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Culture - Performance

Ali Eyal, l’artiste qui peint les murs de l’assassin de son père

Dans une performance présentée à Ashkal Alwan, l’artiste irakien tente, en infiltrant leurs espaces privés, de s’adresser à la conscience des criminels. « Don’t let the beautiful colors fool you, who would draw Goofy inside the rooms of grownups ? » est une expérience auditive à forte portée émotionnelle.

Ali Eyal, l’artiste qui peint les murs de l’assassin de son père

Dans sa performance, Ali Eyal met en scène et en parallèle les espaces intimes de la victime et du bourreau. Photo Lamia Abu Khadra

Pénétrer le monde imaginaire, dense et complexe de Ali Eyal, c’est d’abord se laisser porter sans se poser de questions, faire abstraction de la compréhension et de la cohérence du texte, s’abandonner à la voix de l’artiste, l’autoriser à se frayer un chemin pour vous emmener dans le pays des émotions. De la figure de l’enfance au récit des origines, de l’histoire personnelle aux souvenirs transitoires, de la politique à l’identité perdue, son art oscille toujours entre vécu et souvenirs éphémères, et prend sa source dans une existence chargée de traumatismes pour déboucher sur des récits fictifs, établir des liens entre la pensée du public et ses propres pensées, et décrypter le fonctionnement de la mémoire face aux événements tragiques de la vie. Né en 1994 en Irak dans une petite ferme, Ali Eyal entame sa carrière artistique à Bagdad, après avoir obtenu son diplôme de l’Institut des beaux-arts de la ville en 2015. En 2016, il rejoint l’espace de travail de Ashkal Alwan à Beyrouth dans le cadre du programme d’études indépendant. Il prolongera son séjour de quatre ans. En 2020, il rejoint l’académie Rijksakademie van beeldende kunsten à Amsterdam qui accueille des artistes en résidence. Eyal vit et travaille actuellement sans domicile fixe.


Dans sa performance, Ali Eyal met en scène et en parallèle les espaces intimes de la victime et du bourreau. Photo Lamia Abu Khadra

Un univers étrange et perturbant

Plutôt que de le plonger dans le ressentiment, le poids des traumatismes endurés après la disparition de son père et de ses quatre oncles va lui servir de prétexte et l’inciter à raconter son histoire et celle d’un million d’autres Irakiens, mettant en contexte les idées derrière chacun de ses projets. « J’ai pris tous les cauchemars et les rêves fauchés de ma famille à bras le corps pour leur insuffler une seconde existence, comme une vie après la mort, ils demeurent ainsi des réalités bien vivantes. » « Don’t let the beautiful colors fool you, who would draw Goofy inside the rooms of grownups ? », projet de coopération du Frankfurt LAB avec Künstlerhaus Mousonturm et Ensemble Modern, qui a fait son chemin de Francfort à Beyrouth où il a été présenté sur trois nuits consécutives à l’espace Ashkal Alawan (Jisr el-Wati), est plus qu’une performance : il est une expérience à vivre, un saut dans l’étrangeté.

L’univers de l’artiste est peuplé d’animaux fantastiques, d’un chat à six pattes (chaque patte représentant une victime de la violence), de plantes toxiques, de la reine des fleurs de la nuit, de vaches, d’oies, de poupées aux yeux vitreux, de chiens qui dévorent les cadavres ou les laissent pourrir pour nourrir la terre, d’un savon auquel l’artiste s’adresse ou d’une pierre qui prend la parole et dit :

« L’oiseau a un nid, et je suis un errant sur la surface de la terre.

Le poisson se glisse dans l’eau calme et je suis sans maison.

Le chien dort dans sa niche et je n’ai pas de portes.

Le renard a son terrier et je n’en ai pas de murs. »

Toutes ces images portées par la voix de l’artiste servent une certaine représentation de l’expérience humaine, en relation avec l’idée d’une enfance meurtrie. Une enfance dont il a le sentiment d’avoir été chassé, expulsé, comme d’un paradis perdu. Reste l’idée de la vengeance liée au problème de l’identité, qui restitue symboliquement ce que l’offense a soustrait. Réfléchir une vengeance, c’est mettre au centre du récit les métamorphoses d’un individu blessé, son énergie, sa volonté, sa patience. Sauf que plutôt que de retourner une arme contre l’offenseur, Ali Eyal prend son pinceau, peint les murs du salon du meurtrier de son père et élargit le médium du dessin à travers la performance.

Le bourreau et sa victime

Dans un premier tableau, l’artiste, dos au public, face à un canapé et à une toile, ramasse des papiers jetés au sol et lit un texte écrit par un auteur inconnu, comme une histo.ire sans fin. « Il s’agit de la scène du crime, confie l’artiste, sans aucune trace de violence. Dans cette narration, je suis la victime, l’artiste qui a visité la maison du bourreau prisonnier et qui a décidé de peindre tous ses murs, je me comporte avec mon texte comme s’il s’agissait d’une bactérie vivante. » La perte de son père et de ses quatre oncles au moment de la première guerre civile irakienne en 2006 a provoqué chez Ali Eyal un déni de l’existence. Prisonnier de son corps, il est aussi tous les prisonniers et se pose la question : « Comment cohabiter avec la mort ? Devenir le cercueil ou se déplacer avec le cimetière dans tous les recoins du monde ? » Les petits détails sont un prétexte pour que le texte se transforme et prenne une envolée imaginaire, et faire ainsi du savon posé sur le canapé un interlocuteur puissant.

Dans un second tableau, l’artiste donne la parole au criminel. « Il peut être un étranger, un ami ou même un membre de la famille, car dans mon monde, chaque personne que vous côtoyez est peut-être votre ennemi. Un taxi qui emmène ma mère est peut-être celui qui a assassiné mon père. Il y a des criminels qui commettent des actes inimaginables et vivent des vies innocentes, et moi je prends ma cicatrice, la mets sur une toile et l’accroche sur les murs de la maison de l’assassin. »

Comme la rivière de son village abandonné qui coule sans états d’âme, Ali Eyal traîne son histoire sans fin, les branches des arbres de son village natal et ses vêtements usés.

« La souffrance n’est pas nécessairement physique, dit-il, elle peut simplement être l’absence de quelque chose, ou ces milliers de visages assassinés et recueillis à partir de vieilles photos auprès de nombreuses familles. Pour moi, la plus grande souffrance reste de savoir que les criminels sont encore en vie. »

Pénétrer le monde imaginaire, dense et complexe de Ali Eyal, c’est d’abord se laisser porter sans se poser de questions, faire abstraction de la compréhension et de la cohérence du texte, s’abandonner à la voix de l’artiste, l’autoriser à se frayer un chemin pour vous emmener dans le pays des émotions. De la figure de l’enfance au récit des origines, de l’histoire...

commentaires (1)

Très bel article, émouvant. Bravo!

Emmanuel Durand

21 h 11, le 27 octobre 2021

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Commentaires (1)

  • Très bel article, émouvant. Bravo!

    Emmanuel Durand

    21 h 11, le 27 octobre 2021

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