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Lifestyle - La carte du tendre

Cachez cet intrus que je ne saurais voir

Cachez cet intrus que je ne saurais voir

La jeune femme au visage gratté, avenue des Français (années 1940). Coll. Georges Boustany

Le hasard fait bien les choses, surtout en matière d’images : c’est en cherchant une vespasienne que je suis tombé sur une anomalie. Ne souriez pas, c’est un sujet très sérieux, les vespasiennes : il y avait une trentaine de toilettes publiques avant-guerre, administrées par des gens très bien et gardées par d’honnêtes fonctionnaires dont c’était le métier, gardien de vespasienne à Beyrouth. Nous y reviendrons, si je trouve une photo d’un de ces lieux d’aisance. L’ennui est que la municipalité avait choisi de les faire sous terre, à raison d’ailleurs, d’où le défi que pose leur recherche, et puis il faut dire que le sujet ne devait pas particulièrement fasciner les photographes de l’époque…

Je saute du coq à l’âne, mais pas tant que ça, puisque les vespasiennes et les photographes ambulants, objet principal de ces lignes, avaient en commun le fait de se trouver aux endroits les plus fréquentés de la capitale. Ces derniers attendaient sagement, assis sur un tabouret, qu’on veuille bien les solliciter pour une photo sur le pouce. Parfois, les plus hardis hélaient le chaland ; ce n’est que plus tard qu’ils sont devenus carrément insolents, prenant en photo les passants malgré eux, dans l’espoir de leur vendre le tirage le jour suivant.

Les photographes ambulants s’encombraient d’un lourd matériel qui faisait à la fois office de caméra et de chambre noire. Le procédé permettait au client de repartir avec son tirage sur carton carte postale en cinq minutes ou presque : la photo était d’abord prise sur un papier-photo classique, le photographe obtenait ainsi un tirage négatif. En photographiant à nouveau ce tirage négatif, il obtenait un positif qu’il pouvait alors vendre au client. Ce procédé ingénieux permettait à la fois d’économiser le prix d’un rouleau de négatif sur celluloïd, l’opération fastidieuse de développement, mais surtout le délai entre la prise de vue et la livraison de la photo. L’inconvénient était que la photo était souvent mal cadrée, de piètre qualité et non retouchée : c’était le prix à payer pour la magie de se faire tirer un portrait sur-le-champ.

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Voici donc un de ces tirages-minute. La photo a été prise à la place des Martyrs, non loin de l’ancienne statue des Pleureuses de Youssef Hoyeck qui se trouvait à gauche. À droite, viendra un jour où ce jardin sera mieux entretenu, on y plantera un beau gazon, des plantes disposées suivant des motifs géométriques, comme dans tout jardin public civilisé. Non loin de là, sera construite à partir du milieu des années 1950 une vespasienne souterraine : nous y revoilà.

Notre photographe ambulant est un habitué de ce coin où le trottoir est spacieux et les passants nombreux : on va retrouver cette lourde balustrade de fer forgé, qui remonte au mandat français, dans de nombreux tirages des années 1930 et 1940. Comme la plupart des clients des photographes de rue, ce jeune homme n’a probablement pas les moyens de se payer une photographie de studio retouchée et parfois colorisée, c’est un luxe réservé aux riches. Il s’agit probablement d’un travailleur manuel, comme le montrent des mains aux traces douteuses autour des ongles. Devant la caméra qui l’impressionne, il tente une pose un peu trop rigide aux yeux du photographe qui lui a sans doute suggéré de poser une main sur la balustrade. Rasé de frais, soigneusement coiffé à la gomina, il a ciré ses chaussures et boutonné son costume de velours épais afin de se faire immortaliser. Il offrira peut-être cette photo à un oncle d’Amérique ou à la fille des voisins dont il convoite la main.

Faire disparaître l’indésirable

C’est là qu’on en vient à l’anomalie : l’on n’y fait pas attention de prime abord, car, avec les tons de gris sépia, ce détail insolite se confond avec le cadre. Et pourtant : une feuille d’arbre se trouve là, à gauche, en gros plan : quelle incongruité ! Et comme, dans tous les arts, chaque détail a sa signification, on se gratte la tête en se demandant quelle mouche créative a pu piquer notre photographe pour qu’il place une feuille d’arbre de cette manière absurde. Avant l’invention des logiciels de retouche d’images, les photographes avaient recours à toutes sortes de stratagèmes pour déformer la réalité. Et dans le cas présent, nécessité étant mère de l’invention, c’est une feuille de ficus, comme on en voit des dizaines sur le trottoir, qui a été utilisée. L’objectif n’était assurément pas de faire de l’art pour l’art et encore moins de la science, mais de masquer un autre personnage présent dans le cadre. Qui est cet intrus ? On peut apercevoir comme une espèce de béret et un semblant de vêtement gris : s’agit-il d’un gendarme ? Ou d’un militaire français peut-être ? Cet indésirable devait en tout cas avoir une certaine autorité puisqu’il n’était apparemment pas question de lui demander de s’éloigner. Et c’est ainsi que notre jeune homme obtint sa photo avec, au premier plan, une feuille d’arbre aux nervures artistiques.

Le jeune homme et la feuille, place des Martyrs (années 1940). Coll. Georges Boustany

Gommer un indésirable pouvait se faire sur le tirage bien après la prise de vue : sur la photo de ces jeunes femmes prise à l’avenue des Français (quartier Zeytouné) à peu près à la même époque, voilà un acte d’une violence extrême probablement perpétré par la femme en noir à l’encontre de l’autre, dont le visage a été rageusement gratté. Hier encore, elles étaient amies au point de poser l’une à côté de l’autre. Voilà cette malheureuse défigurée pour l’éternité : quelle terrible symbolique que celle-ci. S’agissait-il d’une sœur, d’une parente, d’une amie ? Par ce geste irrémédiable, la propriétaire de cette photo a signifié que la rupture était définitive.

Que d’images ont ainsi été lacérées, voire parfois déchirées pour en extirper l’intrus ! Ceux qui étaient passés maîtres dans l’art de supprimer les malheureux tombés en disgrâce étaient les Soviétiques, qui possédaient dans ce domaine une maestria sans pareille pour réécrire l’histoire. Et l’on en vient aujourd’hui à rêver à un moyen d’effacer aussi facilement les indésirables qui nous pourrissent la vie, comme ça, d’un coup de pinceau. Ça en ferait du monde…

Auteur d’« Avant d’oublier » (les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier, à travers une photographie de sa collection, à la découverte d’un pays disparu. L’ouvrage est disponible au Liban à la librairie Stéphan et mondialement sur www.BuyLebanese.com

Le hasard fait bien les choses, surtout en matière d’images : c’est en cherchant une vespasienne que je suis tombé sur une anomalie. Ne souriez pas, c’est un sujet très sérieux, les vespasiennes : il y avait une trentaine de toilettes publiques avant-guerre, administrées par des gens très bien et gardées par d’honnêtes fonctionnaires dont c’était le métier, gardien...

commentaires (3)

Monsieur Boustany, merci de vos photos qui éveillent ma nostalgie, et merci de nous offrir un article différent de tous les autres sombres, pessimistes et déprimants qu'on lit quotidiennement dans les pages de l'OLJ. Que cette parenthèse bienvenue se renouvelle chaque semaine!

Politiquement incorrect(e)

12 h 14, le 03 octobre 2021

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Commentaires (3)

  • Monsieur Boustany, merci de vos photos qui éveillent ma nostalgie, et merci de nous offrir un article différent de tous les autres sombres, pessimistes et déprimants qu'on lit quotidiennement dans les pages de l'OLJ. Que cette parenthèse bienvenue se renouvelle chaque semaine!

    Politiquement incorrect(e)

    12 h 14, le 03 octobre 2021

  • La corniche de Beyrouth resemble toujours encore celle de la photo des femmes ...

    Stes David

    18 h 38, le 02 octobre 2021

  • La corniche de Beyrouth resemble toujours encore celle de la photo des femmes ...

    Stes David

    18 h 38, le 02 octobre 2021

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