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Lifestyle - Photo-roman

On ne quitte pas le Liban, on s’en arrache...

Quel est ce mystère qui fait que plus le Liban sombre, plus il va mal, plus il se rapproche de quelque chose qui ressemble à une fin, et plus on s’y accroche, moins on a envie de partir ?

On ne quitte pas le Liban, on s’en arrache...

Photo Kassem Annan

Il habite le studio numéro 632. C’est une toute petite chambre d’une dizaine de mètres carrés, située au fin fond d’un couloir, au sixième étage du bloc B d’un complexe d’immeubles qu’il trouve moches et déprimants. Le bâtiment est gorgé de femmes de ménage éthiopiennes, de femmes de chambre d’Europe de l’Est, d’ouvriers irakiens, de chauffeurs bangladais, de serveuses philippines, et à présent de plus en plus de Libanais qui, comme lui, viennent se faire embaucher dans les hôtels et restaurants qui fleurissent le long de la côte nord de l’Égypte. De son balcon, le soir de son arrivée, Charbel les avait entendus, sans rêves et désœuvrés, avec leurs bières et leurs cigarettes bon marché, échanger sur leurs enfants qui grandissent sans eux, leurs parents qui vieillissent loin d’eux ; raconter des pays qui s’effondrent et leur manquent, se plaindre de ce quotidien qui ressemble à un épouvantable rouleau compresseur, parler de la chaleur, la fatigue et de leurs redoutables patrons. Le lendemain, à l’aube, ils les avaient vus se réveiller plus crevés que la veille, seulement pour perpétuer, à travers leurs corps écrasés comme des pneus à plat, cette existence proche de l’esclavage. Chacun d’entre eux était le souvenir d’un pays malade, né par malchance sur une faille du monde et venu ici tenter une vie du bon côté. Charbel était devenu l’un d’eux. Jamais il n’aurait cru qu’il en arriverait là. Sa dignité n’avait pas fini d’en encaisser le coup.

« Qu’avez-vous fait de nous ? »

Au début, dans cette banlieue glauque d’el-Alamein, à chaque fois qu’il s’approchait de sa valise et que venait à ses narines l’odeur de la maison, à chaque fois qu’il croisait le regard vide de sa mère derrière son écran, ceux de ses frères « coincés à Beyrouth », et que sa gorge se nouait aussitôt, il se ressaisissait en se rappelant la chance qu’il avait d’être ici. Le privilège d’avoir sauté de ce navire qui coule et d’avoir sauvé sa peau. Voilà où nous en sommes. Pourtant, il lui semblait impossible d’endiguer sa rage. C’est un homme qui n’avait jamais rencontré l’amertume ; mais à son premier jour de travail, en enfilant un ridicule nœud papillon de mauvaise qualité, et cette pathétique plaque métallique « Charbel, waiter », il n’avait pas réussi à retenir ses larmes et crier tout seul dans sa petite chambre : « Qu’avez-vous fait de nous ? Et ça a le front de dire que tout cela, toutes ces batailles qui ont eu la peau du pays, c’est pour préserver les droits des chrétiens ? »

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Au restaurant où il avait été embauché, debout derrière son supérieur, suant dans son uniforme en polyester, Charbel avait longtemps observé les gens installés autour des tables et du bar, frappé par l’insouciance de leurs traits, la légèreté de leurs corps, la tranquillité de leurs regards, leur propension à rire et à danser. C’est quelque chose qu’il a connu, mais qui lui paraissait tellement loin aujourd’hui. Il avait repensé à sa vie d’avant, « maître Charbel », manager d’un restaurant de poisson à Maameltein ; à la douceur des déjeuners du dimanche, tramés par les rires des enfants et les claquements des verre d’arak, et qui s’étiraient jusqu’au coucher. Le coucher le long de la baie de Jounieh, ce ciel rose introuvable ailleurs qu’au Liban, constellé d’étoiles qui lui piquaient le cœur. Puis la folie tous les soirs, les files de voitures dehors, les tables qui s’arrachaient dedans, les nuages acidulés soufflés par les narguilés, les banquets étalés sur des dizaines de mètres, la voix nasillarde d’un drôle de moutrib, les femmes belles à se damner, leurs maris fiers, les touristes ivres et hilares quand débarque Nawal, la danseuse du ventre. Rien qu’à se repasser ces moments, aussi dérisoires et fragiles soient-ils, rien qu’en fermant ses yeux et revoyant le ciel rose du coucher du soleil sur Jounieh, les étoiles qui lui piquaient le cœur, Charbel avait compris qu’il n’avait pas quitté le Liban, non, mais qu’il s’en était arraché.

« Ah, cet accent magique ! »

Au bout de quelques jours de travail seulement, l’agilité, l’efficacité et la politesse de Charbel avaient été remarquées par le responsable de salle qui avait décidé de le faire passer de commis de salle à serveur. Charbel pouvait désormais prendre des commandes et les faire parvenir à son chef de rang. Sa mère et ses frères, depuis Beyrouth, en avaient pleuré de joie, « tu nous rends fiers, to2borné ». Lors de son premier service, il s’était penché à côté d’une cliente à laquelle il avait ressorti sa formule de prédilection : « Madame, qu’est-ce qui vous rendrait heureuse ce soir ? » La dame s’était aussitôt interrompue, puis retournée vers lui, les yeux tout d’un coup illuminés : « Vous êtes libanais… Charbel ? » « Oui, Madame, comment l’avez-vous deviné ? » « Ah, cet accent magique que j’aime tant. Le Liban, les Libanais, la beauté, l’élégance, le goût, la générosité, la joie de vivre, l’hospitalité comme nulle part ailleurs, quel paradis, ce pays ! J’imagine que ça a dû être très difficile pour vous de partir. »

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D’instinct, Charbel aurait voulu expliquer à la dame qu’il n’est pas parti, qu’il a été littéralement chassé de ce pays. Il aurait voulu lui raconter, oui, à quel point ce départ lui a déchiqueté le cœur, et toutes ces questions qui le hantent, comme elles hantent tous ceux qui sont partis : quel est ce mystère qui fait que plus le Liban sombre, plus il va mal, plus il se rapproche de quelque chose qui ressemble à une fin, et plus on s’y accroche, moins on a envie de partir ? Dans quel état se trouvera mon pays la prochaine fois que j’y reviendrai ? Et ma mère, et mes frères, et le soleil rose et les étoiles qui piquent le cœur ? D’ailleurs, c’est quand que j’y reviendrai ? Et ce pays, existera-t-il la prochaine fois que j’y reviendrai ? Mais Charbel n’a rien dit, et il s’est contenté d’afficher un sourire. Peut-être parce qu’il savait qu’à ce stade, même si son pays s’est évaporé, même s’il s’approche de sa fin, c’est à travers tous ceux qui sont partis et leur « accent magique » qu’il continuera, quelque part, d’exister.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Il habite le studio numéro 632. C’est une toute petite chambre d’une dizaine de mètres carrés, située au fin fond d’un couloir, au sixième étage du bloc B d’un complexe d’immeubles qu’il trouve moches et déprimants. Le bâtiment est gorgé de femmes de ménage éthiopiennes, de femmes de chambre d’Europe de l’Est, d’ouvriers irakiens, de chauffeurs bangladais, de...

commentaires (10)

Tres beau…vous nous faites rêver. Et si vos articles étaient un peu plus longs?;)

Michele Aoun

23 h 27, le 09 septembre 2021

Tous les commentaires

Commentaires (10)

  • Tres beau…vous nous faites rêver. Et si vos articles étaient un peu plus longs?;)

    Michele Aoun

    23 h 27, le 09 septembre 2021

  • Tout les libanais ou presque ont contribué à la chute abyssale de leur pays de par leur corruption ,leur collusion et leurs mensonges Ils nous ont volés le pays ….

    Robert Moumdjian

    03 h 59, le 07 septembre 2021

  • Bah, ce n'est qu'un petit mauvais moment a passer. Personne n'aime le changement. D'ailleurs, vous n'avez qu'a voir la photo horrible de Beyrouth surpeuplée, sans urbanisme, polluée et bétonnée. Un pays et des habitants a fuir plutôt...

    Mago1

    23 h 42, le 06 septembre 2021

  • Natif de la rive sud de la baie de Jounieh, j'ai été touché par ce bel article nostalgique évoquant le coucher de soleil à l'horizon de la baie. Une phrase dans un journal m'avait interpellé il y a quelques années : "Un Libanais ne s'exile jamais, il s'absente". Espérons que ceux qui n'ont pas d'autre choix que de quitter le Liban aujourd'hui ne font que s'absenter et pourront revenir au pays.

    Un Libanais

    19 h 50, le 06 septembre 2021

  • Lebnen, ce petit pays que tout le monde connaît sans jamais l’avoir visité et dont on parle sans relâche comme d’un grand pays où la beauté et le bon vivre et la singularité n’ont nulle part d’égale. Le monde entier le pleure déjà et se demande comment le sauver, pendant qu’une partie de son peuple œuvre à l’anéantir, allez savoir pour quelle raison démoniaque. Qu’ont ils à tirer de leurs bêtises impardonnables en saccageant leur pays pour le bien et la gloire d’un autre? Comment osent ils se proclamer libanais et parler notre langue, eux les judas, les mercenaires bas de gamme qui ne reflètent en rien ni la nation ni son peuple. Qu’avez vous fait de notre pays, notre havre de paix et notre seul refuge? BANDE DE BARBARES, IDIOTS ET AFFAMÉS. Vous ne serez jamais rassasiés vous crèverez la gueule ouverte malgré tous les pillages et les milliards que vous avez engloutis et ce ne sera que justice.

    Sissi zayyat

    18 h 49, le 06 septembre 2021

  • Dignité mal placée=indignité, attention a ne pas tout mélanger

    camel

    14 h 05, le 06 septembre 2021

  • Emouvant. On reviendra un jour. Elisons intelligement pour commencer.

    Nadim Audi

    12 h 58, le 06 septembre 2021

  • Un chapitre de plus de l'histoire du paradis perdu.

    DAMMOUS Hanna

    10 h 53, le 06 septembre 2021

  • Comme c'est bien dit et malheureusement très vrai.

    Bassam Youssef

    10 h 07, le 06 septembre 2021

  • très triste.merci....

    Marie Claude

    07 h 58, le 06 septembre 2021

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