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Lifestyle - Photo-roman

Ce Liban à venir dont nous ne savons rien

En plus des difficultés morales et physiques de ce que nous traversons en ce moment, il y a une peur de ce qui attend le Liban. Une peur du pays que notre pays va devenir.

Ce Liban à venir dont nous ne savons rien

Photo d'illustration G.K.

Pour m’éviter de monter trois étages à pied, elle m’a demandé de passer chez elle après 19 heures, une fois le courant électrique revenu. Je me pointe donc à sa porte à l’heure convenue avec ma pile de vêtements à raccommoder, le couturier chez qui je vais d’habitude ayant fermé sa boutique « jusqu’à nouvel ordre » pour cause de « manque de fuel ». Avant même que je ne mette le doigt sur la sonnette, j’entends les murmures d’une première voix : « Yi. C’est qui à ton avis, à cette heure-ci ? » Une seconde lui répond : « Je ne sais pas, fais gaffe, verrouille la porte et ouvre la petite fenêtre. » Souad enfile son masque et entrouvre prudemment un battant de la petite fenêtre. Elle a des yeux inquiets. Je me présente. « Ah, c’est vous, excusez-moi, entrez, tfaddal, tfaddal. » La première chose qu’elle me dit de but en blanc, après m’avoir sommé de « me reposer » sur le sofa et après avoir sommé sa sœur, Georgette, d’aller chercher « quelque chose de frais de la cuisine », c’est qu’elle a peur. « Vous savez, je n’ai jamais fermé cette porte à quiconque. Les clients rentraient et sortaient de chez moi toute la journée. Même pendant la guerre, les combattants venaient se faire soigner ici, dans ce salon. Mais vous savez, par les temps qui courent, ces temps qui rendent les gens fous, je ne sais plus qui peut débarquer à ma porte. »

Recoudre nos cœurs

L’appartement est modeste, mais il a la magie de ces appartements de Beyrouth dont on pensait que les derniers avaient disparu le 4 août. C’est un musée intact qu’on dirait protégé du temps, comme le sont les bijoux du grand air de peur qu’ils s’oxydent. Un faux salon Louis XVI emmailloté dans des housses pastel ; des rideaux en tergal rayés qui se boursouflent au contact du vent et filtrent une lumière inespérée ; un chat obèse qui ronfle dans les hortensias charnus; un téléviseur protégé par de la dentelle anglaise, cadeau de vieilles noces peut-être ; des danseuses de ballet en point de croix, penchées sur les murs écaillés ; un ventilateur qui vibrionne et couvre le ronronnement d’une vieille Singer.

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Georgette revient de la cuisine, encombrée d’un plateau en argent qui contient un petit festin dressé en trente secondes. Mais elle s’excuse qu’il n’en y ait pas assez. « Min aribo. » Des quartiers de pêche blanche, du sirop de rose, « désolée, sans glaçons, le frigo ne sert plus à rien », des sablés (en forme de cœur) à la confiture d’abricot et des tranches de cake marbré, le tout disposé avec le plus grand soin le long d’un napperon en crochet. Je regarde cette petite œuvre d’art dont seules les vieilles dames de Beyrouth conservent le secret, et me vient quelque chose qui ressemble à de la douceur. C’est de plus en plus rare, donc précieux.

Souad m’a longtemps parlé des clients qui ne viennent plus. De ces tabliers d’écolier qu’elle ne répare plus, « iront-ils à l’école cette année? », des mariées qui ne se marient plus, des femmes qui n’ont plus de quoi sortir, des hommes au chômage qui ont abandonné l’idée d’un costume cravate. Elle me dit qu’elle aurait aimé, à la force de sa Singer, pouvoir recoudre les cœurs brisés de Beyrouth, comme elle le faisait au temps de la guerre, lorsque les combattants venaient se faire soigner dans son salon. Si seulement. Elle m’a longtemps raconté sa vie qui s’est resserrée, rétrécie, jusqu’à ressembler désormais à celle de ses deux canaris qui ne gazouillent même plus. Les heures à attendre que le courant revienne pour rapiécer une robe et se faire quelques sous, la frayeur qui s’empare d’elle quand la boîte de pilules tire à sa fin, l’angoisse rien qu’à l’idée d’aller au supermarché et de constater le prix des choses, le manque de choses. Plus aucun plaisir, plus aucune plage de respiration, rien. Même se retrouver avec les connaissances de quartier, avec les commerçants autour, et parler du temps qu’il fait lui semble comme une montagne à gravir. Mais Souad ne se plaint pas, elle pointe du doigt la photo de son fils, souriant et absent, à côté d’une flopée d’icônes religieuses.

Pas la moindre idée

La poignée de sous qu’il lui envoie chaque mois d’Australie lui épargne cette humiliation qui consiste à accepter les dons du parti politique qui frappe à sa porte tous les jours. La politique, de toute façon, Souad l’a vomie il y a bien longtemps, depuis que la « guerre d’élimination » a coûté la vie de son mari puis le départ de son fils.

« Le pire, c’est de ne pas avoir la moindre idée de quand je vais le revoir. C’est à peine si j’arrive à entendre sa voix, celles de mes petits-enfants, et ça c’est quand ma connexion internet me le permet. » Souad a soudain le regard terni par une montée de larmes. Mais elle tient à me dire que ce n’est pas la pauvreté qui la fait pleurer, elle sait qu’il y a partout des mains invisibles qui portent et nourrissent le pays. Ce n’est pas la violence non plus. Elle a bien connu la douleur et le sang, elle qui n’est jamais partie pendant la guerre. Au bout d’une heure de discussion, à mesure que les nouvelles de 20h annonçaient le pire et rien que ça, Souad avait réussi à cerner sa peur. « C’est la première fois que je ne sais pas ce qui nous attend. Et ça, ça me fait très peur. »

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Les mots de Souad, cette impuissance totale face à l’inconnu, ne sont-ils pas ce qui nous pèse le plus aujourd’hui ? Chaque jour, nous nous endormons en retournant dans tous les sens ces mêmes questions : que nous réserve demain ?

Quelle nouvelle épreuve, quelle crise de plus, quel crève-cœur viendront piétiner notre moral et nos cœurs déjà assez émiettés ? Tomberons-nous encore plus bas ? Est-il seulement possible de tomber encore plus bas ?

Chaque jour, nous nous endormons, et nous ne savons pas quand et si nous reverrons ceux que nous aimons. Si demain il y aura de l’essence, un gouvernement, des médicaments, des bonbonnes de gaz, des hôpitaux, internet, de l’eau, une guerre de trop, une explosion de plus. Si les écoles ouvriront à la rentrée et s’il y aura du fuel pour l’hiver. En fait, voilà où nous en sommes, à nous demander si demain il y aura encore un pays. Ce pays dont Souad conserve le dernier souvenir dans son petit appartement.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Pour m’éviter de monter trois étages à pied, elle m’a demandé de passer chez elle après 19 heures, une fois le courant électrique revenu. Je me pointe donc à sa porte à l’heure convenue avec ma pile de vêtements à raccommoder, le couturier chez qui je vais d’habitude ayant fermé sa boutique « jusqu’à nouvel ordre » pour cause de « manque de fuel »....

commentaires (4)

Plus que la moitié des résidents du Liban ne sont pas des libanais. En sus, une grande partie de l’autre “moitié” a adopté une culture qui est loin d’être libanaise par le biais des partis idéologiquement soumis à des pays étrangers. Peut-on encore retrouver la vrai culture et éducation libanaise? Raje’e Raje’e Libnan. Merci M. Khoury pour cet article candide qui nous a fait remonter à la très belle époque de Beyrouth dans les soixantaines et septantaines.

Georges S.

19 h 45, le 30 août 2021

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Commentaires (4)

  • Plus que la moitié des résidents du Liban ne sont pas des libanais. En sus, une grande partie de l’autre “moitié” a adopté une culture qui est loin d’être libanaise par le biais des partis idéologiquement soumis à des pays étrangers. Peut-on encore retrouver la vrai culture et éducation libanaise? Raje’e Raje’e Libnan. Merci M. Khoury pour cet article candide qui nous a fait remonter à la très belle époque de Beyrouth dans les soixantaines et septantaines.

    Georges S.

    19 h 45, le 30 août 2021

  • émouvant article, cela me rappelle têta Adele, je l'ai lu en pleurant. merci Mr Khoury... ce mot "tfadal" l est beau à lui tt seul. tant qu'on aura un système communautaire, tant qu'on n'a pas réécrit la vraie histoire du Liban, tant qu'on n'a pas enseigner la vraie éducation civique pour apprendre le bon vivre ensemble, d'une manière sincère . on mettra un pansement sur une blessure profonde qui ne sera jamais guéri et pendant ce temps là les forces vives quittent ce pays . c'est du gaspillage, . mais ne pleurons pas j'ai confiance dans la jeunesse qui va se réveiller à un moment ou un autre et sortir de sa léthargie .........

    Élie Aoun

    16 h 58, le 30 août 2021

  • ESPERONS AU REVEIL DE L,OCCIDENT.

    LA LIBRE EXPRESSION

    14 h 01, le 30 août 2021

  • VAUT MIEUX NE PAS REVER. PLUS DE LIBAN. POUR DES DECENNIES UN HYPER BORDEL CHAOTIQUE JUSQU,A CE QU,UNE PARTIE, ON A VU CE QUI EST ARRIVE A L,AFGHANISTAN LIVRE AUX TERRORISTES, LE PAYS AIT UN MEME DESTIN. LA POLITIQUE NE TIENT COMPTE NI DES RELIGIONS NI DES COMMUNAUTES. LES INTERETS S,IMPOSENT.

    LA LIBRE EXPRESSION

    01 h 05, le 30 août 2021

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