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Culture - Entretien

Simone Fattal : Beyrouth est un aimant

À l’occasion de ses deux expositions solo, « A Breeze Over the Mediterranean »* à la Fondazione ICA Milano et « Finding a Way »** à la Whitechapel Gallery de Londres, la peintre, sculptrice et céramiste livre à « L’Orient-Le Jour » des éléments-clés de son parcours.

Simone Fattal : Beyrouth est un aimant

Simone Fattal, rue Madame, Paris. Photo Kathleen Weaver

L’artiste raconte ses souvenirs à Beyrouth, avant de mettre sa vie dans des caisses pour partir vers la Californie ; son passage dans l’édition au sein de The Post-Apollo Press qu’elle a fondée en 1982 ; sa fascination pour la lumière du Liban, pour les mythes et les épopées ; et parle surtout d’une figure emblématique de son travail : cet homme debout, qui marche et avance au milieu de la folie du monde…

Une vue de l’exposition « A Breeze Over the Mediterranean » de Simone Fattal à la Fondation ICA, à Milan. Photo Andrea Rossetti

Après des études de philosophie à la Sorbonne à Paris, vous rentrez à Beyrouth en 1969. Depuis, vous avez abandonné cette discipline pour vous consacrer à l’art. Considérez-vous que votre pratique contient encore des traces de philosophie ?

Ce sont des marques que l’on me dit voir dans mon travail, mais que je ne peux pas pointer du doigt moi-même. La philosophie, dans mon cas, est quelque chose d’à la fois très intériorisé et qui a formé mon mental. Et bien que je n’aie pas poursuivi de carrière dans ce domaine au sens propre du terme, la philosophie m’accompagne à travers mes lectures, notamment celle des textes de Platon dont le « ronron intellectuel » me plaît. Ça me remue les méninges. Il y a aussi les fresques narratives, L’Épopée de Gilgamesh par exemple que j’adore. Cette histoire d’une quête vaine pour l’immortalité, je la lis comme un texte de philo.

Quels souvenirs conservez-vous de cette période vécue à Beyrouth jusqu’à 1975 et que l’on appelle communément l’âge d’or ?

Étrangement, c’est une phase de ma vie que j’ai mal vécue, dans le sens où j’étais souvent absente de Beyrouth à cause de mes voyages, alors que les gens y affluaient de partout en masse. On peut longtemps débattre sur la question de l’âge d’or, sur le fait que cette période bénie n’a profité qu’à une certaine tranche privilégiée de la population. C’est sans doute vrai. Mais en prenant un peu de recul, on ne peut pas nier le fait que ces deux décennies d’avant-guerre ont été particulièrement spéciales, ne serait-ce que par ce vent de liberté qui soufflait sur le pays. Et puis il y a eu l’apport des étrangers, notamment des intellectuels de la région (Égyptiens, Syriens, Irakiens..), qui a transformé l’énergie de Beyrouth. Après, bien sûr que c’est l’élite bourgeoise qui était au cœur de cet essor socio-culturel, mais, en même temps, je me souviens que même les paysans qui vivaient dans des conditions plus modestes étaient tout aussi heureux. Il y avait quelque chose d’hélas indescriptible et qui ressemble à de la douceur. Beyrouth, c’était comme un mot magique, partout dans le monde. Une énergie très particulière, extraordinaire. C’était un aimant, et c’est le cas jusqu’à ce jour, en dépit de tout. Cela dit, ce qui m’irrite, c’est lorsqu’on dépeint cet âge d’or comme exempt de tout problème politique. C’est loin d’être le cas. La menace israélienne a toujours plané sur nous ; à chaque fois que ça se calmait un peu, on pensait qu’ils étaient partis. Sauf que ça ne s’est jamais arrêté.

Une vue de l’exposition « A Breeze Over the Mediterranean » de Simone Fattal à la Fondation ICA, à Milan. Photo Andrea Rossetti

Quel est votre rapport à la nostalgie ? Est-ce quelque chose qui vous parle ?

La nostalgie est quelque chose que je ne connais pas. C’est peut-être dû à mes voyages incessants, au fait que mon quotidien est toujours un peu celui d’une nomade. En fait, dès que je me suis lancée dans cette carrière dans l’art, j’ai vite réalisé que je ne pouvais pas m’autoriser la nostalgie. Il m’est arrivé d’être nostalgique de mon enfance, oui. Et puis, depuis que j’ai vu, de mes propres yeux, le malheur de 1975, cette nostalgie a été remplacée par un immense chagrin qui ne m’a plus quittée.

La lumière du Liban semble vous avoir marquée…

Oui, parce que comme tout au Liban, elle est fondamentalement contradictoire, changeante. La lumière est au plus beau en octobre, c’est un mois qui se rapproche du sacré. Elle fait vivre la couleur, elle révèle les bleus inouïs de la Méditerranée comme par magie. Elle donne la vie. Paradoxalement, en été, la lumière à Beyrouth m’est insupportable, lorsque la ville, en plein khamsin, semble recouverte d’un voile poussiéreux. Même dans les montagnes, comme en témoignent les toiles classiques de Daoud Corm par exemple, il y a aussi à cette période de l’année une brume épaisse qui efface les couleurs et le paysage.

Comment décrivez-vous le rôle de la couleur dans votre pratique, notamment la sculpture ?

La couleur, c’est la dernière manifestation de quelque chose, surtout dans le cas de la céramique, lorsque j’applique la peinture à la dernière étape de la conception d’une pièce ou d’une sculpture. À ce moment-là, la couleur octroie à l’objet une existence pérenne, peut-être parce que tout se voit à travers sa couleur. C’est le cas des sentiments, des émotions aussi, tout passe par ce prisme-là. Vert de peur, rouge de colère, la couleur rend l’invisible visible.

Une vue de l’installation de Simone Fattal au sein de son exposition solo « Finding a Way » à la Whitechapel Gallery, Londres, 2021. Photo Jack Hems

Avant de construire une œuvre autour de l’art de la céramique, vous vous êtes concentrée sur la peinture, puis, à Los Angeles, vous avez mis votre carrière d’artiste en suspens pour monter la maison d’édition The Post-Apollo Press. Il y a eu la philo aussi, avant tout cela. Avez-vous l’impression d’avoir vécu plusieurs vies ?

Ce qui me revient en pensant à mon départ de Beyrouth, c’est une double déchirure. Celle qui vient du départ, quand on part et qu’on laisse un pays malade derrière. Et l’autre qui est venue lorsque j’ai mis ma vie et mon studio dans des caisses et que j’ai décidé d’arrêter la peinture. The Post-Apollo Press est née presque par hasard, en 1982, au moment où j’ai eu envie de publier des poèmes d’Etel Adnan, le recueil Sitt Marie Rose. Je n’avais pas de plan précis, et une fois cette première publication réalisée, je me suis dit qu’il fallait que je lui trouve des compagnons. C’est comme ça que j’ai procédé, et les choses se sont faites de fil en aiguille. Je n’ai toutefois jamais réellement mis mon art de côté, puisque je concevais moi-même les couvertures de tous les ouvrages, ils étaient faits à la main, presque artisanalement. La sculpture est revenue après, comme une évidence, comme un non-dit. Au moment où j’ai mis la main dans la céramique, quelque chose s’est illuminé. Aujourd’hui, en y repensant, tous ces pans de vie se sont tissés pour former ma vie. Toutes ces choses sont en moi, elles me constituent.

Dans votre sculpture, il y a comme le spectre d’un homme qui revient, l’homme debout, qui est-il et pourquoi lui ?

Il est né d’une première sculpture d’Adam que j’avais réalisée en bronze, en m’inspirant de la mystique musulmane où Adam était souvent représenté avec de longues jambes et un torse plus menu. Il était, à mes yeux, l’incarnation de l’homme qui se lève après les singes. J’ai ensuite conçu Ève, son corps avait quelque chose de plus lourd, de plus accablé. Car c’est cela-même, le destin d’une femme : la responsabilité qui s’incarne dans son corps. Elle porte le poids de ses enfants, elle est percluse de douleurs. Cet homme debout est revenu par la suite et n’a plus quitté ma sculpture. Il est ce guerrier qui rappelle les désordres du Moyen-Orient. Il est comme debout au milieu de la tempête, résistant, et qui conserve sa puissance, malgré tout.

Il y a, dans votre travail, à la fois une recherche dans le passé, notamment les mythes qui vous intéressent, et quelque chose de profondément moderne. C’est le cas de votre « A Breeze Over the Mediterranean » dont les sculptures tentent de lier le passé à la fragilité du présent. Vous retrouvez-vous dans cela ?

En 2020, sur une invitation de la Fondazione ICA Milano et du Pompeii Commitment, j’ai visité le parc archéologique de Pompéi afin d’étudier en personne le site et les stockages archéologiques. J’y ai observé l’histoire universelle et les multiples histoires individuelles de Pompéi, en m’inspirant des artefacts pompéiens et de leurs archétypes culturels, religieux, sociaux et historiques. Ce qui m’a frappée, c’est le fait de me rendre compte que ce site racontait un monde morcelé et, tout à la fois, une entité, car j’y ai vu des traces égyptiennes, syriennes, même peut-être phéniciennes. L’idée, avec cette exposition, était de connecter ce monde à travers ma sculpture. Je ne voulais pas raconter une ville en ruine, loin de là, mais plutôt la manière dont ces cultures coexistent dans ce lieu, en créant une sorte d’écosystème figé dans le présent. C’est là que le passé et le présent se lient.

On a l’impression, d’autre part, avec votre exposition solo « Finding a Way » à la Whitechapel Gallery de Londres, qu’il y a comme une volonté de renouer avec la peinture, peut-être parce que cette exposition raconte le parcours d’une vie ?

C’est sans aucun doute mon exposition la plus personnelle, puisque d’une part, elle rassemble des œuvres de plusieurs époques, et que, d’autre part, elle recouvre plusieurs thèmes et techniques que j’ai pu aborder au fil des années, mes collages, mes stèles, mes sculptures de bronze, mes souvenirs de Damas et le temple ziggourat de Mésopotamie qui me fascine. Mais dans le fond, ce que « Finding a Way » raconte, c’est le parcours de la vie de mon homme debout, mon homme qui marche et doit trouver sa voie au milieu de multiples transformations. C’est un parcours initiatique, presque spirituel, dans lequel il s’embarque. Ce personnage, c’est peut-être mon ombre. Ou je suis la sienne, je ne sais pas.

Aujourd’hui, qu’est-ce qui vous lie au Liban ?

C’est un lien qui n’est pas physique, pas tangible. Même si je suis physiquement absente du Liban, il vit avec moi, où que je sois. Même pendant la guerre, j’y revenais sans cesse. J’ai encore mon appartement à Manara et une maison à côté de Beiteddine. Ces lieux me servent de racines, ils m’ancrent dans le paysage. Ce lien est aussi chargé de regrets, surtout lorsque je suis les nouvelles et que je vois que cette malédiction du confessionnalisme, qui est un peu le péché originel du pays, est toujours là. Comme une maladie. Les Libanais continuent de se considérer comme maronites, chiites, sunnites, druzes, avant même de se considérer comme Libanais. Et quand il y a division, l’effondrement du pays devient si facile. C’est de là même que tout découle. C’est cela même la source de notre problème.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans la culture contemporaine ?

Je suis curieuse de tout. La culture mondiale de notre époque nous donne accès à l’immédiat, nous donne accès à tout en un clic, en un avion, et c’est quelque chose qui me plaît beaucoup. Plus rien ne nous est caché aujourd’hui. En même temps, quand je réalise que cela se fait aux dépens de certaines régions du monde qui servent de terrain de jeu, quand je pense au déclin sans retenue du Moyen-Orient dont tout le monde semble se foutre un peu, cette époque me fait peur.

C’est quelque chose qui vous ferait descendre à la rue ?

S’il fallait que j’aille manifester aujourd’hui, ce serait pour dénoncer ce qui se passe à Beyrouth. Comme tout le monde, je suis paralysée à ce niveau, c’est peut-être le contre-choc de tout ce que le pays a pu recevoir comme coups, sans arrêt. Et je me demande aussi pourquoi je ne suis pas, pourquoi nous ne sommes pas tous dans la rue tous les jours.

*« A Breeze Over the Mediterranean » de Simone Fattal à la Fondazione ICA Milano, Milan, jusqu’au 9 janvier 2022.

**« Finding a Way » de Simone Fattal à la Whitechapel Gallery, Londres, jusqu’au 15 mai 2022.

L’artiste raconte ses souvenirs à Beyrouth, avant de mettre sa vie dans des caisses pour partir vers la Californie ; son passage dans l’édition au sein de The Post-Apollo Press qu’elle a fondée en 1982 ; sa fascination pour la lumière du Liban, pour les mythes et les épopées ; et parle surtout d’une figure emblématique de son travail : cet homme debout, qui marche et avance au...

commentaires (1)

Je ne sais pas comment exprimer ma profonde admiration pour Simone Fattal, son travail et sa personne. C'est une artiste rare, précieuse et humainement inestimable... Une voix interieure se dégage subtilement de ses oeuvres, qui t'interpelle et te fait sentir une parenté, comme une filiation heureuse, une affinité fière... Hoda Barakat

BARAKAT Hoda

12 h 17, le 05 novembre 2021

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Commentaires (1)

  • Je ne sais pas comment exprimer ma profonde admiration pour Simone Fattal, son travail et sa personne. C'est une artiste rare, précieuse et humainement inestimable... Une voix interieure se dégage subtilement de ses oeuvres, qui t'interpelle et te fait sentir une parenté, comme une filiation heureuse, une affinité fière... Hoda Barakat

    BARAKAT Hoda

    12 h 17, le 05 novembre 2021

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