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Politique - Contestation

Au Liban, le monde syndical fait sa révolution

La succession de victoires pour la thaoura marquerait-elle la fin de la mainmise politique sur les syndicats et ordres professionnels ? 

Au Liban, le monde syndical fait sa révolution

Lors de l’élection de l’ordre des ingénieurs, le 18 juillet dernier. Photo S.H.

« Cela ressemble de plus en plus à une vague. » C’est ainsi que Karim Bitar, politologue et directeur de l’Institut d’études politiques de l’Université Saint-Joseph, commente la victoire écrasante de la coalition antisystème « L’ordre se révolte » au premier tour des élections à l’ordre des ingénieurs, le mois dernier.

C’est la dernière victoire en date du mouvement de contestation du 17 octobre 2019. Un mois seulement après les manifestations monstres aux quatre coins du pays, l’opposition issue de ce mouvement avait réussi à faire élire Melhem Khalaf à la présidence de l’ordre des avocats de Beyrouth, en novembre. En 2020, les groupes laïcs et indépendants ont également décroché la victoire aux élections des conseils étudiants dans plusieurs universités privées.

Ces avancées sont d’autant plus importantes qu’historiquement, les syndicats et ordres professionnels jouaient auparavant le rôle d’un contre-pouvoir important. Un atout qu’ils ont perdu depuis. « Depuis la fin de la guerre civile, la classe politique a fait un effort monstre pour contrôler et verrouiller les syndicats et les mouvements des travailleurs qui, historiquement, avaient la possibilité de forcer les gouvernements et les entreprises à concéder des acquis sociaux », fait savoir Karim Bitar. À titre d’exemple, et selon le Centre de connaissances sur la société civile, en 1946, les employées de la Régie libanaise des tabacs et des tombacs avaient décrété une grève et occupaient plusieurs usines afin d’obtenir une revalorisation salariale et des contrats plus longs. Le mouvement s’est soldé par la mise en place du Code du travail par le gouvernement libanais. Près de 24 ans plus tard, quelque 1 200 employés du groupe d’agroalimentaire Ghandour avaient observé une grève en 1972 jusqu’à l’obtention de l’application de l’augmentation salariale décrétée par l’État.

Pour mémoire

« L’opposition devrait être porteuse d’un véritable projet de société »

Karim Bitar est rejoint ici par Castro Abdallah, qui préside la Fédération nationale des syndicats des ouvriers et employés au Liban (Fenasol). « Aujourd’hui, la Confédération générale des travailleurs libanais (CGTL) n’est plus que l’ombre d’elle-même. C’est devenu un outil aux mains de la classe dirigeante, qui manifeste quand on le lui demande, et qui s’oppose parfois même aux intérêts des travailleurs. Par exemple, elle s’était rangée contre la proposition du ministre du Travail, Charbel Nahas, en 2012, concernant les indemnités de travail des employés et la hausse du salaire minimum à 975 000 livres, prétextant même que le ministre dépassait ses prérogatives ! » remarque le syndicaliste, dont le groupe avait fait scission de la CGTL en 1987.

Pour accroître son influence sur le mouvement syndical, la classe politique a recours à une stratégie de division. « Pour neutraliser les syndicats, l’élite politique a eu recours à la technique de l’éclosion. Il s’agit de créer plusieurs unions syndicales représentant la même catégorie de travailleurs » , explique une chercheuse spécialisée dans les mouvements syndicaux, sous le sceau de l’anonymat. Au sein de la CGTL, ces nouveaux syndicats obtiennent deux sièges à l’assemblée, et donc octroient plus d’influence à leur patron politico-confessionnel. « Ainsi, le nombre de syndicats enregistrés au Liban a doublé entre 1990 et 2000 », ajoute la chercheuse. À titre d’exemple, il existe aujourd’hui plus ou moins cinq unions syndicales représentant les chauffeurs de taxi, selon des acteurs du secteur. Les ministres du Travail qui se succèdent autorisent les syndicats appartenant à leur famille politique. « Aujourd’hui, l’Union des syndicats des transports terrestres, présidée par Bassam Tleiss, est proche du mouvement Amal, alors qu’il existe d’autres syndicats proches du Hezbollah et des communistes », affirme Marwan Fayad, lui-même président de la Fédération générale des syndicats de chauffeurs de taxi. Si son syndicat a été autorisé en 2009, alors que Boutros Harb était ministre du Travail, Marwan Fayad affirme que ce fut le fruit d’un travail administratif non politisé, et que le syndicat « utilise ses affiliations politiques pour aider les conducteurs ». « D’ailleurs, nos points de divergence avec les autres syndicats ne sont pas que politiques. Nous avons décrété une hausse de nos tarifs à plusieurs reprises, tandis que Bassam Tleiss préfère attendre l’autorisation du ministère des Transports », affirme-t-il.

Regroupements alternatifs

Mais si l’offre est pléthorique, elle n’est pas nécessairement au goût du mouvement de contestation, qui face à des syndicats souvent verrouillés ont mis sur pied leurs propres regroupements alternatifs. « Au cours de la thaoura, nous avons imaginé le “Rassemblement des professionnels et professionnelles”. Ce groupe est divisé en plusieurs secteurs, parmi lesquels la santé, les ingénieurs, les artistes… Nous ne sommes pas un syndicat, mais nous coordonnons nos activités pour pouvoir faire pression et participer activement dans le mouvement de contestation », explique Ghassan Issa, membre fondateur du Rassemblement des professionnels et professionnelles de la santé. « Nous sommes plus d’une centaine de professionnels de la santé qui se battent non seulement pour le droit des médecins, mais aussi pour la mise en place d’une stratégie nationale pour la santé publique, basée sur la couverture santé universelle, mais aussi pour la lutte contre le Covid-19 sur le plan global », fait-il savoir.

Pour mémoire

Aref Yassine, un « battant » que certains jugent trop « communiste »

Ces praticiens issus de la thaoura se préparent d’ailleurs aux élections de l’ordre des médecins. « Le scrutin a été retardé plusieurs fois, l’excuse officielle étant la pandémie. Il devra finalement se tenir le 17 octobre prochain, et il semble qu’il y aura un affrontement entre deux coalitions : celle de la classe politique et celle de l’opposition antisystème », prédit Tarek Hijazi, également membre du rassemblement. « L’alliance entre les partis traditionnels s’effrite une fois les élections terminées, et le conseil de l’ordre est paralysé par leurs divergences. Nous espérons pouvoir casser cette dynamique », ajoute-t-il.

De leur côté, les journalistes indépendants ne pourront pas participer aux élections de leur syndicat, prévues également cette année. « Nous avons lancé le Rassemblement du syndicat alternatif de la presse après le mouvement de contestation. La syndicat actuel est complètement figé et n’accepte généralement pas les nouvelles demandes d’adhésion. Pourtant, nous sommes prêts à adhérer et participer aux élections prévues bientôt », affirme à L’Orient-Le Jour Elsie Moufarrej, coordinatrice au sein du mouvement.

Le syndicat des rédacteurs se défend toutefois de vouloir bloquer l’accès aux nouveaux journalistes. « Au contraire, nous serions ravis de les voir participer aux élections. Cependant, si les demandes d’adhésion prennent autant de temps, c’est parce que conformément à la loi libanaise, elles sont étudiées par un comité regroupant des délégués des rédacteurs, représentés par un chrétien, mais aussi des propriétaires des journaux qui sont représentés par un sunnite. Or ces deux groupes d’intérêt sont en conflit structurel et la situation est souvent paralysée. Les propriétaires n’ont pas intérêt à voir leurs journalistes rejoindre un syndicat. Il faut travailler au changement de la loi pour rendre le syndicat plus inclusif », fait savoir une membre du conseil syndical qui a requis l’anonymat.

La thaoura en col blanc

Reste que la dynamique antisystème semble pour le moment confinée aux professionnels en col blanc. « Nous pouvons reprocher à la majorité des groupes du mouvement de contestation de trop négliger les travailleurs et les classes ouvrières. Au Soudan, la contestation a réussi à mobiliser les travailleurs après un travail acharné en coulisses, et c’est pour cela que la révolution fut un succès », explique la spécialiste des syndicats citée plus haut.

« Le problème, c’est que les travailleurs les plus vulnérables dépendent profondément des réseaux clientélistes traditionnels, qui les rendent captifs du système. Il faut quand même noter quelques percées. Du côté de Ramco, par exemple, où les employés ont cumulé trois semaines de grève malgré une répression très intense et la vulnérabilité associée à leur statut d’étrangers », ajoute-t-elle.

Pour mémoire

Comment les partis de l’establishment politique analysent leur défaite

Son point de vue converge avec celui de Siham Antoun, militante et candidate aux élections législatives en 2018. « Les ingénieurs, les avocats et les étudiants dans les institutions privées ne sont pas représentatifs de la société. Ils représentent plutôt la haute classe moyenne. Pour espérer voir un véritable changement et des résultats similaires aux législatives, il faudra étendre nos horizons vers les travailleurs », affirme-t-elle.

Quoi qu’il en soit, chez les ingénieurs, on célèbre la victoire de « l’ordre se révolte » comme une démonstration grandeur nature des avantages de l’union entre les différentes composantes de la thaoura, condition sine qua non pour la réalisation de résultats importants aux législatives selon les militants. « La liste était le fruit d’une alliance entre deux coalitions. La première, c’est “L’ordre se révolte”, composé de mouvements comme le Bloc national, Citoyens et Citoyennes dans un État, le Parti communiste libanais, Beyrouth Madinati… L’autre coalition, c’est celle du Front d’opposition libanais, qui regroupe des partis comme le Mouvement de l’indépendance ou les Kataëb. Ces groupes sont unis par leur rejet du club des six (les chefs des grands partis politiques) et du confessionnalisme politique », témoigne Naji Abou Khalil du Bloc national, qui a joué un rôle dans les négociations pour la mise sur pied de l’alliance.

« Cela ressemble de plus en plus à une vague. » C’est ainsi que Karim Bitar, politologue et directeur de l’Institut d’études politiques de l’Université Saint-Joseph, commente la victoire écrasante de la coalition antisystème « L’ordre se révolte » au premier tour des élections à l’ordre des ingénieurs, le mois dernier.
C’est la dernière victoire...

commentaires (1)

Tout cela est très vrais. Les syndicats ont été littéralement détruit mais aussi par le peuple lui même puisqu'il a permis et accepté une chose pareille et en a même profité. Tout ces projets sont certainement a l'avantage du pays mais je me pose une question qui est la clef de voûte de toutes solutions au Liban: A supposer qu'ils obtiennent la majorité, arrive a gagner les législatives, choisir les ministres qu'ils veulent et élisent le président qu'elle considère apte a les aider dans leurs projets, comment imposeront ils au Hezbollah d’arrêter ses guerres, d’arrêter les trafiques en tout genre, de remettre a l’état les points de passage douaniers qu'il contrôle et ultimement ses armes? Comment les feront ils payer l’électricité, le téléphone et l'eau qu'il ne payent pas au nom de la soit disant résistance etc... etc... etc...., Comment oseront ils épurer les ministères des sbires du Hezbollah et d'Amal qui les contrôles? Ils n'y pourront rien car il se retrouveront avec une guerre dans les bras et l’armée comme les FSI se diviseront. Ils seront devenus des chef de guerre autant que les autres et auront alors besoin des vrais résistants pour remettre de l’ordre dans tout cela. Je leur souhaite de réussir de tout cœur mais ils doivent être réalistes et garder les pieds sur terre. "kellon n'est pas kelloun " et leur révolution aurait mieux réussie si les FL étaient restées sur le terrain. Nous "on continue" pour le Liban et son peuple jusqu'au bout comme toujours.

Pierre Hadjigeorgiou

09 h 27, le 12 août 2021

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Commentaires (1)

  • Tout cela est très vrais. Les syndicats ont été littéralement détruit mais aussi par le peuple lui même puisqu'il a permis et accepté une chose pareille et en a même profité. Tout ces projets sont certainement a l'avantage du pays mais je me pose une question qui est la clef de voûte de toutes solutions au Liban: A supposer qu'ils obtiennent la majorité, arrive a gagner les législatives, choisir les ministres qu'ils veulent et élisent le président qu'elle considère apte a les aider dans leurs projets, comment imposeront ils au Hezbollah d’arrêter ses guerres, d’arrêter les trafiques en tout genre, de remettre a l’état les points de passage douaniers qu'il contrôle et ultimement ses armes? Comment les feront ils payer l’électricité, le téléphone et l'eau qu'il ne payent pas au nom de la soit disant résistance etc... etc... etc...., Comment oseront ils épurer les ministères des sbires du Hezbollah et d'Amal qui les contrôles? Ils n'y pourront rien car il se retrouveront avec une guerre dans les bras et l’armée comme les FSI se diviseront. Ils seront devenus des chef de guerre autant que les autres et auront alors besoin des vrais résistants pour remettre de l’ordre dans tout cela. Je leur souhaite de réussir de tout cœur mais ils doivent être réalistes et garder les pieds sur terre. "kellon n'est pas kelloun " et leur révolution aurait mieux réussie si les FL étaient restées sur le terrain. Nous "on continue" pour le Liban et son peuple jusqu'au bout comme toujours.

    Pierre Hadjigeorgiou

    09 h 27, le 12 août 2021

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