu’elle condense sa vision de l’état du monde à travers le prisme des événements liés aussi bien aux printemps arabes qu’au massacre du Bataclan à Paris. Sinon, dans sa globalité, l’accrochage des Fragments insolites offre aux visiteurs quelques pépites subtilement colorées comme autant de fenêtres ouvertes sur des imaginaires librement voyageurs…

Trois expositions, trois univers et trois artistes à découvrir assurément.

* « Whispering » de Aida Salloum, à la galerie Janine Rubeiz, jusqu’au 18 mars.

** « Belonging For 1990-2022 » de Ghada Jamal chez Art on 56, jusqu’au 19 mars.

*** « Fragments insolites » de Georges Nadra au 92 Downtown (Starco, bloc B) jusqu’au 15 mars. Horaires d’ouverture du lundi au samedi de 11h à 19h30.

Une sorte de transcendance infiltre les abstractions de Aida Salloum à la galerie Janine Rubeiz. Photo DRAida Salloum : de lumière et de chuchotements…Ses acryliques sur toile de moyenne et grande dimensions accrochées sur les cimaises de la galerie Janine Rubeiz* dégagent une frémissante énergie. Quelque chose de l’ordre du spirituel et de l’élévation qui parle doucement à...

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