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Culture - Hommage

Etel, l’oiseau rare

Etel, l’oiseau rare

« Au revoir Etel », par Dominique Eddé. Photo DR

Elle est née à la croisée des pays, des langues, des milieux. Là où la perspective, au même titre que la lumière, ne cesse de bouger, de changer. Là où tout va avec tout comme dans la nature : le Coran de son père, les icônes de sa mère, le silence des maisons de Damas, l’effervescence de Beyrouth, le récit des grands malheurs, les Arméniens, les Grecs, les Ottomans, les potins, les confidences, les privations, les cachotteries. L’avenir donnait sur le précipice d’un côté, sur le ciel de l’autre. Elle a choisi le ciel. « Pour moi une maison, c’est les fenêtres, me disait-elle récemment. Les murs, c’est une excuse pour qu’il y ait des fenêtres. Donc je regarde toujours dehors. »

Enfant unique d’un officier syrien turc de l’Empire ottoman, défait par l’histoire, et d’une Grecque de Smyrne, rescapée in extremis de la misère, Etel a eu d’instinct un coup de génie : elle a créé le large à partir d’une impasse. Avant d’être douée pour l’écriture, la pensée, la peinture, elle l’a été pour vivre. « J’avais une vie avec ma mère, une vie avec mon père, rarement les deux », me disait-elle. De sa mère elle a appris à voir la lune dans une casserole qui brille, de son père elle a appris qu’il y a autre chose que soi dans une vie. Pour le reste, elle s’est débrouillée toute seule. « Il est vrai, écrit-elle, que nous avons connu des enfances de lucidité exubérante. » Que ces deux derniers mots lui ressemblent. Il n’y avait pas de livres chez elle à la maison. Il n’y avait pas de frontière, pas de contradiction entre la tragédie et la comédie, pas plus qu’il n’y en avait dans ses yeux quand elle passait du rire aux larmes. Elle a déchiffré les êtres et les arbres avant d’apprendre à lire. Et quand elle s’est mise à lire, elle a été droit à ce qui compte. Dure ou douce, la vie qui coulait en elle était fluide. C’était de la douleur débordée par l’humour ; de l’élan brisé par un chagrin, une guerre, puis soudain retrouvé grâce au jaune d’une jonquille. C’était de l’amour dans un cas comme dans l’autre. Elle a trouvé l’équilibre comme un oiseau, une fois pour toutes. L’espoir, le désespoir alternaient de façon à ne presque pas se gêner l’un l’autre. Les deux battaient dans ses ailes. Leur dosage tenait du miracle. « Je ne suis pas encombrée par mon moi », me disait-elle. C’était très vrai. Il lui arrivait même d’oublier, au cours d’une conversation, qu’elle était bien là, assise sur une chaise : si, pour mieux exister, un souvenir réclamait d’elle un retour dans le passé, elle y allait. Quand sa mère, occupée ailleurs, lui donnait des ordres : « Attends-moi, tais-toi, ne bouge pas », elle ne boudait pas, au contraire : elle en profitait pour voyager en restant sur place. Elle était au théâtre. Les conversations, les petits détails de la vie quotidienne étaient pour elle ce que sont, pour les autres enfants, des jouets merveilleux. Elle piochait dans chaque jour de quoi raconter mille histoires. Son art de conteuse lui est resté jusqu’au bout. Il n’est pas un de ses amis qui n’ait été émerveillé par ses récits où la philosophie, la poésie et l’anecdote puisaient librement l’une dans l’autre. Elle voyait un ange dans l’anse d’une théière. « La philosophie, pour bien faire, on ne devrait l’écrire qu’en poèmes », disait Wittgenstein. C’est peu dire qu’elle l’a fait. Elle ranimait Palmyre et Babylone avec un rien : une poignée de mots, un doigt posé sur une image. Les guerres du Liban et de la région l’ont dévastée, mais n’ont pas eu raison de son équilibre. Tous les malheurs, tous les bonheurs du monde arabe nous étaient rendus au centuple par sa voix de petite fille au timbre grave. Sa manière de dire « tu comprends ? » ou « c’est pas vrai? » à la fin d’une phrase était irrésistible. Il y avait dans son ton un tel mélange de complicité et de tendresse que personne, hormis les casse-pied dont j’étais parfois, n’avait la moindre envie de rompre la magie par un non ou un peut-être. Approuver Etel c’était dire oui à la vie au sens où l’entendait Nietzsche. Ses « yiiiy », ses « yay » d’enthousiasme ou de colère la relançaient comme du vent pousse une vague. Elle ne s’emportait pas, elle se laissait emporter. Quand elle ramassait en une courte phrase le sens de son propos, elle levait les bras, attrapait l’air à deux doigts comme on soulève un mouchoir, puis le lâchait d’un coup en disant « Ma heyk ? N’est-ce pas ? » Elle faisait pareil à la fin d’une toile. Ses petites mains d’enfant avaient la joliesse que son visage n’avait pas et son visage avait la grâce que bien des beautés ne connaîtront jamais. J’en connais peu, à vrai dire, qui aient si bien vieilli. Son sourire se fichait tant des convenances, des apparences, qu’à peine arrivé, il prenait toute la place. Quant à son regard, il était si vivant, si nu, si mobile, qu’il avait tous les âges. On en oubliait la couleur. On le voyait s’arrêter en plein vol, se concentrer, vérifier une pensée, puis s’éclairer d’un coup. D’épouvante ou de joie, peu importe : il s’éclairait. Elle découvrait ensuite ce qu’elle disait en le disant. Etel tenait beaucoup plus à penser qu’à ce qu’elle pensait. Dire une chose puis son contraire était sa façon d’être fidèle aux caprices du temps. Elle était tout entière dans ce qu’elle observait. Si c’était un tilleul, elle était son vert, ses feuilles, son vent. Si c’était vous, elle était dans le secret de ce que vous taisiez. Si c’était la montagne, elle était son chapeau de neige, son blanc, son mauve. Ce pouvait être le Sannine ou le mont Tamalpais, comme ce pouvait être un caillou posé sur son bureau. Ayant appris aussi tôt à réunir les extrêmes, elle allait pouvoir aller aux quatre coins du monde sans se perdre. Elle allait surtout demeurer à jamais l’enfant qu’elle était. Une intensité d’être, exposée à la souffrance, mais toujours prête à l’aventure qui secoue le malheur ; constamment protégée par l’ange qu’elle fut pour elle-même et pour les autres. Dotée d’une intelligence supérieure, elle n’avait aucun besoin de s’en occuper, d’en tirer fierté. Elle se contentait de s’en servir au même titre qu’un écureuil se sert de ses pattes pour bondir. Elle s’est ainsi sauvée de toutes les poses, de tous les « isme » : à l’exception de l’humanisme, bien sûr. Ce qu’elle écrit de son amie Yourcenar vaut pour elle. « Elle a construit son propre pont. »

Etel Adnan (1925-2021). Photo courtesy Simone Fattal. Avec l’aimable autorisation de la galerie Sfeir-Semler

J’ai connu Etel en 1972, au journal el-Safa. Elle en dirigeait la page culturelle, j’étais son assistante. Je ne sais plus ce que j’y faisais exactement, tant j’apprenais, tant je m’amusais en sa présence. « Parle de Picasso et de Oum Kalthoum dans le même papier si tu en éprouves le besoin », me disait-elle. Elle m’avait envoyée faire un reportage sur les flippers des cafés de Beyrouth : « Il faut aller sur place observer les petites choses. » Dans l’équipe pleine d’amis de ce journal – Anne Frangié, Lamia Tabet, Gérard Khoury, Jorg Stocklin, Jocelyne Saab… –, elle était l’arbre au milieu du jardin. Nous vivions passionnément avec elle cette époque où tout était encore possible. Un jour, Etel a disparu. Elle n’est pas venue au bureau. Ni le lendemain. Ni le surlendemain. Je me suis inquiétée. Elle était sur un nuage, elle volait, elle avait rencontré celle qui allait devenir sa compagne : Simone Fattal.

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Quelque temps plus tard, me rendant chez elle, à la rue du Patriarcat, à Zarif, je trouvais devant sa porte des montagnes de pommes de terre. Elle m’avait ouvert la porte un peu confuse. « Pourquoi toutes ces pommes de terre Etel ? » « J’ai rencontré un marchand ambulant qui avait très mal au dos et qui poussait tous ces kilos. Je les lui ai achetés et lui ai dit de rentrer chez lui. » Elle avait l’art de faire venir le rire là où on ne l’attend pas. Au lendemain du 4 août 2020, elle m’écrivait ceci : « Après avoir lu ton papier dans Le Monde où tu disais que le choix aujourd’hui est entre la robotisation et la folie, j’ai conclu qu’il ne restait qu’à se suicider. J’ai décidé d’aller à Paris à l’ambassade du Liban, monter au troisième étage, et en finir... puis j’ai pensé qu’on ne pouvait pas ajouter un drame de plus à notre ambassade. »

Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour que le génie d’Etel soit reconnu ? Et pourquoi l’engouement prend-il maintenant une forme aussi frénétique ? Le succès a tardé parce qu’elle était une femme et parce qu’elle était en avance. Mais aussi parce qu’elle était inclassable. S’il prend maintenant la forme d’une célébration planétaire, c’est sans doute parce que le monde découvre les limites de la « classification », parce qu’il souffre d’un mal dont Etel a fait le tour avant l’heure. Elle a eu la grâce et le culot d’aller au bord des gouffres les mains pleines de couleurs. Qui sait faire ça aujourd’hui ? Son aura agit au moment où l’humanité est orpheline des trois dimensions qui l’habitaient à temps plein : la simplicité, la profondeur et l’allégresse. Pour ses amis libanais, le deuil est décuplé par l’état du pays. Elle a commencé en pariant sur le monde, elle est partie en pariant sur l’univers. Quelle enfant, quelle sage, quel oiseau rare !

Dominique Eddé est romancière et essayiste. Elle est notamment l’auteure de « Edward Saïd. Le roman de sa pensée » (La Fabrique, 2017).

Elle est née à la croisée des pays, des langues, des milieux. Là où la perspective, au même titre que la lumière, ne cesse de bouger, de changer. Là où tout va avec tout comme dans la nature : le Coran de son père, les icônes de sa mère, le silence des maisons de Damas, l’effervescence de Beyrouth, le récit des grands malheurs, les Arméniens, les Grecs, les Ottomans, les...

commentaires (11)

beau texte!

Carla Korkmaz

08 h 30, le 20 novembre 2021

Tous les commentaires

Commentaires (11)

  • beau texte!

    Carla Korkmaz

    08 h 30, le 20 novembre 2021

  • Très beau texte : plume juste, sans fioriture.

    CHAHINE Omaya

    22 h 01, le 19 novembre 2021

  • J'ai beaucoup aimé ton texte. Merci.

    Brunet Odile

    21 h 44, le 19 novembre 2021

  • merci pour ce bel hommage !

    lila

    12 h 22, le 19 novembre 2021

  • sublime!

    FOUAD KARKOUR

    11 h 53, le 19 novembre 2021

  • C’est de très loin le plus bel hommage fait à Etel qui nous est offert dans ces lignes . Merci Dominique ! Tu arrives à capturer son essence même . Alice au pays des merveilles qui disait Que « puisque ce monde n’a aucun sens pourquoi ne pas inventer le nôtre !? »Etel s’est appliqué à le faire toute sa vie Tu le racontes merveilleusement bien Je t’embrasse virtuellement mais de tout cœur Noha

    Noha Baz

    11 h 47, le 19 novembre 2021

  • Plume très juste & bel hommage. Sans fioriture.

    11 h 44, le 19 novembre 2021

  • Magnifique Dominique !!

    BARAKAT Hoda

    11 h 06, le 19 novembre 2021

  • Excellent article: simple, profond, magnifique! Merci Dominique!

    Soeur Hiam Baroud

    07 h 23, le 19 novembre 2021

  • Dominique . Ton portrait d’Etel est le plus juste et le plus bouleversant de tous ceux parus dans la presse internationale . Je dis triste qu’elle ne soit plus là pour le lire . Etel aimait tant te lire . Elle était fière de toi , fière de dire qu’elle avait immédiatement repéré ton talent au Safa.

    Tabet Lamia

    02 h 20, le 19 novembre 2021

  • Une immense perte !

    OMAIS Ziyad

    02 h 07, le 19 novembre 2021

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