En dessaisissant – temporairement – le juge Tarek Bitar de l’enquête sur la double explosion meurtrière du 4 août 2020 au port de Beyrouth, la classe politique a remporté une nouvelle bataille contre le pouvoir judiciaire. Mais elle a aussi mis au pied du mur le Premier ministre, Nagib Mikati. Ce dernier est désormais devant un sérieux casse-tête : concilier les impératifs dictés par son poste de chef du gouvernement et les demandes politiques de la communauté sunnite et de ses leaders… à quelques mois des législatives. Avant d’être nommé à la tête du cabinet, le milliardaire de Tripoli avait choisi son camp, le 26 août dernier, après l’émission, par le juge Bitar, d’un mandat d’amener à l’encontre de Hassane Diab, ex-Premier ministre. Comme ce fut le cas lorsque le dossier était aux mains du juge Fadi Sawan, cette décision de M. Bitar a suscité une levée de boucliers sunnite contre lui. C’est le club des anciens Premiers ministres, un rassemblement regroupant Nagib Mikati et ses collègues Saad Hariri, Fouad Siniora et Tammam Salam, et se voulant représentatif du pouls de la communauté sunnite, qui s’est chargé d’exprimer la frustration de la communauté à l’égard de la décision du magistrat. Quelques heures après l’émission du mandat d’amener, les ex-chefs de gouvernement ont publié un communiqué particulièrement virulent, dans lequel était tancé M. Bitar. Ils se sont alors offusqués du « précédent » créé par le magistrat en délivrant un mandat d’amener contre un Premier ministre, et ont stigmatisé « une initiative suspecte se recoupant avec des tentatives menées depuis des années pour neutraliser l’accord de Taëf, briser l’autorité de la présidence du Conseil et réduire sa place au sein du système politique ». En cosignant ce texte, Nagib Mikati se montrait, à l’instar de ses collègues, hostile à la démarche du juge.
Après le 10 septembre…
Mais tout cela, c’était avant le 10 septembre 2021, date de la formation du gouvernement de Nagib Mikati après treize mois de blocage. Arrivé à son poste dans un contexte économique et politique particulièrement tendu, l’homme d’affaires tripolitain est soucieux de se montrer conscient de l’ampleur des défis qui guettent son équipe, notamment en ce qui concerne l’enquête sur la catastrophe au port. Comme pour faire un appel du pied aux parents des victimes, mais surtout à la communauté internationale qui l’attend au tournant sur ce dossier, Nagib Mikati a multiplié les déclarations dans lesquelles il s’engageait à ce que son gouvernement suive de près les investigations. Un engagement qu’il a réitéré devant le président français, Emmanuel Macron, à Paris la semaine dernière.
L’affaire a toutefois pris un nouveau tour avec la plainte présentée en fin de semaine dernière par Nouhad Machnouk, actuel député sunnite de Beyrouth et ancien ministre de l’Intérieur, poursuivi par le juge Bitar pour intention présumée d’homicide, négligence et manquements. Une démarche qui a mené à la suspension de l’enquête, le temps que la cour d’appel prenne sa décision finale au sujet du maintien – ou non – de Tarek Bitar.
Comme pour faire pression sur le Premier ministre, M. Machnouk a pris le soin d’attaquer le juge d’instruction depuis la tribune de Dar el-Fatwa, la plus haute autorité sunnite du pays. Le mufti de la République, Abdellatif Deriane, s’était, lui aussi, indigné de « l’atteinte à la présidence du Conseil ». Mais dans une volonté d’éviter d’alimenter la querelle politique à coloration confessionnelle, une source proche de cette autorité renouvelle, dans une déclaration à L’Orient-Le Jour, l’appui de Dar el-Fatwa à M. Mikati. Elle souligne que les prises de position de Nouhad Machnouk n’engagent pas l’instance sunnite. « Il revient exclusivement au mufti de la République d’exprimer la position officielle de Dar el-Fatwa », ajoute la source.
De son côté, Fouad Siniora, qui refuse de commenter les propos de Nouhad Machnouk, assure à L’OLJ que la position exprimée par les anciens Premiers ministres ne vise pas à mettre le chef du gouvernement au pied du mur. « Tout ce que nous voulons, c’est que justice soit faite loin des comportements discrétionnaires », explique-t-il, rappelant que le président de la République était au courant du stockage du nitrate d’ammonium au port. « Il s’agit là d’une position de principe et non d’une volonté de défendre Hassane Diab », ajoute M. Siniora.
Dans ce contexte marqué par la frustration sunnite, Nagib Mikati a semblé, ces derniers jours, vouloir tempérer sa position, préférant s’éloigner des prises de position tranchantes. Lors d’une interview accordée lundi soir à la chaîne LBCI, le chef du gouvernement a eu des propos modérés, affirmant qu’il « s’agit d’une question judiciaire sur laquelle (il) n’intervient pas ». Tout en tentant de ménager la chèvre et le chou : si le président du Conseil a dit espérer que « le juge Bitar poursuivra sa mission conformément aux textes légaux afin que nous puissions connaître la vérité », il lui a ensuite reproché des « infractions à la Constitution », notamment en ce qui concerne les poursuites contre un ex-Premier ministre.
À l’issue de son entretien avec le président de la Chambre, Nabih Berry, à Aïn el-Tiné, mardi, il a tenu des propos allant dans le même sens. Il a donc renouvelé « le souhait » de « voir le juge se conformer aux dispositions des lois en vigueur ». « Il ne faut pas que le juge soit remplacé une nouvelle fois (après le dessaisissement de Fadi Sawan) parce que cela est à même de porter atteinte à la crédibilité de l’enquête », a-t-il en outre déclaré. À travers ces propos, Nagib Mikati croyait faire d’une pierre deux coups : essayer de calmer les appréhensions des parents des victimes quant à l’avenir de l’enquête et, dans le même temps, réaffirmer son appui au club des ex-Premiers ministres, dont il fait partie.
« Ce genre de positions et de comportements est naturel chez Nagib Mikati, connu pour sa capacité à arrondir les angles », commente pour L’OLJ un ancien juge qui a requis l’anonymat. La plainte de Nouhad Machnouk contre le juge Bitar est intervenue quelques jours après les menaces que ce dernier avait reçues de la part de Wafic Safa, haut responsable du Hezbollah, selon lesquelles le parti chiite pourrait le « déboulonner ». « Comment se fait-il que les menaces lancées contre un juge au Palais de justice ne suscitent aucune réaction officielle, et que le chef du gouvernement, pourtant à la tête du pouvoir exécutif, avec le chef de l’État, se contente d’une réaction timide ? » s’alarme le magistrat cité plus haut. Il fait référence aux déclarations de Nagib Mikati, toujours à la LBCI, dans lesquelles il précisait que des « mesures de sécurité ont commencé à être prises » après les menaces à l’encontre de M. Bitar.
Paris « regrette » la suspension de l’enquête
La France a dit « regretter » hier la suspension de l’enquête sur l’explosion au port de Beyrouth, soulignant que les Libanais ont le « droit de savoir » et que la justice libanaise doit « travailler en toute transparence, à l’abri de toute interférence politique ». « Il revient aux autorités libanaises de permettre à l’enquête de se poursuivre avec les moyens financiers et humains nécessaires, afin de faire toute la lumière sur ce qui s’est passé le 4 août 2020, conformément aux attentes légitimes de la population libanaise », a déclaré la porte-parole de la diplomatie française.
Le juge Tarek Bitar, chargé de l’enquête sur l’explosion gigantesque au port de Beyrouth, a dû suspendre ses investigations lundi après une plainte de l’ex-ministre Nouhad Machnouk. Des ONG et les proches des victimes déplorent une nouvelle preuve d’obstruction politique. « Comme l’a indiqué le président de la République au Premier ministre Nagib Mikati, le 24 septembre, la France continuera de soutenir le travail de la justice de manière indépendante, sereine et impartiale au sujet de l’enquête », a rappelé Anne-Claire Legendre.
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07 h 38, le 01 octobre 2021