Rechercher
Rechercher

Société - Rapport de HRW

Nitrate d’ammonium au port de Beyrouth : ce que les responsables libanais savaient

Dans un rapport intitulé "Ils nous ont tués de l’intérieur", HRW publie les résultats de son enquête sur les explosions du 4 août 2020, et met en évidence la négligence criminelle des autorités libanaises.

Le port de Beyrouth, un an après le drame du 4 août. REUTERS/Mohamed Azakir

Les autorités libanaises ont, à plusieurs niveaux, été criminellement négligentes en vertu de la loi libanaise dans leur gestion de la cargaison du navire Rhosus, entreposée au port de Beyrouth et qui a conduit à la double explosion qui a ravagé la capitale le 4 août 2020. Tel est le constat de l’ONG Human Rights Watch (HWR) qui publie mardi un rapport de 714 pages intitulé “Ils nous ont tués de l’intérieur”. Ce rapport démontre, documents à l’appui, les manquements et la mauvaise gestion qui ont conduit les responsables libanais à sous estimer, voire à ignorer, le risque d’une explosion lié au stockage, dans de mauvaises conditions, de milliers de tonnes de nitrate d'ammonium. Explosion qui a eu lieu le 4 août 2020, tuant 218 personnes et en blessant plus de 7000 autres, selon un bilan établi par l’ONG. Si certaines questions demeurent toujours en suspens, c’est la quantité de données qui permettent de rendre compte de ce que savaient les différentes autorités et à quel moment qui rend le rapport particulièrement précieux.

Le Rhosus, un navire battant pavillon moldave, est arrivé dans le port de Beyrouth le 20 novembre 2013 transportant 2 750 tonnes d'ammonium à haute densité de nitrate. Le navire avait pour destination finale le Mozambique. Il est entré au port de Beyrouth pour charger des équipements sismiques qu'il était censé livrer à la Jordanie avant de repartir pour le Mozambique. Mais il restera à quai après que les autorités portuaires ont constaté qu’il n’était pas en état de naviguer, mais aussi qu’il avait des dettes impayées, ce qui a entraîné sa saisie le 20 décembre 2013. Sa cargaison est ensuite déchargée dans le hangar numéro 12 les 23 et 24 octobre 2014, sans précautions aucune. Le flou entourant l'identité du propriétaire du bateau et celui de sa cargaison, mais aussi les raisons troubles qui ont fait que le nitrate d'ammonium a été déchargé dans le hangar précité, suscitent plusieurs questions auxquelles aucune réponse ne peut être apportée à ce stade. Le nitrate était-il destiné à être livré au Mozambique comme les documents de voyage l’indiquent? Ou des individus, qui avaient le contrôle de la cargaison et du navire, voulaient-ils que le chargement reste à Beyrouth?

Ce qui est clair, à la lecture du rapport de HRW, c’est que de nombreux responsables étaient effectivement au courant du danger mortel que représentait cette cargaison qui sera restée entreposée au port pendant sept ans. Et que rien n’a été entrepris pour éviter le pire. A différents degrés, les plus hautes instances sont ainsi concernées : le ministère des Travaux et des Transports, le ministère des Finances, l’armée libanaise, la sécurité d’État, le ministère de l’Intérieur et le Haut conseil de la Défense. De son entrée au port jusqu’à l’explosion, les événements ne sont que des chassés-croisés entre les autorités, des procédures ou des enquêtes présentant des défaillances où chacun rejette à d'autres la responsabilité du dossier.

Pas de plan d’intervention
L'armée libanaise est chargée d'accorder une autorisation préalable à l'importation de matériel militaire et de munitions, y compris le nitrate d'ammonium, et doit inspecter les substances explosives qui arrivent dans le pays par ses ports, mais rien n'indique qu'elle l’a fait dans ce cas, alors qu’elle était au courant de sa dangerosité, selon l'ONG. HRW met également en évidence l’absence de plan d'intervention d'urgence par les renseignements militaires en cas d’incendie se déclarant dans le hangar. Lors du déchargement de la marchandise, la justice a appelé à ce que la cargaison soit « stockée dans un endroit approprié, après qu'aient été prises les mesures nécessaires compte tenu du matériel dangereux à bord du navire». Ce que n’a pas fait le ministère des Travaux et des Transports, dirigé à l'époque par Ghazi Zeaïter. En lieu et place, le ministère s’est surtout efforcé de vendre ou de réexporter la marchandise. C’est aussi lui qui n’aurait pas supervisé de manière adéquate les travaux de réparation entrepris sur le hangar 12, qui pourraient être à l'origine de l'explosion.

Le ministère des Finances, lui aussi responsable du port via les douanes, est également mis en cause dans le rapport. Le ministère a, en effet, été alerté à plusieurs reprises de la dangerosité de la cargaison par l’administration des douanes, mais n’a pas pris les mesures adéquates, selon HRW. La Sûreté de l’Etat aurait, quant à elle, été informée de la présence du nitrate d’ammonium qu’à la fin de 2019, alors que plusieurs avertissements avaient été faits par le chef du service des manifestes du port, Nehmé Brax, et ce dès 2014. Au lieu de se focaliser sur l'éventualité d’une explosion, des documents attestent que les renseignements s’inquiétaient davantage du fait que la marchandise puisse être volée. À aucun moment entre septembre 2019 et l'explosion du 4 août 2020, la Sûreté de l'État et les autorités ne recommandent l'élaboration d'un plan d'intervention d'urgence approprié, selon les recommandations internationales sur le stockage et la manipulation sécurisée du nitrate d'ammonium.

Le directeur de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim, a déclaré avoir envoyé au président de l'époque, Michel Sleiman, et au Premier ministre Tammam Salam, ainsi qu’au ministre des Transports Ghazi Zeaïter et au ministre de l'Intérieur, Nouhad Machnouk, une lettre le 16 mai 2014 constatant la présence de « plusieurs tonnes d'une substance extrêmement dangereuse », du nitrate d'ammonium à haute densité, à bord du Rhosus, qui a été mis en fourrière et non autorisé à quitter le port de Beyrouth "jusqu'à nouvel ordre". Or Nouhad Machnouk a affirmé qu’il n’était pas au courant du danger que pouvait représenter cette cargaison. Enfin, le Conseil supérieur de la Défense était également au courant de l'existence du nitrate d'ammonium dans le hangar 12 et des dangers, mais aucune preuve n’a été trouvée par HRW indiquant que l'un de ses membres ait soulevé la question pour discussion lors d'une réunion du Conseil ou pris des mesures pour remédier au danger en temps opportun. Quant au président Michel Aoun, également président du Conseil supérieur de la défense, il a admis avoir été mis au courant de l'existence du nitrate d'ammonium en juillet 2020, mais a écarté toute responsabilité en ce qui concerne la question de son stockage au Liban. "Le matériel était là depuis sept ans, depuis 2013. Il était là, et ils ont dit que c'était dangereux et je n'en suis pas responsable", a déclaré Michel Aoun.

Lire aussi

Les autorités entravent la justice de manière éhontée, dénonce Amnesty International

Selon HRW, à part le président Michel Aoun, les responsables qui avaient également connaissance de la présence du nitrate d'ammonium sont le Premier ministre sortant Hassane Diab, l'ancien ministre des Finances Ali Hassan Khalil, les anciens ministres des Travaux publics et des Transports Youssef Fenianos et Ghazi Zeaïter, le chef de la Sûreté générale Abbas Ibrahim, le directeur général de la Sécurité de l'État, le général de division Tony Saliba, et l'ancien commandant de l'armée libanaise, le général Jean Khawaji, entre autres.

Lors d'un entretien avec HRW en juin dernier, Hassane Diab a déclaré avoir lu le rapport d’enquête avant de déclarer plus tard lors de la même réunion : « le rapport Saliba disait que le nitrate d'ammonium était explosif, mais je n'ai pas parcouru les 30 pages. Je l'ai donné à mon conseiller en sécurité». Il a ensuite souligné qu'il n'était pas un expert en explosifs. Or, le dit rapport, consulté par l’ONG, faisait trois pages avec six pages d'annexes. Il a été rédigé dans un langage non technique et la troisième phrase du rapport indique que le nitrate d'ammonium « est utilisé pour fabriquer des explosifs car il est hautement explosif et hautement inflammable ». En réponse à un courrier de HRW demandant des éclaircissements sur cette déclaration, M. Diab a affirmé qu'il avait en fait lu le rapport, et son bureau a déclaré plus tard que son commentaire sur le rapport de 30 pages était une hyperbole.

A la suite des explosions, les autorités libanaises avaient fait la promesse qu’une enquête serait menée tambour battant. Cependant, durant l'année qui a suivi le drame, une série de défauts procéduraux et systémiques dans l’enquête nationale l'ont rendu incapable de rendre justice de manière crédible, comme le manque d'indépendance judiciaire ou l'immunité des hauts responsables politiques, entre autres... La justice s’attaque tout d’abord à des petits poissons qui sont arrêtés sans procès et ignorent ce dont on les accusent. A contrario, lorsque le juge Sawan d’abord, puis le juge Bitar ensuite ont lancé des poursuites contre des hauts responsables politiques, ils se sont heurtés à l’immunité dont bénéficient ces derniers. L’enquête est notamment entachée par des disparitions suspectes comme celle de Joseph Skaff en 2017, alors le chef de la division de lutte contre le blanchiment d’argent et les drogues dans les douanes. Il y aura aussi l’assassinat de Mounir Abou Rjeili, un proche et collègue de Skaff en décembre 2020, mais aussi celui de Joseph Bejjani, le photographe qui avait pris des photos du port, et enfin, l’assassinat de Lokman Slim qui avait publiquement accusé le Hezbollah de stocker le nitrate d’ammonium pour le compte du régime syrien.

Les autorités libanaises ont, à plusieurs niveaux, été criminellement négligentes en vertu de la loi libanaise dans leur gestion de la cargaison du navire Rhosus, entreposée au port de Beyrouth et qui a conduit à la double explosion qui a ravagé la capitale le 4 août 2020. Tel est le constat de l’ONG Human Rights Watch (HWR) qui publie mardi un rapport de 714 pages intitulé “Ils...

commentaires (16)

L'usage du terme "négligence" tue les morts du port une 2ème fois et blesse davantage les blessés, porte une atteinte supplémentaire à la morale des beyrouthins et rajoute à leur détresse. Il n'y pas de négligence ! SVP. Une négligence serait du type: une décision retardée par fénéantise pour éliminer la marchandise ou un oubli du dossier dans un tiroir, etc. Ici il n'y a rien de tout cela.

Shou fi

21 h 09, le 03 août 2021

Tous les commentaires

Commentaires (16)

  • L'usage du terme "négligence" tue les morts du port une 2ème fois et blesse davantage les blessés, porte une atteinte supplémentaire à la morale des beyrouthins et rajoute à leur détresse. Il n'y pas de négligence ! SVP. Une négligence serait du type: une décision retardée par fénéantise pour éliminer la marchandise ou un oubli du dossier dans un tiroir, etc. Ici il n'y a rien de tout cela.

    Shou fi

    21 h 09, le 03 août 2021

  • Une tribune dans le journal « le monde » parle de « mafiocratie » qui gangrène le pays. Tout le monde savait pour les nitrates même le président, Berry…mais personne n’est responsable, personne n’est coupable. Au fait ils vont finir par nous faire accepter que ce sont les victimes qui sont les vraies coupables. Coupables d’être chez eux au moment du drame, coupables de revenir de leur travail, coupables de passer sur cette route qui longe le port, coupable d’être venus éteindre l’incendie…

    mokpo

    20 h 57, le 03 août 2021

  • Quand nos "responsables" ne sont pas criminels, ils sont irresponsables. Hélas!

    Youssef Najjar

    20 h 55, le 03 août 2021

  • Pour résumer: faillite totale de bout en bout de la chaîne politique, administrative et sécuritaire censée gérer ce genre de situation. M'en foutisme, incompétence, irresponsabilité, ignorance, lâcheté, corruption, mensonge(s)...Et voilà le cocktail qui mène à la catastrophe. Chapeau les artistes!

    otayek rene

    19 h 28, le 03 août 2021

  • c est hallucinant tout le monde veut la vérité sans la vouloir et fait rien pour la connaitre: c est vrai on est au Liban pauvre Liban :circuler i n y a rien à voir

    barada youssef

    18 h 39, le 03 août 2021

  • President Aoun had been President for more than four years when the explosion occurred. It is bewildering that he didn’t know about it until July 20. As well, the former President, Sleiman was also aware. We have to replace all those responsible through the next elections. As well, no proper investigation was conducted into the suspicious assassinations of several people who warned higher authorities. NGOs are performing the job of the state.

    Mireille Kang

    18 h 39, le 03 août 2021

  • Cette phrase que je reprends de l'article : HALLUCINANT !!!!!!! .......Quant au président Michel Aoun, également président du Conseil supérieur de la défense, il a admis avoir été mis au courant de l'existence du nitrate d'ammonium en juillet 2020, mais a écarté toute responsabilité en ce qui concerne la question de son stockage au Liban. "Le matériel était là depuis sept ans, depuis 2013. Il était là, et ils ont dit que c'était dangereux et je n'en suis pas responsable", a déclaré Michel Aoun.................. Question LEGITIME : Il fait quoi alors à BAABDA ??? c'est quoi son job? Il est payé par les libanais pour faire quoi? S'il n'est pas responsable et ne réagit que sur des sujets secondaires comme "nommer 1 ministre ou avoir tel ministère". Merci pour la publication svp.

    LE FRANCOPHONE

    17 h 30, le 03 août 2021

  • LE VRAI PROPRIETAIRE CAR UTILISATEUR... LES FAUX NOMS ON S,EN FOUT... ET SES PARAVENTS TOUS BIEN CONNUS SAVAIENT !

    LA LIBRE EXPRESSION

    14 h 22, le 03 août 2021

  • dommage que HRW n'ait eu rien de nouveau a publier. lire leur rapport serait une pure perte de temps -pour qui voudrait y aller dans son integralite.

    Gaby SIOUFI

    14 h 21, le 03 août 2021

  • "Le justice s’attaque tout d’abord à des petits poissons qui sont arrêtés sans procès et ignorent ce dont on les accusent. " Les "petits poissons", comme vous les appelez, auraient dû être les premiers à refuser le déchargement du navire, car ils savaient fort bien que ce matériau ne peut être importé qu'en vertu d'un permis initié par le Ministre de l'Intérieur, nécessitant l'approbation du Ministère de la Défense et finalement émis par le Conseil des Ministres réuni en séance plénière! Eux aussi sont responsables!

    Georges MELKI

    12 h 55, le 03 août 2021

  • On reste grosso modo dans ce que nous avons déjà entendu et lu . Ce qui manque /pas clair dans ce rapport , Nehmé Brax avait adressé des avertissements à qui ? aussi quid de la phase 2016 à 2019 , rien n'a été fait durant cette période pour alerter le PM Hariri , car nous avons lu , que la Sûreté de l'Etat lui avait adressé un rapport . Stocker pour le régime syrien , tout est possible , s'il craignait un bombardement ennemi bien que ce régime dispose toujours du support logistique de l'Iran et de la Russie . Et si l'Armée Libanaise et les renseignements craignaient surtout le vol c'est maybe que le nitrate a besoin d'un grand incitant pour exploser . Attendons le verdict du Juge Bitar et si crime délibéré ou accident vu la négligence dans les travaux de réparation juste avant l'explosion . Le Juge Bitar avait déclaré vouloir faire exécuter des simulations pour trancher sur la cause de cette explosion . Quoiqu'il en soit , les responsabilités resteront et doivent être assumées et les responsables bannis .

    Lecteurs OLJ 2 / BLF

    12 h 51, le 03 août 2021

  • "transportant 2 750 tonnes d'ammonium à haute densité de nitrate. " Qu'est-ce que c'est que ce charabia? Le matériau en question, le nitrate d'ammonium, est un composé de formule chimique NH4NO3. On parle souvent de nitrate d'ammonium à "taux d'azote élevé" (N désigne l'azote) lorsqu'il s'agit comme ici de NA pratiquement pur, destiné à la fabrication d'explosifs, et non à l'utilisation comme engrais chimique, auquel cas on y ajoute d'autres produits de telle sorte que le pourcentage d'azote soit inférieur à 30 %...

    Georges MELKI

    12 h 33, le 03 août 2021

  • nice

    Abdallah Barakat

    12 h 30, le 03 août 2021

  • TOUT EST DIT. ET MAINTENANT, BITAR VA ÊTRE REMPLACÉ OU DISPARU. À MOINS QU'IL SOIT UN AGENT DOUBLE POUR FAIRE ÉTOUFFÉ L'AFFAIRE. IL N'A QUE CES TROIS POSSIBILITÉS. RÊVER EN COULEURS, ÇA SERA LA QUATRIÈME POSSIBILITÉ POUR RENDRE JUSTICE AUX VICTIMES.

    Gebran Eid

    12 h 28, le 03 août 2021

  • Un petit calcul autour de la quantité disparue évaluée à 2200 tonnes pendant 7 ans soit plus que 300 tonnes sorties par ans, ou mieux un camion transportant 25 tonnes en dehors du port chaque mois pendant 7ans.

    Esber

    12 h 10, le 03 août 2021

  • Au vu de tout ce qui a été dit et fait par nos responsables depuis l'explosion du 4/8/2020, on a très bien compris qu'ils sont tous plus ou moins impliqués...et qu'on ne connaîtra jamais la vérité tant qu'ils sont au pouvoir et protégés par leurs complices, à commencer par le plus haut placé d'entre eux. Une fois de plus nous avons la preuve que nous , le petit peuple, n'avons aucune valeur humaine à leurs yeux. Nous sommes juste des outils dont ils se servent pour leurs propres intérêts, qu'ils soient président, chef de...,ministre, député ou autre chef religieux...! - Irène Saïd

    Irene Said

    12 h 08, le 03 août 2021

Retour en haut