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Société - Billet

Ceux qui font durer le Liban

Li Liya est cuisinière dans une maison située en dehors de la ville. Elle a connu le 4 août « de loin » comme un tremblement de ciel ou de terre. Courant dans tous les sens pour situer le lieu d’où venait le vacarme, elle l’a peu après découvert sur son écran de télévision. Puis au téléphone. Puis à travers ceux qui avaient perdu l’un des leurs ou leur maison. Puis dans son corps et sa tête qui ne marchaient plus comme avant. Le malheur qui lui tombait dessus était un lent tsunami qui lui donnait à voir, minute après minute, ce qu’il engloutissait. Elle s’est souvenue sans oser en parler du jour où sa mère fut raflée par une bombe, une poêle de frites à la main, dans leur village du Chouf, en 1982. Puis des jours suivants qui l’avaient exilée à Beyrouth ainsi que ses frères et sœurs. Jamais en quarante ans cette femme vieillissante n’a tenu un propos raciste envers telle ou telle communauté. Les auteurs du crime qui avaient vidé son petit village chrétien de la montagne ressemblaient à ses yeux à ceux qui, issus de sa communauté, avaient fait autant de mal ailleurs. Elle savait que l’humanité n’est pas divisible selon ces lignes-là. Le silence et le travail lui ont tenu lieu de fierté. Cette femme analphabète, éduquée par elle-même et par la nature, est un puits d’intelligence qui ne se prend pour personne. Restée célibataire, elle a d’abord travaillé dans un couvent de religieuses, puis dans la famille où elle se trouve actuellement. Elle aide financièrement ses frères condamnés au chômage. Nul n’a jamais entendu Liya hausser la voix, réclamer un dû, mettre en avant un service rendu. Depuis le 4 août, elle est la proie d’un sentiment qu’elle ne connaissait pas : la colère. Elle égrène des injures qui d’abord la soulagent puis l’effrayent. Elle prie Dieu de lui pardonner cette haine qu’elle n’arrive plus à désamorcer. Par chance, une fois la bourrasque passée, ainsi qu’une plante se tourne d’instinct vers la lumière, son visage s’éclaire à nouveau et nous rappelle que cette lumière existe.

Les amis que Liya reçoit autour de sa table sont de toutes les religions. Pas une de leurs discussions ne les fait dérailler, pas une ne met en danger l’amour qui les lie. Ils pensent la même chose de la même infamie. Aucun chef de clan n’a droit de cité dans leur pays de rechange improvisé. Ces travailleurs silencieux incarnent les mots que nous avons vidés de leur sens à force de nous en servir : le vivre-ensemble. Ils entretiennent bizarrement l’espoir en disant d’une même voix qu’ils n’en ont plus : ils sont la preuve irréfutable de ce qui existe et résiste encore après le passage des barbares. Ils font durer le Liban autour d’une petite table carrée.

Li Liya est cuisinière dans une maison située en dehors de la ville. Elle a connu le 4 août « de loin » comme un tremblement de ciel ou de terre. Courant dans tous les sens pour situer le lieu d’où venait le vacarme, elle l’a peu après découvert sur son écran de télévision. Puis au téléphone. Puis à travers ceux qui avaient perdu l’un des leurs ou leur maison. Puis...

commentaires (3)

Bravo Dominique, pour ce bel hommage à cette magnifique personne que j'ai la chance et le bonheur de connaître.

Brunet Odile

20 h 34, le 06 août 2021

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Commentaires (3)

  • Bravo Dominique, pour ce bel hommage à cette magnifique personne que j'ai la chance et le bonheur de connaître.

    Brunet Odile

    20 h 34, le 06 août 2021

  • Malheureusement Lyia serait une exception a la regle , la haine et l apprehension intercommunitaires Sont ubiquiteuses au liban……

    Robert Moumdjian

    11 h 55, le 05 août 2021

  • Liya représente le Liban et son peuple éternel. Ils ne nous ferons pas disparaître.

    Bachir Karim

    11 h 10, le 04 août 2021

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