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Monde - Reportage

Dans la campagne afghane, les talibans en terrain conquis

Alors qu’une partie de la population vit aujourd’hui dans la peur, pour une autre partie, en particulier dans les zones rurales, la victoire du mouvement islamiste signifie la fin de la guerre et des violences quotidiennes.

Dans la campagne afghane, les talibans en terrain conquis

Des combattants talibans à Kaboul, le 16 août 2021. Archives AFP

Dans le village de Arghande-ye Bala, Akram et Hemat se pavanent comme des rois. À bord d’un véhicule de police qui appartenait à la République déchue, les deux talibans foncent à toute allure entre les maisons en terre cuite. « Je ne suis pas marié car, à l’époque, nous étions dans les tranchées et personne n’était disposé à me donner sa fille parce qu’ils craignaient que je sois tué et qu’elle devienne veuve », raconte Hemat, longue chevelure noire soigneusement brossée, un trait de khôl sous les yeux. Coincé entre ses cuisses, un fusil d’assaut américain M-16 qu’il a moissonné sur le cadavre d’un soldat afghan. « Mais depuis la fin de la guerre, cinq ou six familles m’ont demandé d’épouser leurs filles », jubile ce combattant de 21 ans, originaire de la région. « Moi, j’ai pu me marier pendant la guerre mais j’en profiterais bien pour prendre une seconde femme », sourit Akram, les mains sur le volant. Dans ces villages qui s’étendent à flanc de montagne, à 1h30 de route de Kaboul, les talibans se disent en zone conquise depuis des années déjà, bien avant leur victoire totale et éclair à la mi-août. Le soutien d’une partie de la population est parfois moins dû à une adhésion idéologique qu’à un rejet du précédent gouvernement et de son parrain américain. « Là-bas, c’était un élevage de poulet qui appartenait à un Hazara, mais sa ferme a été bombardée par un drone. Il a été tué et la ferme a été détruite », témoigne Bachir Ahmad, 38 ans, en pointant du doigt l’horizon. « C’était une situation de guerre et pendant la guerre, nous étions misérables et beaucoup de gens ont été déplacés. Cela fait un mois maintenant que nous sommes enfin heureux et en sécurité », assure ce revendeur de camions.

« La maison était pleine de sang »

Son village est un mausolée. De petits fanions multicolores perchés sur des tiges de bois marquent les endroits innombrables où la mort a frappé. Souvent à l’encontre de talibans. Souvent, aussi, à l’encontre de la population, « dommage collatéral » d’une guerre deux fois décennale. En juillet dernier, au moins 189 civils ont été tués à travers le pays dans les combats qui opposaient encore les insurgés aux forces progouvernementales. En vingt ans, ce chiffre s’élèverait à plus de 47 000. Dans la ferme des Hamedi, située juste à côté de la mosquée, la porte d’entrée porte encore les stigmates du drame qui hante les trente membres de cette famille depuis qu’un commando de l’armée afghane, accompagné de « soldats anglophones », a fait irruption un soir d’avril 2019. « Il était 22h ou 23h quand ils ont cassé notre porte et sont entrés à l’intérieur de la maison. Puis ils m’ont emmené et m’ont demandé de réveiller mon oncle et mes frères. Ils ont commencé à nous frapper alors que nos mains étaient attachées dans notre dos. Il était 1h30 du matin quand ils ont tué mon oncle », raconte Ahsanullah, 27 ans. « Ils ont tiré sept à huit balles. La maison était pleine de sang. De la cervelle et des cheveux pendaient au plafond », se remémore le jeune homme en pointant du doigt un espace immaculé au-dessus d’une étagère. « On a repeint », précise-t-il. La chute d’un gouvernement honni – et la fin des raids impromptus et de nuits rythmées par le bourdonnement des drones et des hélicoptères – fait dire à Ahsanullah que la famille est « enfin en sécurité ».

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Dans la rue, face à la mosquée de béton, un vieillard nommé Saoudagar peine à retenir ses larmes. « Mon fils a été tué dans des tirs croisés », bafouille-t-il dans sa barbe blanche. « Non, dis que c’est l’armée afghane qui l’a tué », interjette un voisin. L’octogénaire, à moitié sourd, ne se laisse par interrompre : « J’étais si brisé par sa mort que j’en ai quasiment perdu l’usage de mes jambes. » Avec cette phonation typique d’un édenté, il conclut, en ne prononçant que les voyelles : « Nous sommes heureux que le gouvernement corrompu soit tombé. »

« Les talibans ne méritent pas de gouverner »

Mais il suffit de descendre quelques kilomètres et de rejoindre la ville de Paghman pour entendre des discours diamétralement opposés. Ici, sur la place principale, ornée d’une réplique de l’arc de triomphe qui célèbre l’indépendance du pays, personne n’a oublié que ce sont les talibans qui ont versé tant de sang. Comme en septembre 2015 lorsqu’une voiture piégée lancée contre le siège de la police du district a soufflé une partie de la ville, tuant au moins quatre personnes et blessant une quarantaine d’autres. Trois témoins croisés sur la place principale acceptent de parler sous couvert d’anonymat, dans l’intimité d’un petit magasin éclairé aux néons.

« Mon neveu, un nourrisson de trois mois, a été propulsé trois mètres plus loin par l’onde de choc », se remémore l’un d’eux. « À ce jour, il a encore des séquelles. » Que pense-t-il du fait que les auteurs de cette attaque dirigent aujourd’hui le pays ? « Je ne peux pas vous donner mon opinion, j’ai trop peur », murmure-t-il en s’éloignant. « Personne n’est heureux maintenant », renchérit le second, qui s’enfuit aussitôt sa phrase terminée, comme s’il regrettait d’avoir osé parler. Il ne reste bientôt plus que le responsable du magasin, avachi devant son comptoir. Le jeune homme, 20 ans à peine, se souvient de scènes d’horreurs. « En sortant voir les dégâts après l’explosion, je suis tombé sur le cadavre d’un fonctionnaire de police. Son corps était encore dans son bureau mais sa tête avait été propulsée 50 mètres plus loin », raconte-t-il avec des gestes de la main. Lui qui n’a jamais connu le premier régime taliban livre un verdict implacable : « Ils ne méritent pas de gouverner. Au nom d’une guerre contre les forces étrangères, ils ont tué trop d’innocents. »

Dans le village de Arghande-ye Bala, Akram et Hemat se pavanent comme des rois. À bord d’un véhicule de police qui appartenait à la République déchue, les deux talibans foncent à toute allure entre les maisons en terre cuite. « Je ne suis pas marié car, à l’époque, nous étions dans les tranchées et personne n’était disposé à me donner sa fille parce qu’ils craignaient...

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