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Moyen-Orient - Reportage

En Turquie, les réfugiés ouïgours ont peur d’être extradés vers la Chine

Face au silence officiel sur son sort, cette minorité turcophone accuse Ankara de privilégier ses partenariats diplomatiques et financiers avec Pékin.

En Turquie, les réfugiés ouïgours ont peur d’être extradés vers la Chine

Muyessar, Ouïgoure, professeure et diplômée d’une école d’ingénieurs, est réfugiée en Turquie depuis trois ans. Elle enseigne les mathématiques et la langue ouïgoure afin que sa culture ne tombe pas dans l’oubli. Photo Bachir Balz

À une soixantaine de kilomètres d’Istanbul se trouve le pensionnat Oku Uygur, situé dans la ville de Selimpasa, face à la mer de Marmara. Dans l’entrée, le portrait de Sabit Damolla, leader du mouvement indépendantiste ouïgour qui fut l’unique Premier ministre de la République islamique turque du Turkestan oriental (1933-1943), veille sur les réfugiés présents. À l’intérieur, 37 enfants d’origine ouïgoure, âgés de 4 à 10 ans, cohabitent dans ce pensionnat aux allures de bâtiment des années 1960. La plupart d’entre eux sont orphelins. Ils sont sans nouvelles de leurs parents, détenus dans des camps du Turkestan oriental (Xinjiang), région du nord-ouest de la Chine où sont internés des centaines de milliers de membres de cette minorité turcophone, majoritairement musulmane.

Après avoir subi de multiples pressions de la part du gouvernement chinois, Akil a choisi l’exil en Turquie où il réside depuis 2018. Photo Bachir Balz

« Je vais vous montrer notre bibliothèque », lance tout sourire Akil, professeur d’anglais réfugié en Turquie. En évidence, différentes éditions du Coran, mais également des ouvrages de Sayyid Qutb, l’un des premiers théoriciens du jihad offensif. Sur des étagères, quelques ouvrages de Miguel de Cervantès et de Gustave Flaubert sont également à disposition. Akil est l’un des derniers Ouïgours à avoir pu s’enfuir en avion du Xinjiang vers la Turquie, en septembre 2018. Titulaire d’un diplôme en littératures étrangères, il a enseigné pendant plus de vingt ans à des milliers d’étudiants. « J’ai subi les premières pressions de la part du gouvernement chinois après avoir évoqué la religion musulmane en cours », soupire-t-il, les yeux baissés. Aujourd’hui, une partie de lui s’est éteinte, comme restée là-bas. « Sous couvert de religion, le but principal de la Chine est de nous exterminer, en nous empêchant de transmettre nos us et coutumes à nos enfants et en stérilisant les femmes. C’est un système concentrationnaire minutieusement orchestré depuis 2017. » Toute sa famille est prisonnière dans des camps du Xinjiang. En 2020, sa mère est décédée brutalement dans un camp ouïgour et a été enterrée par les autorités chinoises sans aucun rite musulman. Son plus grand chagrin est « de ne pas avoir pu assister à son enterrement, faute d’avoir été prévenu ».

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Réparties entre le pensionnat et un établissement public turc, les journées sont rythmées par des cours d’anglais, de mathématiques, de sciences et de religion. Aux yeux du corps enseignant, transmettre la culture et la langue ouïgoures est une évidence.

Muyessar, professeure de mathématiques originaire de la préfecture de Kashgar (Xinjiang), est arrivée en Turquie en 2018. Si ses deux parents sont également en Turquie, elle n’a presque aucune nouvelle du reste de sa famille au Xinjiang. La seule chose qu’elle sait est que son oncle et sa tante sont emprisonnés. Derrière son bureau, cette ingénieure de formation classe lentement différentes leçons d’arithmétique. « Nous avons vécu les mêmes désespoirs, notamment la peur d’assister, impuissants, à la décimation de notre peuple », confie pudiquement la jeune femme sous son voile.

Une élève ouïgoure au sein du pensionnat Oku Uygur, situé dans la ville de Selimpasa, à une soixantaine de kilomètres d’Istanbul. Photo Bachir Balz

Traité d’extradition

Historiquement, la Turquie et le peuple ouïgour ont une origine ethnique proche, notamment linguistique. Longtemps considérée comme l’un des principaux défenseurs des Ouïgours à l’international, la Turquie accueille près de 50 000 réfugiés, selon les chiffres de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, alors que cette diaspora est surveillée de près par les autorités chinoises. Le 26 décembre 2020, Pékin a ratifié un traité d’extradition signé en 2017 avec Ankara. L’accord stipule que les autorités turques sont obligées de renvoyer en Chine les ressortissants soupçonnés « d’extrémisme religieux », un texte qui vise explicitement les réfugiés ouïgours. En dépit des assurances des autorités turques selon lesquelles personne ne sera renvoyé en Chine, le silence dont fait preuve aujourd’hui le reïs turc Recep Tayyip Erdogan sur leur sort inquiète les réfugiés ouïgours, qui accusent Ankara de privilégier ses partenariats diplomatiques et financiers avec Pékin.

Pour mémoire

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Depuis plus d’un an, des Ouïgours manifestent régulièrement devant le consulat chinois à Istanbul pour demander des nouvelles de leurs proches internés, vêtus de dossards bleus portant les portraits imprimés de leurs proches disparus. Au sein de ce groupe, un activiste est sorti du lot, devenant chef de file malgré lui. Nurredin Izbasar, président de l’Association des droits de l’homme au Turkestan oriental, travaille d’arrache-pied pour mettre en lumière le non-respect des droits humains, notamment les actes de torture et les sévices. C’est dans le quartier traditionnel de Fatih, l’un des plus anciens d’Istanbul face au Bosphore, où réfugiés ouïgours et syriens cohabitent depuis plusieurs années, que Nurredin Izbasar a créé son association il y a deux ans. Sur place, des drapeaux bleus frappés d’une étoile et d’un croissant blanc – symbole du Turkestan oriental – flottent aux balcons. Dans son bureau, il reçoit régulièrement des réfugiés inquiets pour leurs familles.

Il est de ceux qui portent la cause ouïgoure dans leur chair. « Nous essayons de faire bouger les lignes en envoyant des rapports de cas de torture à des députés turcs afin qu’ils réalisent que si nous retournons là-bas, c’est la mort assurée », explique le jeune homme natif de la province d’Aksu (Xinjiang). Pour l’heure, le traité d’extradition entre la Chine et la Turquie n’a pas encore été validé par le Parlement turc. « Nous attendons de pied ferme les élections de juin 2023, mais pour l’heure aucun leader politique ne se prononce ouvertement pour notre cause », admet-il. Aujourd’hui, afficher son militantisme sur les réseaux sociaux et participer à des manifestations dans le but de sensibiliser l’opinion n’est plus suffisant, selon lui. « Il faut que des puissances telles que la France et l’Allemagne reconnaissent publiquement qu’un génocide du peuple ouïgour est en cours au Xinjiang, cela aura un impact. Faute de cela, les Ouïgours auront disparu d’ici à quelques années », conclut-il amèrement.

À une soixantaine de kilomètres d’Istanbul se trouve le pensionnat Oku Uygur, situé dans la ville de Selimpasa, face à la mer de Marmara. Dans l’entrée, le portrait de Sabit Damolla, leader du mouvement indépendantiste ouïgour qui fut l’unique Premier ministre de la République islamique turque du Turkestan oriental (1933-1943), veille sur les réfugiés présents. À l’intérieur,...

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