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Économie - Investigation

Après le 4 août, comment les ONG locales ont géré les dizaines de millions de dons privés

Entre opacité, absence de statistiques et faibles exigences de transparence de la part des donateurs, l’estimation du montant des dons privés envoyés au Liban après l’explosion du port de Beyrouth semble vouée à l’échec. Un bilan se dessine toutefois de l’usage de ces fonds par les ONG. Enquête.

Après le 4 août, comment les ONG locales ont géré les dizaines de millions de dons privés

Une vue aérienne des dégâts provoqués par l'explosion au port de Beyrouth, prise le 26 août 2020, soit quelques jours après le drame. Photo AFP

« On ne connaîtra jamais le montant des dons privés qui sont arrivés au Liban et celui qui vous dira le contraire est un menteur. » À en croire ce haut responsable des forces de sécurité impliqué dans l’effort de secours postexplosion, toute tentative de tracer les aides qui ont afflué de toute part après le drame du 4 août 2020 serait vouée à l’échec.

L’ampleur de la déflagration au port de Beyrouth – l’une des plus fortes explosions non nucléaires que le monde ait connues – ainsi que le paysage de destruction et de désolation qu’elle a généré en un instant ont suscité partout le choc et l’émoi. L’immense champignon de fumée ravageant tout sur son passage ; les gens hagards couverts de sang dans les rues dévastées ; les hôpitaux détruits et néanmoins submergés par des milliers de blessés… Les images glaçantes de la catastrophe ont fait le tour du monde, tout comme les appels aux dons.

Déjà frappé par une crise économique qui avait commencé à plonger la moitié de sa population sous le seuil de pauvreté (80 % aujourd’hui), le Liban était alors meurtri dans sa chair. Le dernier bilan fait état de 219 morts, 7 000 blessés et 300 000 personnes dont le domicile a été détruit.

À côté de l’aide de la communauté internationale qui est parvenue progressivement via les Nations unies, une solidarité colossale s’est déployée bien plus rapidement à travers la mobilisation d’acteurs locaux et de la diaspora libanaise, convaincus que l’État, à la fois en faillite et en crise de légitimité depuis le mouvement de contestation d’octobre 2019, ne serait d’aucun secours.

Le port de Beyrouth, vu depuis un appartement dévasté par l'explosion du 4 août 2020. Photo Nabil Ismail

Au lendemain du drame, une armée de volontaires venus de différentes régions du Liban, épaulés par des associations, ont pris en charge le nettoyage des rues et des appartements couverts de gravats et de bris de verre. Parallèlement, des centaines d’opérations de levée de fonds ont été organisées sur internet pour venir en aide aux victimes. Elles sont parfois initiées par des célébrités, à l’instar de l’ancienne Miss USA d’origine libanaise Rima Fakih qui a récolté avec son mari 1,2 million de dollars en seulement dix jours. Les sommes sont en général reversées à des associations réputées et anciennement établies comme la Croix-Rouge libanaise ou Offre Joie (qui ont reçu respectivement 28 millions et 8,5 millions de dollars), mais aussi à celles qui ont émergé au début de la crise économique et ont réussi à faire leurs preuves, comme Beit el-Baraka ou Nusaned (près de 4 millions de dollars chacune). Les plateformes Seal, Life et Impact Lebanon, créées par des Libanais de l’étranger, arrivent à lever au total plus de 18 millions de dollars. Des liens internet répertoriant les organisations dignes d’être soutenues circulent sur les réseaux sociaux et permettent d’orienter une diaspora libanaise, estimée à huit millions d’individus (pour une population au Liban d’environ 6 millions d’habitants), soucieuse d’apporter son aide. Des initiatives de terrain constituées de groupes de citoyens locaux transformés en véritables travailleurs humanitaires, comme Basecamp ou Nation Station, réussissent, elles aussi, à gagner la confiance et à attirer les dons.

Car tous les moyens sont bons pour contourner les institutions de l’État, jugées corrompues et incompétentes, et pointées du doigt pour leur responsabilité dans la double explosion survenue au port de Beyrouth.

Les associations locales livrées à elles-mêmes

Les aides financières internationales versées jusqu’à présent représentent environ 318 millions de dollars, déboursés pour la plupart durant les quatre premiers mois qui ont suivi l’explosion. Ces sommes sont négligeables quand on sait l’ampleur des destructions: habitations, patrimoine, écoles, commerces, entreprises, établissements touristiques, lieux de cultes… Les dégâts et pertes sont estimés entre 6,7 et 8,1 milliards de dollars par la Banque Mondiale. Ces aides internationales ont été distribuées pour la plupart aux agences onusiennes, comme le Programme alimentaire mondial, le Haut-commissariat pour les réfugiés ou l’Unesco, qui doivent ensuite déployer des actions avec leurs partenaires sur le terrain qui sont généralement des ONG internationales (Care, Acted, Caritas…).

Lors de ce type d’appel à projets, les sommes qui arrivent finalement en aides aux victimes sont généralement amputées par tous les coûts intermédiaires prélevés par ces organisations.

De leur côté, les associations locales, bien que plus actives et plus familières du terrain, ne bénéficient que très rarement de ce type d’allocations en raison de la faiblesse de leur structure et de leurs difficultés à réussir à passer toutes les étapes administratives nécessaires pour y être éligibles. Exclues de ces mécanismes d’aide, et pourtant forcées de compenser la faiblesse de la réponse internationale et l’absence de celle de l’État, les organisations locales se sont retrouvées propulsées sur le devant de la scène avec une responsabilité surdimensionnée sur les épaules: permettre aux sinistrés de regagner leur domicile avant l’arrivée de l’hiver et/ou leur lieu de travail; répondre à leurs besoins alimentaires, sanitaires et financiers; et tenter de sauver un patrimoine menacé d’effondrement. Peu expérimentées, parfois même tout juste naissantes, ces structures locales se sont subitement mises à gérer des fonds qui se chiffrent parfois en millions de dollars, des équipes de bénévoles composées de centaines de personnes, à contractualiser avec des entrepreneurs et à tenter de coordonner leurs actions en l’absence d’une structure d’ordre étatique pourtant indispensable dans un contexte de crise comme celui-ci.

Pour couronner le tout, les associations ont dû opérer à la fois en pleine crise financière avec tous les obstacles de retrait des fonds érigés par les banques libanaises ou encore avec la dépréciation violente de la livre (le dollar est passé de 7 150 livres au 1er septembre 2020 à 13 000 livres au 1er juin 2021) qui ont poussé les entrepreneurs à réclamer plus d’argent que prévu. Ce à quoi il faut ajouter l’épidémie de Covid-19 qui a mis en pause les travaux, les visites à domicile et les évaluations de terrain durant plusieurs semaines. Une série de dysfonctionnements, que ce soit du point de vue de la transparence, de la gestion et de l’efficacité de la réponse humanitaire, en ont découlé.

Une vue aérienne d'un quartier dévasté par l'explosion, le 7 août 2020. Photo AFP

Après avoir décrété l’état d’urgence, le gouvernement libanais a délégué à l’armée la coordination de l’effort humanitaire dans les zones touchées. Celle-ci crée, le 7 août 2020, la Forward Emergency Room (FER) conjointement avec la Croix-Rouge libanaise et des experts issus de la société civile. Elle devient l’interface sur les questions opérationnelles afin d’assurer, tant bien que mal, une coordination et une visibilité de l’évolution de la réponse humanitaire pour les acteurs travaillant dans les zones touchées. Afin d’éviter les doublons, les ONG sont invitées à rendre compte sur une plateforme numérique dédiée à la reconstruction, des parcelles qu’elles se sont attribuées ainsi que la progression de leur intervention. Les associations n’avaient toutefois aucune obligation légale de partager leurs informations ni de coopérer avec cette chambre d’urgence. Dans un contexte de méfiance vis-à-vis des institutions du Liban, beaucoup ont choisi de s’en abstraire.

Un panorama associatif difficile à cerner

Il est très difficile de connaître le nombre d’associations qui ont réellement œuvré à l’effort de secours, le montant des dons que chacune a engrangé et la façon dont cet argent a été utilisé. Hormis le fait de s’enregistrer auprès du ministère de l’Intérieur pour être reconnue officiellement, ces structures n’ont en effet aucune forme d’obligation si ce n’est celle de soumettre un audit annuel que personne ne viendra jamais contrôler.

D’après la FER, 536 se sont manifestées dans les tous premiers jours auprès de la Croix-Rouge libanaise pour intervenir dans les zones impactées. Puis le chiffre s’est réduit à 374 organisations. Munies de leur reconnaissance officielle par le ministère de l’Intérieur, celles-ci se sont enregistrées auprès de l’armée. « Elles ont participé à des réunions avec nous et devaient nous tenir informés de leur progression », affirme le général Fouad Obeid, directeur de la FER depuis avril 2021.

Mais ce sont finalement 158 associations qui ont réellement travaillé en coordination avec l’armée sur les différents secteurs d’intervention: la construction, la sécurité alimentaire, la santé, l’hébergement, et la logistique qui inclut la fourniture d’appareils électroménagers et l’aide en espèces.

L’armée n’ayant pas transmis à L’Orient-Le Jour la liste des associations inscrites, il a été impossible de vérifier si les autres ont finalement contribué à l’un ou l’autre des secteurs d’intervention. Un responsable s’exprimant sous couvert d’anonymat estime qu’environ 1 000 organisations opéraient dans Beyrouth lors des premières semaines qui ont suivi la catastrophe.

Durant cette période, les habitants des quartiers sinistrés rapportent qu’un grand nombre d’associations qu’ils n’ont jamais revues ont visité leur appartement pour évaluer et prendre des photos des dégâts. « Est-ce que ces données leur auraient permis d’obtenir de l’argent qu’elles ont gardé pour elles ? Ou est-ce qu’elles n’ont juste pas pu obtenir de fonds ? » interroge une résidente, parmi tant d’autres, du quartier de Gemmayzé.

Le paysage des ONG au Liban est très hétéroclite, beaucoup étant directement ou indirectement rattachées à des partis politiques et/ou des communautés religieuses. Une étude du Beirut Urban Lab, menée par Mona Harb avec Luna Dayekh et Sophie Bloemeke, a étudié un échantillon de 135 acteurs locaux et internationaux qui ont participé à l’effort de secours postexplosion. Il apparaît que 39 % d’entre eux sont d’ordre cultuel et/ou politico-communautaire, tandis que 61 % se définissent comme indépendants. Dans un cas comme dans l’autre, les donateurs privés ont la liberté d’adresser des dons à l’organisation qui apporte la meilleure aide selon leurs convictions. À Mar Mikhaël, où l’Église est très présente, la World Patriarchal Maronite Foundation a, par exemple, été très active. Selon l’urbaniste Mona Harb, le soutien accordé à des associations religieuses a pu être alimenté par les craintes survenues après l’explosion de voir des résidents expulsés au bénéfice de projets immobiliers qui allaient menacer l’identité confessionnelle de ces zones à majorité chrétienne. Ground Zero, présidée par May Chidiac et rattachée au parti des Forces libanaises, est aussi souvent citée par les habitants de cette zone comme une des associations les plus réactives. Toutefois, il existe un risque, avec ce type de structure, d’une distribution de l’aide selon les profils au détriment d’une aide inclusive. Un habitant de Rmeil, dont l’appartement a été entièrement refait par les Forces libanaises, affirme avoir été directement sélectionné par le parti qui avait son nom parmi sa liste de sympathisants. Le parti arménien Tachnag (ou ARF) est aussi connu pour avoir été des plus actifs auprès de la communauté arménienne très représentée dans ces quartiers. « On sait bien que les associations politisées vont se rendre chez leurs sympathisants ! C’est comme ça que ça a marché ici », rapporte, dépité, un élu local qui a préféré garder l’anonymat.

L’opacité entourant les finances des ONG est une barrière à l’évaluation complète de l’utilisation de leurs dons. Au Liban, le secret bancaire empêche toute autorité de vérifier les comptes d’une association. Il est donc impossible de savoir si une partie des aides n’aurait pas servi à financer des opérations extérieures à l’effort humanitaire.

Il en va aussi de la responsabilité des donateurs d’attribuer des dons à des organisations qui ne sont pas connues pour avoir déployé des mécanismes de traçabilité et de transparence. Contactée par L’OLJ, Ground Zero affirme ne pas être en mesure d’estimer le montant des dons reçus pour son action pour Beyrouth. La World Patriarchal Maronite Foundation n’a, de son côté, pas donné suite à notre demande.

Le rôle actif de la diaspora dans la création d’un modèle de transparence

Bouleversés par le cataclysme qui a frappé Beyrouth, certains acteurs de la diaspora libanaise ont joué un rôle crucial pour faire que l’aide arrive au mieux aux populations sinistrées. Impact Lebanon fait partie de ces initiatives qui se sont démarquées en formulant des critères d’exigence et en mobilisant des outils de transparence (voir l’encadré). Elle a choisi de verser ses dons, à hauteur de 9,2 millions de dollars, à un total de 18 ONG rigoureusement sélectionnées qui ont reçu de 47 000 à 1,55 million de dollars selon leurs projets (Beit el-Baraka, House of Christmas, Live Love Beirut…). Les fonds ne sont jamais déboursés d’un coup mais au fur et à mesure de l’avancement des objectifs annoncés, avec des contrôles réguliers de terrain et financiers à différentes étapes.

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Paradoxalement, ce processus exigeant de tri des ONG a permis à des structures embryonnaires d’être parties prenantes dans l’effort de secours. Beb w Shebbek (qui veut dire « Porte et fenêtre ») est une de ces initiatives qui se sont montées à la suite de l’explosion et qui ont pris fin une fois que leurs fonds se sont taris. « Ma partenaire et moi connaissons tous les architectes du pays, nous ne pouvions rester les bras croisés. Pour alléger les ONG, nous avons décidé de nous focaliser sur la réparation rapide des fenêtres et des portes avant l’hiver », raconte Mariana Wehbe, l’une des cofondatrices. Elle est arrivée à récolter 1,2 million de dollars, avec un total de 200 volontaires à gérer les tout premiers mois, le temps de former une équipe resserrée de 25 salariés.

La plupart des ONG ont dû employer une partie des dons pour verser des salaires à leurs équipes, au risque de les voir s’essouffler. Une microstructure comme Baytna Baytak rapporte avoir rétribué 60 personnes, entre 300 et 2 000 dollars selon les postes, dans les périodes de forte activité.

L’aide en espèces

Dans un État fonctionnant normalement, tous les sinistrés du 4 août 2020 auraient dû recevoir une compensation financière après une telle catastrophe. Asséché par la corruption et la mauvaise gestion, le gouvernement libanais n’a pas pu s’acquitter de cette dette envers sa population. L’État a dédié une aide aux victimes de 150 milliards de livres (l’équivalent de 18,8 millions de dollars durant la période où cette aide a été distribuée et de 5,2 millions si l’on convertit cette somme au taux de change parallèle actuel) que l’armée a été chargée de distribuer selon une évaluation des dégâts qu’elle a menée dans les quartiers impactés avec l’aide de 500 ingénieurs bénévoles.

Le montant de cette aide gouvernementale est largement insuffisant. Elle s’est tarie au tout début du mois de février 2021 et l’armée a été forcée de cesser sa distribution. Par ailleurs, ceux qui avaient bénéficié de travaux de reconstruction menés par une ONG n’ont pas pu être indemnisés. « Notre priorité était de permettre aux gens de pouvoir rentrer chez eux. Nous avons dû privilégier les ménages qui n’avaient pas encore reçu d’aide parce que nous n’avions pas assez d’argent pour tout le monde. Mais ça ne veut pas dire que les autres ne sont pas éligibles », explique le directeur de la FER, selon qui l’État a promis une nouvelle somme de 50 milliards de livres qui n’a toutefois toujours pas été débloquée.

Parmi les plus gros destinataires de dons privés, la Croix-Rouge libanaise a, elle aussi, apporté une aide en espèces aux sinistrés. Grâce à la confiance qu’elle inspire aux donateurs, celle-ci a reçu 28 millions de dollars, soit 10 millions de plus que la somme allouée par l’État, sachant que cette dernière a été distribuée en livres. « C’était la première fois que nous recevions autant d’argent directement », affirme Nabih Jabr, le sous-secrétaire général de l’organisation.

80 % de cette somme a été distribuée aux ménages, tandis que les 20 % restants ont contribué à financer tous les coûts liés au Covid-19 et à la gestion de la banque du sang de l’association.

24 millions de dollars (en piochant dans d’autres dons, conditionnels cette fois, versés par les Croix-Rouge de France et du Royaume-Uni) ont ainsi été consacrés à l’aide en espèces qui a bénéficié à 10 800 ménages sélectionnés selon des critères de vulnérabilité dans trois zones touchées. « Nous avons opté pour l’aide financière inconditionnelle parce qu’elle est celle qui permet le plus de préserver la dignité et la liberté des bénéficiaires qui connaissent leurs besoins mieux que quiconque », explique Nabih Jabr. Les bénéficiaires ont reçu 300 dollars par mois durant sept mois consécutifs, ce qui leur a permis de ne pas être pénalisés par l’effondrement de la monnaie locale.

La Croix-Rouge libanaise a distribué cet argent via des cartes de retrait émises par la Banque libano-française qui, au moment des explosions, était la seule banque à rapidement accepter de transférer les fonds aux destinataires en dollars américains.

Un retour d’expérience reflet de l’inaction de l’État

Sur la plateforme numérique gérée par la FER, les ONG qui ont pris part à la reconstruction déclarent avoir dépensé jusque-là 25,716 millions de dollars et 767 millions de livres dans la réparation des unités détruites dont elles étaient en charge. Celles qui ont choisi de fournir une aide en espèces ont rapporté à l’armée avoir distribué 28,111 millions de dollars (24 millions étant issus de la Croix-Rouge) et 12,620 milliards de livres. L’armée n’est pas en mesure de fournir un montant dépensé par les ONG sur les autres formes d’assistance comme la santé ou l’aide alimentaire.

Toutefois, l’ensemble de ces chiffres est à prendre avec grande précaution, sachant qu’ils sont basés sur la bonne foi des associations. Aucune facture ou preuve n’est en effet indexée sur cette plateforme pour confirmer les dépenses. De plus, ces montants sont ceux déclarés par les organisations qui ont volontairement souhaité fournir des informations. Un grand nombre d’entre elles n’ont effectivement pas transmis ce type de données, sachant qu’elles n’en avaient pas l’obligation.

Selon l’armée, plus de 50 % des ménages n’auraient toujours pas reçu une aide suffisante pour pouvoir regagner leur domicile. Début 2022, elle devrait achever une nouvelle évaluation destinée à identifier les laissés-pour-compte et inspecter les unités que les ONG affirment avoir réparées. « Durant ce travail de terrain, nous sommes confrontés à la colère des habitants qui souffrent de ne pas avoir reçu encore d’assistance », rapporte le général Obeid, directeur de la FER.

Le ciblage des bénéficiaires fait également partie des points sensibles dans le retour d’expérience. Dans l’analyse de sa réponse humanitaire publiée sur son site, la Croix-Rouge libanaise rapporte quelques erreurs, survenues en raison de l’ampleur et de la vitesse des évaluations durant les premières semaines, qui ont conduit à ce que des ménages aisés se retrouvent éligibles à leur aide. Il y a eu également des cas de duplication, quand notamment deux membres d’un même foyer ont reçu une aide. « Ces erreurs ont été corrigées durant les premiers mois. Au total, notre ciblage a été réussi à plus de 90 % », estime Nabih Jabr.

À l’inverse, des personnes très affectées par la crise économique ont tenté de bénéficier de l’aide normalement destinée aux sinistrés. Les ONG rapportent avoir été bouleversées par le nombre faramineux de personnes dans le besoin à travers le pays.

Au final, dans son étude, la Croix-Rouge rapporte que 1 % des bénéficiaires de son aide en espèces serait des fraudeurs. Ce type de problème est globalement rapporté par de nombreuses ONG qui sont intervenues dans un contexte de chaos et de pression de devoir identifier au plus vite les besoins.

Des cas de travaux de réparation chez des ménages fortunés alors que les budgets étaient très serrés ont par ailleurs été relevés. « J’ai visité des appartements très luxueux que les ONG avaient comptés dans leur liste de bénéficiaires vulnérables. Ce sont des gens riches, et pourtant des travaux ont été effectués dans leurs appartements avec des matériaux très chers ! Pourquoi ces ONG devaient-elles utiliser des dons pour des appartements qui ne le méritent pas ? » pointe l’ingénieure Nadine Sinno de l’organisation Frontline Engineers, qui a été mandatée par les donateurs pour effectuer des missions de vérification dans les habitations, les commerces et les bâtiments à caractère patrimonial. Elle relève également que beaucoup de travaux ont été de mauvaise qualité (peinture écaillée au bout de trois mois, fenêtres non achevées…), ce qui a forcé les sinistrés à payer de leur poche de nouvelles réparations.

Bien que des cas de corruption aient existé, ces dysfonctionnements semblent plutôt liés à l’absence d’un organisme central de régulation de la réponse humanitaire. Ce rôle, normalement endossé par l’État, a été délégué aux seules ONG sur qui la société civile et les donateurs ont fondé des espoirs démesurés en termes d’efficience et de transparence.

« Certes, il y a eu des inefficacités, mais nous avons fait ce que nous avons pu dans une situation de vide politique. Il n’existe pas un exemple dans le monde où un pays a été développé grâce aux organisations. Nous ne voulons, en outre, certainement pas propager ce modèle de “république d’ONG” comme nous avons pu le voir en Haïti », affirme Maya Murad, consultante en management et volontaire chez Impact. « Jamais je n’aurais cru faire tout cela, ça me met en colère car ce n’est pas notre rôle. Mais nous l’avons fait », conclut-elle.

L’expérience réussie d’Impact Lebanon

Fondée à la suite de la thaoura par des Libanais de Londres, Impact Lebanon est une plateforme qui rassemble aujourd’hui des membres de la diaspora du monde entier. Définie comme apolitique, elle œuvre depuis 2019 à la promotion de la transparence et de l’efficience dans la gouvernance libanaise.

Sa réputation lui a permis d’attirer la générosité de 171 000 donateurs privés lorsqu’elle a lancé une levée de fonds destinée à relever Beyrouth après l’explosion, récoltant au total 9,2 millions de dollars. « Nous ne nous attendions pas du tout à recevoir autant d’argent. Nous pensions récolter 5 000 livres sterling maximum ! » raconte Alexandra Mouracadé, experte en audit financier et en gestion de projet et volontaire pendant un an pour ce projet.

La somme est colossale, tout comme la pression de devoir en faire bon usage. 66 personnes, chacune munie de ses compétences professionnelles (finance, marketing, management…), se sont mobilisées bénévolement pour établir une méthode d’allocation de ces fonds et de sélection des associations.

« Nous avons fait, au départ, un gros travail d’évaluation des besoins sur le terrain parce que c’était le chaos total. Puis nous avons soumis notre agenda aux ONG locales qui ont candidaté, en leur donnant des pistes pour les six secteurs d’intervention que nous avons établis, avec un accent particulier sur la réhabilitation. Les ONG ont eu un délai pour nous soumettre leurs propositions, puis nous les avons sélectionnées en fonction de critères et valeurs contrôlées par 3QA, une entreprise d’audit avec laquelle nous avons travaillé », explique Maya Murad, consultante en management formée au MIT et également volontaire pour Impact Lebanon.

3QA est une entreprise qui assure un contrôle qualité, sur commande des donateurs, des structures du secteur tertiaire. « Nous avons développé un cadre, sur la base de critères internationaux, qui permet au donateur de “monitorer” l’ONG qu’il soutient », explique Tara Hermez qui en est la cofondatrice. 3QA est intervenue à plusieurs niveaux dans le processus Impact. D’abord en leur transmettant un rapport complet sur les ONG candidates (structure, finances, comptabilité, affiliation, etc.). « Nous mettons des voyants rouges sur les éléments douteux ou à risques, mais c’est au donateur que revient la décision finale », précise Mme Hermez. L’entreprise a, par la suite, évalué les plans proposés par les ONG, exigeant des réajustements et des clarifications, avant qu’ils ne soient proposés à Impact Lebanon. Au final, 18 associations sur 150 ont été retenues.

« C’est un processus très complexe et rigoureux. Beaucoup d’ONG ont abandonné en cours de route. Il y aussi celles que nous avons dû écarter parce que nous avions des doutes. Enfin, il y a des projets que nous avons été forcés de ne pas retenir parce que nous en avions trop et des fonds limités », affirme Maya Murad.

Les 18 associations qui ont bénéficié de ces fonds ont, pour la plupart, affiché sur leurs sites internet respectifs les résultats de leurs actions (montant des unités reconstruites, de repas distribués, de personnes traitées…). Une compétition positive sur la transparence s’est créée entre elles, permettant ainsi au donateur de suivre l’usage qui a été fait de sa contribution financière. Beit el-Baraka a, par exemple, développé un outil de traçabilité qui donne au donateur accès en temps réel à l’unité qu’il a financée, avec un aperçu de chaque étape et une copie des factures originales.

Reste que ces méthodes de distribution des dons, qui répondent à une exigence de transparence de la part de plateformes comme Impact Lebanon, Life et Seal (un réseau de la diaspora aux États-Unis) relèvent encore de l’exception au Liban.

« Au final, nous avons eu un accès très minime sur les fonds qui sont arrivés au Liban. Beaucoup de donateurs n’ont donné aucune condition solide à des ONG, et leur ont versé de grosses sommes sans contrôle, ce qui a engendré beaucoup d’inefficacité », relève Tara Hermez. « L’“effective giving” (don efficace) est un modèle qui doit beaucoup plus se propager afin que les donateurs ne contribuent pas plus à détruire le pays qu’à l’aider », conclut-elle.

(Cet article a été produit dans le cadre d’un partenariat avec la Fondation Samir Kassir).

« On ne connaîtra jamais le montant des dons privés qui sont arrivés au Liban et celui qui vous dira le contraire est un menteur. » À en croire ce haut responsable des forces de sécurité impliqué dans l’effort de secours postexplosion, toute tentative de tracer les aides qui ont afflué de toute part après le drame du 4 août 2020 serait vouée à l’échec.L’ampleur de la...

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Une forme de délégation de service public à des associations et organismes non gouvernementaux existe dans de nombreux pays, notamment en France, où des associations se relaient dans certaines grandes villes pour assurer la distribution de nourriture chaude la nuit aux plus nécessiteux. Ceci dit, rien de comparable avec cet exemple libanais, qui par son volume financier et l'ampleur de son action dépasse l'imagination. L'article est particulièrement intéressant car bien documenté, bien travaillé et permettant de tirer des conclusions utiles pour d'autres pays et d'autres situations d'urgence à l'avenir. « Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde. » disait - paraît-il - Albert CAMUS. Cet article décrit bien, nomme bien, les personnes, les chiffres, et les faits. En cela il est utile non seulement au Liban et aux libanais mais à toutes celles et tous ceux pour qui le mot "humanité" a un sens. Didier CODANI

CODANI Didier

12 h 33, le 31 décembre 2021

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Commentaires (3)

  • Une forme de délégation de service public à des associations et organismes non gouvernementaux existe dans de nombreux pays, notamment en France, où des associations se relaient dans certaines grandes villes pour assurer la distribution de nourriture chaude la nuit aux plus nécessiteux. Ceci dit, rien de comparable avec cet exemple libanais, qui par son volume financier et l'ampleur de son action dépasse l'imagination. L'article est particulièrement intéressant car bien documenté, bien travaillé et permettant de tirer des conclusions utiles pour d'autres pays et d'autres situations d'urgence à l'avenir. « Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde. » disait - paraît-il - Albert CAMUS. Cet article décrit bien, nomme bien, les personnes, les chiffres, et les faits. En cela il est utile non seulement au Liban et aux libanais mais à toutes celles et tous ceux pour qui le mot "humanité" a un sens. Didier CODANI

    CODANI Didier

    12 h 33, le 31 décembre 2021

  • JE RESUME PAR CET ADAGE LIBANAIS QUI DIT : MEEN ESBA3OU BEL 3ASSAL OU MA BYILHASSOU ? HONE IDAYONE KENOU BEL 3ASSAL !

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 54, le 21 décembre 2021

  • Article très intéressant. Merci

    Georges Zehil Daniele

    06 h 50, le 21 décembre 2021

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