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Société - Décryptage

L’armée en proie à une hémorragie de ses effectifs

Des milliers de militaires auraient déjà déserté l’institution en raison des conditions économiques désastreuses. Face à ce phénomène, la grande muette fait preuve d’indulgence et propose des solutions temporaires.

L’armée en proie à une hémorragie de ses effectifs

Ils seraient des milliers à avoir abandonné leur uniforme, faute de pouvoir vivre dignement de leur salaire. Photo Mohammad Yassine

Avant même de déserter, Rami ne cachait pas à sa famille et ses amis que les conditions de son engagement dans l’armée devenaient intenables. « Cela fait un certain temps déjà que notre solde ne suffit plus à nous assurer une vie digne, raconte-t-il. Avant la crise, le salaire était suffisant et le soldat pouvait compter sur une couverture médicale ou encore sur des allocations familiales. Aujourd’hui, mon maigre salaire d’un million trois cent mille livres ne vaut quasiment plus rien. D’autant plus que j’habite loin de Beyrouth et que cet argent me suffirait à peine à payer les transports. Acheter de quoi manger me coûterait le double de mon salaire. » Désemparé, Rami s’est dit « contraint » de déserter. « Transporter des matériaux de construction dans la camionnette de mon père me rapporte en un jour plus que ce que je ne touche en un mois à l’armée », assure-t-il.

Comme lui, des milliers d’autres militaires de carrière auraient quitté l’institution militaire ces deux dernières années, plombées par la crise économique la plus aiguë de l’histoire du pays. La solde moyenne d’un membre de l’armée avoisine les 1,2 million de livres libanaises, pour monter aux environs de deux millions de livres pour les officiers. Ces salaires, qui étaient acceptables avant la crise, couplés aux divers avantages sociaux dont bénéficie la troupe, avaient, au cours des années, poussé bon nombre de Libanais à s’enrôler, notamment ceux issus des zones rurales où le marché du travail est particulièrement restreint. Mais avec la crise économique, le salaire des militaires a perdu 70 % de sa valeur en raison de la dépréciation de la livre face au dollar. De plus, le projet de budget 2021 (non encore adopté) prévoit de diminuer drastiquement les allocations sociales dont bénéficiaient les soldats et les fonctionnaires, tout comme il devrait annuler les prêts bancaires à taux préférentiels qui leur étaient accordés, pour le logement entre autres. Leurs retraites devraient s’en ressentir aussi.

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Un salaire qui n’équivaut plus qu’à une centaine de dollars (dans les 200 dollars dans le cas des hauts gradés) mérite-t-il autant de sacrifices ? S’engager dans l’armée est prenant. Les militaires servent durant sept jours consécutifs, en alternant avec une permission de trois à quatre jours à la maison. Quant à leurs indemnités de fin de service, qu’ils encaissent après avoir servi durant 18 à 25 ans, elles ne représentent aujourd’hui qu’environ dix mille dollars au taux de change actuel, qui tournait hier autour de 19 500 livres pour un dollar. Conséquence de cette dépréciation de la livre : on estime à plusieurs milliers ceux qui auraient déjà déserté, couplés à ceux qui cumuleraient deux emplois, alors que cela n’est en principe pas autorisé dans l’armée. Si l’ampleur réelle du phénomène reste difficile à évaluer avec précision, il est sûr qu’à partir de 2019, et pour la première fois depuis 2007, ceux qui quittaient l’armée (clandestinement ou non) étaient plus nombreux que ceux qui s’y enrôlaient, selon des sources habilitées par la troupe. Il en va de même pour les autres forces de sécurité : le ministre de l’Intérieur, Bassam Maoulaoui, a révélé, au cours d’une interview avec le journaliste Marcel Ghanem à la MTV le 7 octobre, qu’au sein des Forces de sécurité intérieure, quatre officiers et 243 membres ont déserté jusque-là, alors que la Sûreté générale aurait perdu un officier et 79 de ses agents.

« Comment ne pas partir quand le coût du transport entre la maison et la caserne s’élève désormais à 80 000 LL par jour, donc 480 000 LL par semaine, alors que mon salaire n’est que de 1,3 million de livres ? » se demande Samir, originaire du Akkar, région de l’extrême nord du pays connue pour être un réservoir d’hommes pour l’armée. « Si je dois ajouter le coût de la nourriture et les dépenses de mon foyer, le compte n’y est plus du tout! Ce n’est plus une vie, c’est une mascarade ! »

Fermer les yeux

Alors que la procédure normale veut que les déserteurs – ou du moins les contrevenants – soient traduits devant le tribunal correctionnel de l’armée, avec des peines de prison variables suivant le délit, l’institution militaire a plutôt tendance actuellement à fermer les yeux sur ces irrégularités.

Une source responsable au sein de l’armée confirme à L’Orient-Le Jour que la hiérarchie de l’armée comme des forces de sécurité fait montre de tolérance quand les militaires arrivent en retard à leur service ou s’absentent parfois. « Nous nous montrons compréhensifs envers les hommes obligés de cumuler les emplois en temps de crise, afin qu’ils puissent persister dans leur carrière militaire en ces temps troublés qui nécessitent des efforts redoublés de leur part », ajoute cette source. Tout au plus leur interdit-on d’emmener leurs armes chez eux, de peur qu’elles ne disparaissent, vendues au marché noir pour financer les nombreux besoins de la famille…

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Le colonel Fady Abou Eid, responsable de la communication au sein du commandement de l’armée, précise à L’OLJ que « la décision est prise de laisser les militaires partir si telle est leur décision, avec des indemnités prévues seulement pour ceux qui ont plus de dix ans de service ».

Certains n’ont cependant pas la chance d’échapper aux poursuites. Alain appartenait aux forces antiémeute des FSI. Les conditions de plus en plus difficiles l’ont poussé à déserter il y a trois mois, et il fait l’objet de poursuites judiciaires depuis. « J’ai été blessé au cours d’une manifestation. J’étais rappelé en service avant la fin de ma période de convalescence en raison de la situation troublée dans le pays. » Alain raconte que plusieurs de ses amis tentent de le convaincre de revenir dans le giron de l’institution, mais que son découragement est tel qu’il ne rêve plus que d’émigrer. « Je me sens prisonnier et non plus agent de maintien de l’ordre, lâche-t-il, amer. Ma mission est de préserver l’ordre, mais j’ai été contraint d’aller à l’encontre de mes convictions parce que je n’arrivais plus à gagner ma vie. »


Illustration de Jean-Baptiste Pollien.

Un salaire et demi

Face à cette hémorragie qui se poursuit, le commandement de l’armée tente de trouver des solutions, même temporaires, en vue de soulager les membres de l’institution militaire toujours en exercice. Le colonel Fady Abou Eid précise que le patron de la troupe, le général Joseph Aoun, est conscient du danger qui pèse sur l’institution si la crise se prolonge dans le temps. Le responsable rappelle que le général Aoun a effectué une tournée dans plusieurs pays, notamment voisins, en vue d’obtenir des aides.

Une des mesures prises récemment par le commandement de l’armée consiste à augmenter le nombre de bus mis à la disposition des soldats, de manière à desservir davantage de régions et à leur faire économiser ainsi le coût du transport. Autre mesure à venir, le versement d’un demi-salaire en plus par mois durant deux mois, afin de donner une bouffée d’oxygène aux militaires. Des pansements de fortune qui ne suffiront sans doute pas à endiguer le mouvement grandissant des départs, en l’absence de tout engagement effectif des autorités politiques.

Avant même de déserter, Rami ne cachait pas à sa famille et ses amis que les conditions de son engagement dans l’armée devenaient intenables. « Cela fait un certain temps déjà que notre solde ne suffit plus à nous assurer une vie digne, raconte-t-il. Avant la crise, le salaire était suffisant et le soldat pouvait compter sur une couverture médicale ou encore sur des allocations...

commentaires (6)

le général Aoun a effectué une tournée dans plusieurs pays, notamment voisins, en vue d’obtenir des aides.mon cher général je suis désolé ce n est pas à vous d aller mendier chez les voisins pour faire vivre l armée, c est à ceux qu ils ont ruiné les politiques mafieux .

barada youssef

15 h 26, le 31 janvier 2022

Tous les commentaires

Commentaires (6)

  • le général Aoun a effectué une tournée dans plusieurs pays, notamment voisins, en vue d’obtenir des aides.mon cher général je suis désolé ce n est pas à vous d aller mendier chez les voisins pour faire vivre l armée, c est à ceux qu ils ont ruiné les politiques mafieux .

    barada youssef

    15 h 26, le 31 janvier 2022

  • Les deux piliers qui soutiennent la République la Banque Centrale et l Armée … Les ennemis du Liban n ont cessés depuis belle lurette de s attaquer à la livre libanaise , l Institut d émission et les banques afin de les faire vaciller et aujourd hui ceux là même tentent encore via les médias , impunément , par leurs rumeurs infondées de cogner aussi fortement sur les forcés armées du pays afin de semer le doute … Faut savoir arrêter quand même …

    Menassa Antoine

    22 h 35, le 13 octobre 2021

  • Quand j’écrivais que ceux qui protègent le système vont bientôt se retourner contre lui comme dans toutes les véritables révolutions dans le monde, les dits modérateurs de l’OLJ m’avaient censuré. Les éléments de toutes les forces armées légales du pays vont déserter l’un après l’autre

    Lecteur excédé par la censure

    11 h 28, le 13 octobre 2021

  • Il faudrait avoir beaucoup moins d'officiers, moins de soldats, mais payer plus aux soldats et ne promouvoir que apres service exceptionel. Tout le monde veut etre officier, aller aux clubs, et faire des diners, aux frais de la princesse.

    Tina Zaidan

    10 h 04, le 13 octobre 2021

  • Une question se pose: A quoi sert l'armée? Actuellement. le pouvoir politique lui interdit d'exercer son rôle, à savoir la surveillance des frontières (il ne faut surtout pas causer de gêne à Mr Nasrallah et ses contrebandiers en mazout et en armes!). Ne sachant que faire des militaires, on les envoie donc placer des embouteillages (appelés "barrages") sur les toutes, et réprimer les manifestations. Ne vaudrait-il pas mieux, à ce compte, renforcer les FSI?

    Yves Prevost

    07 h 03, le 13 octobre 2021

  • Pays failli et foutu

    Robert Moumdjian

    02 h 01, le 13 octobre 2021

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