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Moyen-Orient - Éclairage

En Irak, le spectre de la guerre intrachiite

La tentative d’assassinat à laquelle le Premier ministre irakien a échappé semble rapprocher un peu plus le pays de l’abîme.

En Irak, le spectre de la guerre intrachiite

Le Premier ministre irakien, Mostapha al-Kazimi, avec le président irakien Barham Saleh après une attaque de drone contre la résidence du Premier ministre à Bagdad, le 7 novembre 2021. Photo Reuters

Ce n’est pas la première fois que les milices chiites de la coalition paramilitaire du Hachd al-Chaabi (PMF) – majoritairement affiliée à l’Iran – joueraient les gros bras en Irak. Depuis le déclenchement du soulèvement irakien en octobre 2019, près de 36 journalistes et activistes ont été assassinés dans le cadre d’une campagne qui leur est largement imputée. Mais cette fois-ci, les événements ont accru le niveau de tensions dans le pays de manière brutale. La résidence du Premier ministre Mostapha al-Kazimi, située dans la zone verte de Bagdad, a, en effet, été visée par une attaque, dans la nuit de samedi à dimanche, dans ce qui semble relever d’une tentative d’assassinat. Et même s’ils s’en défendent, l’opération est attribuée aux PMF qui paraissent avoir voulu envoyer un double message.

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Le premier est à destination du reste de la classe politique irakienne, à commencer par l’homme fort du pays Moqtada Sadr, arrivé en tête à l’issue du scrutin législatif du 10 octobre dernier et en tractation avec les autres parties dans le but de former un gouvernement. Il s’agit en somme de lui signifier de manière très nette qu’il est hors de question de les exclure de la prochaine administration. Peu importe que les PMF gagnent ou pas, le pouvoir ne se fera pas sans eux. S’ils n’ont pas réellement perdu de voix par rapport au scrutin de 2018, ils ont vu leur nombre de sièges au Parlement diminuer de manière drastique, passant de 48 à 14. Résultat : un sentiment de dépouillement et beaucoup d’amertume. Dans cette atmosphère propice au ressentiment, M. Kazimi – faible sur la scène intérieure – fait office de cible plus facile que le puissant Moqtada Sadr. Le second message s’adresse, lui, à la population irakienne, en particulier à ceux qui veulent en finir avec la mainmise de Téhéran sur le pays. Si le Premier ministre, barricadé dans un périmètre ultra-protégé de la capitale – abritant également des bâtiments gouvernementaux et des missions diplomatiques dont l’ambassade des États-Unis – n’est pas en sécurité, alors opposants aux Hachd et partisans de l’Intifada d’octobre le sont encore moins.

Avertissement ou assassinat raté ?
D’emblée, une question s’impose : s’agissait-il réellement d’en finir avec le chef du gouvernement sortant ou d’envoyer un signal d’avertissement à son adresse et à celle des forces politiques en position de force ? D’autant qu’un pacte tacite a paru lier MM. Sadr et Kazimi au cours des mois précédant le scrutin, le premier devant ainsi soutenir la prolongation du mandat du second au poste de Premier ministre, à la condition que celui-ci s’engage à ne pas prendre part à la course électorale. « Ce n’est pas la première fois que le Premier ministre irakien est visé. Il faut prendre en compte les menaces verbales proférées par les dirigeants des milices irakiennes soutenues par l’Iran contre M. Kazimi, peu auparavant. Il s’agissait d’une attaque avec l’intention de tuer sa cible », estime Randa Slim, chercheuse et directrice du Conflict Resolution and Track II Dialogues Program au sein du Middle East Institute. « Les photos de Mostapha al-Kazimi après l’attaque montrent que son bras a été en partie touché. Mais je pense que ce qu’il s’est passé relève d’abord d’une menace aux partis qui seraient tentés de former une alliance sans le Fateh (bras politique des PMF) et non pas une tentative d’assassinat. Dans ce cas-ci, il serait beaucoup trop évident de trouver l’auteur de l’attaque », avance pour sa part Kamaran Palani, chercheur associé au centre stratégique al-Sharq.

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Une partie des commentaires sur les réseaux sociaux vont jusqu’à qualifier ces événements de tentative de coup d’État. « L’Irak n’est pas l’Égypte où le pouvoir se concentre dans les mains d’une personne ou d’une institution et si vous vous débarrassez de cette personne, alors le pouvoir est à vous. Les dynamiques sont différentes. Vous avez plusieurs partis avec différentes milices et le Premier ministre n’est pas la personne qui réellement dispose de ce pouvoir », nuance Kamaran Palani. « Tout cela doit plutôt être lu dans le contexte des résultats post-électoraux, avec l’émergence de vrais gagnants : Moqtada Sadr côté chiite, Mohammad al-Halboussi côté sunnite et le parti KDP dans l’arène kurde », souligne le chercheur. En revanche, depuis presque un mois, le Hachd mobilise ses partisans dans le pays, cre à la fraude électorale et aux ingérences de Washington et d’Abou Dhabi. La semaine dernière, la confrontation est montée d’un ton. Alors que M. Sadr et ses représentants rencontraient à Bagdad d’autres formations politiques, des heurts violents ont eu lieu vendredi entre les forces de sécurité et des soutiens aux PMF. Si ceux-ci sont désormais officiellement intégrés à l’État irakien, leur fonctionnement est, dans les faits, autonome et répond aux ordres de Téhéran. Ces affrontements ont conduit à la mort d’au moins un manifestant, galvanisant ainsi la rhétorique victimaire des milices qui blâment le Premier ministre. « Le sang des martyrs doit vous tenir pour responsable », a déclaré par exemple Qaïs el-Khazaali, à la tête de la brigade Assaïb Ahl el-Haq, en s’adressant à M. Kazimi lors des funérailles organisées samedi. « L’un des autres messages derrière cette tentative d’assassinat est aussi destiné aux États-Unis, qui ont soutenu ces élections et qui appuient les gagnants du scrutin », ajoute Adel Bakawan, directeur du Centre français de recherche sur l’Irak et auteur de L’Irak un siècle de faillite. De 1921 à nos jours (Ed. Tallandier, 2021).

Quel rôle pour Téhéran ?
Si à l’heure de mettre sous presse, dimanche soir, les PMF n’avaient pas publié de déclaration officielle sur l’attaque, la chaîne Telegram Sabreen News qui leur est liée a partagé des photos et des commentaires raillant le Premier ministre en le qualifiant de « martyr vivant ». La chaîne a également publié une photo d’un éléphant volant sous-titrée : « Photo du drone peu de temps avant sa chute. » Fidèles à elles-mêmes, les milices jouent la partition du complot et accusent M. Kazimi d’avoir mis en scène cette tentative d’assassinat pour mieux les accuser. Washington, Riyad et Téhéran ont tous condamné l’attaque. Mais le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères a toutefois exhorté les Irakiens à être conscients des « conspirations qui visent la sécurité et le développement de l’Irak ».

A priori, impossible d’imaginer que cette tentative d’assassinat ait été préparée sans concertation avec Téhéran, même si depuis l’élimination en janvier 2020 de Kassem Soleimani – ancien commandant au sein des gardiens de la révolution iranienne – et d’Abou Mahdi el-Mouhandis – ex-leader de facto du Hachd, celui-ci est miné par les divisions internes et certaines brigades n’ont pas manqué d’entreprendre des initiatives de leur propre chef. Autre élément venant nourrir la confusion : le fait que M. Kazimi soit parvenu au cours de son mandat à développer de très bonnes relations avec la République islamique au point d’endosser le costume du médiateur entre Téhéran et Riyad.

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Difficile dans ces conditions d’établir clairement le rôle que l’Iran a pu jouer dans cette attaque. « Il faut garder en tête qu’il n’y a pas qu’un seul Iran mais plusieurs. L’unité al-Qods au sein des gardiens de la révolution et les services de renseignements ne sont pas très bien coordonnés. La situation est très complexe », dit M. Bakawan. « Certains groupes à Téhéran ont dû être informés de la planification de cette attaque et ont décidé de ne pas l’arrêter. Le niveau de la chaîne de commandement au courant de ce plan n’apparaît pas clairement cependant », commente pour sa part Randa Slim.Si l’Irak semblait jusque-là au bord du précipice, cette dernière séquence politique a tout le potentiel de l’y précipiter. D’aucuns craignent à présent une véritable explosion de violence entre les forces de sécurité et les milices affiliées à Téhéran, le tout dans un contexte marqué par des divisions interchiites de plus en plus vives, entre une ligne nationaliste qui se veut distante de Téhéran et illustrée aujourd’hui par Moqtada Sadr, et une autre proche de la République islamique.

« Si cette escalade n’est pas contrôlée, les conséquences seraient très graves pour l’Irak et pourraient inclure un glissement vers la guerre civile », estime M. Bakawan. Pour l’heure, Moqtada Sadr n’y a que peu d’intérêt. S’il essaye depuis plusieurs années d’adopter une posture d’homme d’État, il incarne cependant historiquement, lui aussi, l’ordre milicien et peut donc se targuer d’un puissant arsenal. « La guerre civile ne relève pas d’une décision prise dans un bureau fermé. C’est un processus qui s’impose à tout le monde », rappelle M. Bakawan qui souligne que tous les facteurs sont là, qu’il s’agisse de la présence d’organisations lourdement armées, d’un État qui a perdu le monopole de la violence, de l’ingérence de pays étrangers, sans oublier « les fractures sociales et politiques au sein de la société irakienne ». Mais il est deux acteurs de poids – eux-mêmes en conflit – qui pourraient agir de sorte à pouvoir canaliser l’explosion et empêcher l’effondrement de l’arène chiite. Le premier est le grand ayatollah Ali Sistani, figure tutélaire de la politique irakienne et plus haute autorité religieuse chiite en Irak. Et le second est la République islamique elle-même.

« L’environnement est favorable au déclenchement d’une guerre civile », estime Kamaran Palani. « Mais l’Iran ne veut pas déstabiliser une zone où il est en position confortable depuis 2003. Nous ne verrons peut-être pas une guerre civile sous sa forme traditionnelle, mais des confrontations régulières sur la longue durée ».

Ce n’est pas la première fois que les milices chiites de la coalition paramilitaire du Hachd al-Chaabi (PMF) – majoritairement affiliée à l’Iran – joueraient les gros bras en Irak. Depuis le déclenchement du soulèvement irakien en octobre 2019, près de 36 journalistes et activistes ont été assassinés dans le cadre d’une campagne qui leur est largement imputée. Mais cette...

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