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Environnement - Crise

Au Liban, la pollution de l’air décuplée : quand la crise de l’électricité devient létale

En l’absence de chiffres fiables, les experts avancent des estimations effarantes sur l’augmentation des concentrations de polluants dans l’air et ses conséquences sur la santé et l’environnement, en raison de la dépendance accrue aux générateurs de quartiers.

Au Liban, la pollution de l’air décuplée : quand la crise de l’électricité devient létale

Avec le rationnement extrême d’EDL, les générateurs tournent presque 24 heures sur 24. Archives AFP

« L’autre nuit, je me suis réveillée parce que je suffoquais, je ne pouvais littéralement plus respirer. J’avais oublié ma fenêtre légèrement ouverte. » Lucie, 35 ans, habite Beyrouth. Son appartement est cerné par trois générateurs de quartier. « J’ai souvent de la difficulté à respirer, alors que je n’ai pas de problèmes de santé particuliers. J’ai l’impression d’avoir un pot d’échappement dans la bouche », témoigne de son côté Ziad, 29 ans, père de deux jeunes enfants. Il habite lui aussi à côté d’un générateur qui alimente son quartier pendant les longues coupures d’électricité. Ces témoignages pourraient être ceux de millions de Libanais, qui constatent une nette détérioration de la qualité de l’air depuis l’été dernier et l’aggravation de la crise de l’électricité. Depuis que l’alimentation en courant fourni par Électricité du Liban s’est effondrée, sur fond d’approvisionnement en carburant entravé par la grave crise économique dans laquelle est plongée le Liban et de vieux problèmes de maintenance des infrastructures, les générateurs privés, d’immeuble ou de quartier ont pris le relais pour éviter un black-out total.

Cette solution alternative est loin d’être une nouveauté, mais l’ampleur du problème, EDL ne fournissant plus qu’autour de deux heures d’électricité par jour, a désormais dépassé tout entendement, les groupes électrogènes de quartier fonctionnant pratiquement plus de 20 heures par jour. Outre les factures qui explosent, la santé publique en prend aussi un sérieux coup, puisque ces mini-centrales électriques exhalent leurs émissions toxiques au cœur des villes et villages. En l’absence de chiffres officiels régulièrement communiqués au public – cela fait des années que le réseau de stations de mesure du ministère de l’Environnement est inopérant –, les experts de l’AUB et de l’Université Saint-Joseph tirent la sonnette d’alarme : bien plus que confronté à une crise énergétique, le Liban fait désormais face à un problème majeur de santé publique. Dans une étude au titre évocateur, « Un enfer très coûteux », effectuée récemment par Najat Saliba avec ses étudiants – Kassem el-Husseini, Myriam Maamari, Chrystel Melhem et Marc Merhej –, la spécialiste en pollution de l’air et professeure à l’AUB se base sur des chiffres récoltés avant la crise pour estimer que, avec des générateurs fonctionnant presque 24 heures sur 24 dans les quartiers, le taux de polluants cancérigènes aurait augmenté de… 300 %. Avec, en conséquence, une facture de santé qui aurait grimpé de 8 millions de dollars au moins.

« Les émissions des générateurs au diesel sont une source majeure de pollution de l’air et de risques sanitaires pour la population », constate l’étude. Se fondant sur des résultats de tests effectués dans la rue Hamra à Beyrouth en 2012, alors que les générateurs ne tournaient que trois heures par jour, les chercheurs soulignent que les émissions contribuaient déjà à hauteur de 38 % des polluants toxiques dans l’air de la capitale (résultats publiés dans une étude en 2013). « Avec des générateurs qui fonctionnent pratiquement 24 heures sur 24, cela signifie que l’exposition aux polluants toxiques émis par ces installations devrait avoir été multipliée par huit, poursuit le texte. Si l’on considère que tous les autres facteurs sont inchangés, cela signifie que 24 heures de générateurs et une augmentation de 300 % des émissions toxiques déboucheraient sur 550 cas supplémentaires de cancers par an, près de 3 000 cas de bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO, maladie respiratoire chronique due à une inflammation et une obstruction permanente et progressive des bronches) en plus, et approximativement 500 admissions aux urgences pour des maladies cardio-vasculaires, crises cardiaques incluses. Les conséquences sur la santé publique sont accablantes et la facture de santé devrait augmenter de huit millions de dollars par an. »

Des émissions qui ont doublé depuis 2019

Charbel Afif, expert en pollution de l’air à l’Université Saint-Joseph, avance pour sa part une estimation découlant des dernières études en date effectuées par son département : les émissions dues au fonctionnement des générateurs de quartier ont triplé depuis 2013, et doublé depuis 2019. Sachant que dès 2012, le taux d’émissions des générateurs privés avait déjà dépassé celui des centrales électriques.

Toutefois, l’expert prend soin de préciser qu’« on ne peut faire une corrélation directe entre la hausse du taux des émissions et celle de la concentration des polluants dans l’air à un niveau régional, parce que cela dépend de facteurs comme la dispersion plus ou moins importante des émissions dans l’air ou encore du milieu où se trouve le générateur en question (hauteur de la cheminée, sa proximité avec les maisons, l’exiguïté des rues…) ». Et si les études de l’USJ ont permis jusque-là d’établir plus ou moins certainement que les émissions ont doublé depuis 2019, elles n’ont pas encore abouti à des réponses en ce qui concerne la concentration régionale des polluants, même s’il est indéniable qu’elle a augmenté. « On peut avancer des estimations moyennes d’une multiplication par 1,5 à 3 de la détérioration de la qualité de l’air dans les quartiers, sachant que, dépendamment de l’exposition à cette pollution, cette détérioration peut être bien pire. C’est à dire multipliée par 10, voire plus », souligne-t-il.

Car la technologie adoptée dans les groupes électrogènes de quartier, la même que dans les centrales, est particulièrement polluante, poursuit Charbel Afif. Certes, le fuel importé depuis 2017 est soumis à des critères plus stricts au niveau du taux de soufre qu’il contient, ce qui se répercute positivement sur les émissions du dioxyde de soufre dans l’atmosphère. Mais en situation de crise aiguë, comme celle que traverse le Liban, ces critères sont-ils toujours strictement respectés ?

D’autre part, les groupes électrogènes eux-mêmes ne répondent pas à des critères très stricts en matière d’équipements de lutte contre la pollution, comme cela aurait été le cas en Europe ou aux États-Unis, d’autant plus que les réglementations en la matière au Liban sont anciennes et peu appliquées. « Les machines que l’on vend ici ne sont pas aussi performantes environnementalement que celles utilisées par les pays développés, en matière d’inclusion de filtres par exemple, parce que les limites d’émissions de polluants dans l’air ne sont pas aussi strictement appliquées, voire pas du tout », poursuit-il.

Un autre facteur aggravant de la pollution de l’air est lié à l’entretien minimal de ces générateurs de quartier. « C’était déjà le cas avant la crise, on peut imaginer que la situation a empiré depuis », estime Charbel Afif. De plus, « les cheminées de ces générateurs, souvent situées dans des quartiers densément peuplés, ne sont pas assez hautes pour disperser les polluants correctement, et affectent souvent les riverains de manière directe ». « Sentir l’odeur des émanations du générateur est déjà un indice grave en soi, signe que l’on inhale les polluants directement en quantités très inquiétantes », avertit-il.

Une facture multipliée par huit

Alors à quels polluants les habitants, au Liban, sont-ils plus exposés aujourd’hui ? « Concernant les émissions des générateurs privés, il existe plusieurs polluants dont les concentrations auraient plus ou moins augmenté, explique l’expert. Toutefois, deux nous préoccupent particulièrement. Les oxydes d’azote (NOx), dont le taux dans l’air était déjà problématique avant la crise, et les particules fines. Ces dernières sont de taille assez réduite pour pénétrer profondément dans les bronches, et il s’y dépose souvent des matières cancérigènes comme les dioxines et les furanes, les métaux lourds ou encore les hydrocarbures aromatiques polycycliques. »

Le danger sur la santé et le fardeau économique que représente cette dépendance accrue aux générateurs privés vont de pair, et sont payés par les contribuables, constate l’étude de l’AUB effectuée par Najat Saliba et son équipe. Déjà, en 2018, le « marché » des générateurs valait 1,1 milliard de dollars. « Dans la situation actuelle (d’effondrement économique et de dévaluation monétaire, NDLR), ces chiffres auraient déjà été multipliés par huit, et ce marché parallèle pèserait déjà près de 9 milliards de dollars, entièrement payés par les résidents libanais », poursuit le texte. Et ce sans compter les impacts environnementaux (bruit et fumée noire se déposant sur les bâtiments et les voitures) et sociaux (notamment l’anxiété), qui représentent encore plus de pertes indirectes, souligne le texte.

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L’étude de l’AUB s’attarde sur la lourde responsabilité d’EDL dans la dégradation de la qualité de l’air des villes. « Si EDL assurait l’électricité de manière continue, les émissions de polluants seraient bien moindres et concentrées en certains points, au lieu d’être généralisées à des zones densément peuplées, affirme le texte. Avoir recours aux générateurs est une solution dangereuse au Liban, qui entraîne des conséquences à long terme sur la santé publique et l’économie. Une solution aux dysfonctionnements d’EDL est par conséquent non seulement cruciale, mais saine et économique à long terme. »

En attendant que le gouvernement assume ses responsabilités dans ce domaine, les scientifiques de l’AUB recommandent que « les personnes habitant à proximité des générateurs fonctionnant au diesel gardent leurs fenêtres fermées, et leurs climatiseurs allumés, en s’assurant que les filtres soient souvent examinés et nettoyés au besoin ». Ils conseillent également de faire une marche à l’extérieur au moins une fois par jour et, si possible, de passer quelques heures par semaine dans la nature, loin de la pollution. « Malheureusement, ces mesures prises individuellement ne permettent que de réduire l’exposition aux émissions toxiques, pas de l’éliminer », conclut le texte de l’AUB.

La situation s’aggrave significativement, martèle Charbel Afif, qui met en garde contre des conséquences graves sur la santé publique à long terme, si cette crise de l’électricité n’est pas réglée.

« L’autre nuit, je me suis réveillée parce que je suffoquais, je ne pouvais littéralement plus respirer. J’avais oublié ma fenêtre légèrement ouverte. » Lucie, 35 ans, habite Beyrouth. Son appartement est cerné par trois générateurs de quartier. « J’ai souvent de la difficulté à respirer, alors que je n’ai pas de problèmes de santé particuliers. J’ai...

commentaires (4)

Cela s'appelle crime contre l'humanité. En taule tous, tous ceux qui ont eu un poste étatique depuis la fin de la guerre civile, oui tous ! Et ils ne paieront pas assez cher.

TrucMuche

22 h 15, le 25 novembre 2021

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Commentaires (4)

  • Cela s'appelle crime contre l'humanité. En taule tous, tous ceux qui ont eu un poste étatique depuis la fin de la guerre civile, oui tous ! Et ils ne paieront pas assez cher.

    TrucMuche

    22 h 15, le 25 novembre 2021

  • Ce qui est appelé l’Etat Libanais assassine son peuple, dans le sens propre et figuré, depuis des décennies. Les dirigeants politiques au pouvoir et les hauts fonctionnaires à leur tête le gouverneur actuel de la BdL depuis 1988 à ce jour ont pillé, volé et ruiné les caisses de l’Etat soit par idiotie, soit par gaspillage mais surtout pour voler et s’enrichir personnellement. Les voilà maintenant qu’ils assassinent les citoyens directement par l’explosion au port soit indirectement par le manque total des services de base. Tous les membres de cette bande précitée, TOUS BORDS POLITIQUES CONFONDUS, devraient être interpellés et mis aux arrêts immédiatement par la nouvelle autorité qui doit prendre le pouvoir au Liban.

    Lecteur excédé par la censure

    09 h 01, le 25 novembre 2021

  • Est ce que porter des masques aiderait les personnes qui ont des difficultés à cause de cette pollution en attendant une solution durable?

    karim souki

    08 h 04, le 25 novembre 2021

  • Je ne comprends pas très bien. Il n'y a pas assez de mazout pour faire fonctionner les centrales d'EDL, alors on fait tourner des générateurs qui en consomment 10 fois plus (et polluent dans la même proportion)! Cherchez l'erreur!

    Yves Prevost

    07 h 29, le 25 novembre 2021

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