Rechercher
Rechercher

Moyen-Orient - Portrait

Kaïs Saïed, l’homme de tous les paradoxes

Les dernières manœuvres du président tunisien – qui se revendique de l’héritage de 2011 – menacent aux yeux de nombre d’observateurs la seule démocratie issue des « printemps arabes ».

Kaïs Saïed, l’homme de tous les paradoxes

Kaïs Saïed, lorsqu’il était candidat à l’élection présidentielle tunisienne, à Tunis le 17 septembre 2019. Anis Mili/AFP

L’air austère, l’apparence soignée, le costume toujours parfaitement taillé... L’homme, a priori, ne se distingue ni par sa fougue ni par son verbe. Un déficit de charisme pour certains, mais en trompe-l’œil pour beaucoup d’autres. Car depuis quelques années déjà, Kaïs Saïed a su cultiver le paradoxe et prendre au dépourvu les observateurs. Sorti grand vainqueur du scrutin présidentiel tunisien d’octobre 2019, alors âgé de 61 ans et sans étiquette, le juriste constitutionnaliste a pu se targuer du soutien de 90 % des 18-25 ans, contre ironiquement celui de 49,2 % des plus de 60 ans. Profondément conservateur, il incarne difficilement l’idée de mouvement propre aux idéaux révolutionnaires, mais se revendique du message de 2011 et prétend, du moins dans les mots, vouloir rompre avec le passé. « L’époque de la soumission est finie. Nous venons d’entrer dans une nouvelle étape de l’histoire », assurait-il aux Tunisiens, tandis qu’il s’apprêtait à endosser le costume de chef de l’État, succédant à Beji Caïd Essebsi, décédé alors qu’il était toujours en fonction. « À des Tunisiens fatigués par des élites politiques qui se sont montrées incapables de traduire le projet révolutionnaire de 2011 en changement qui améliore la vie des gens, il se présente alors comme un homme de rupture, proposant une démocratie nouvelle, pensée et construite avec le peuple, dont il fait partie », commente Khadija Mohsen-Finan, politologue et auteure de Tunisie : l’apprentissage de la démocratie (Nouveau Monde, 2021).

Une « nouvelle étape de l’histoire », disait-il en 2019. Mais pour les pourfendeurs du président aujourd’hui, elle risque de bientôt ressembler à l’ancienne. La décision prise par Kaïs Saïed dimanche soir de geler les activités du Parlement, de démettre de leurs fonctions le chef du gouvernement et le ministre de la Défense, de s’octroyer le pouvoir exécutif, a tôt fait d’alerter ceux qui craignent un scénario à l’égyptienne. Pour l’heure, il s’agit toutefois plus d’un coup de force que d’un coup d’État. Et ces mesures qui effraient des tranches de la population ont été parallèlement accueillies par des scènes de liesse dans tout le pays. Pour les partisans de M. Saïed – ou tout du moins de ses dernières manœuvres – trop c’est trop. Le blocage du pays est devenu insoutenable, le coronavirus décime les leurs, la crise économique va jusqu’à en interroger certains sur les bienfaits de la démocratie quand manque cruellement le pain. « Les Tunisiens sont excédés, leur culture les conduit à rêver d’un “sauveur” , et Saïed a décidé que ce serait lui », résume Khadija Mohsen-Finan.

Porter le chapeau

Dans cette atmosphère peu propice à l’espoir, le parti Ennahda, proche des Frères musulmans, fait figure de coupable presque parfait. Interdit avant la révolution, la formation islamiste peut s’enorgueillir, depuis, de résultats électoraux fructueux et a été membre des coalitions gouvernementales successives. De quoi leur faire porter le chapeau pour les maux qui rongent le pays, à commencer par celui de la corruption. Face à des islamistes qui semblent incarner les désillusions de la démocratie représentative, Kaïs Saïed propose un autre modèle. Certes, la liberté politique est un acquis non négligeable de la révolution. Mais au régime parlementaire il préférerait un système présidentiel appuyé par une nouvelle Constitution qui étendrait les pouvoirs du chef de l’État, y compris à travers un droit de veto sur les projets de lois. En somme, le schéma inverse de celui en place aujourd’hui où Kaïs Saïed a été élu à un poste relativement peu influent par rapport à un Parlement qui croule sous le poids de ses divisions. « Son “appel au peuple” se situe dans une refondation totale de la représentation populaire. Une sorte de démocratie populaire, qui consiste à renverser le système institutionnel en ancrant la légitimité au niveau local, à travers des conseils élus, d’où émaneraient des conseils régionaux, et enfin une Assemblée nationale », explique Mme Mohsen-Finan.

Lire aussi

« Le peuple n’acceptera jamais une nouvelle dictature »

De ces fractures, plusieurs affrontements ont jailli pour mieux se consolider au cours de l’année. Entre le président et les Premiers ministres successifs. Entre Kaïs Saïed et le président du Parlement et d’Ennahda, Rachid Ghannouchi. Les motifs de discorde et les domaines de concurrence sont nombreux. À qui doit revenir le contrôle des forces de sécurité ? À qui doit incomber la tâche de nommer aux postes ministériels ? D’épuisantes « bisbilles » pour les Tunisiens qui accusent l’incompétence de leurs responsables face à la pandémie de Covid-19. Deux ans après son élection, Kaïs Saïed apparaît décevant, bien loin de ses promesses de 2019. Violemment opposé à l’égalité entre les hommes et les femmes en matière d’héritage, à la dépénalisation de l’homosexualité, à l’abolition de la peine de mort, il se voulait aussi le candidat de la justice sociale et de la lutte contre la corruption. La crise actuelle lui permet dans une certaine mesure de redorer son blason aux yeux de l’opinion publique, de se présenter en sauveur de la nation face à un système qui ne porte pas ses fruits. Et dans un pays particulièrement divisé entre « laïcs » et « islamistes », celui qui se voit déjà en nouvel homme fort pourrait jouer la carte de son opposition aux partis proches de l’islam politique pour séduire les premiers et celle de son conservatisme pour ne pas braquer les seconds.

Dans les pas de Sissi

Alors que la crise politique née de la crise sanitaire avait atteint son summum la semaine dernière après que M. Saied eut ordonné à l’armée de prendre en charge la réponse à l’épidémie dans le sillage du limogeage du ministre de la Santé, d’aucuns s’interrogent sur les desseins d’un personnage somme toute assez secret. Marche-t-il dans les pas de Abdel Fattah al-Sissi, comme certains l’insinuent ? Ces craintes ont été galvanisées par une déclaration télévisée de Kaïs Saïed avertissant que les forces armées « répondront par des balles » à « quiconque pense recourir aux armes… et à quiconque tire une balle ». Ennahda accuse un coup d’État. Mais le président rétorque que ses démarches s’appuient légitimement sur l’article 80 de la Constitution qui lui permettrait de suspendre l’Assemblée et l’immunité des députés face à un danger imminent. Du côté de ses critiques – qui ne se limitent pas, loin s’en faut, aux islamistes – on considère qu’il surinterprète ses prérogatives constitutionnelles. Mais même parmi elles, de nombreuses voix s’élèvent pour souligner le cercle vicieux dans lequel Ennahda mais aussi Nidaa Tounes les ont plongées. Certes, les arguments qui insistent sur le caractère inconstitutionnel des mesures prises par Kaïs Saïed peuvent être recevables. Mais les deux formations précitées ont accéléré la crise et entravé la transition démocratique en empêchant la mise sur pied d’une Cour constitutionnelle, tel que requis par la Constitution. Dans ce climat délétère, la comparaison entre Tunis et Le Caire est à prendre avec des pincettes. » Évidemment ce « coup de force » et cette concentration des pouvoirs entre ses mains le placent dans la catégorie du président Sissi. Mais la comparaison n’est pas très pertinente. Car en Tunisie, si la transition politique n’est pas couronnée de succès, du fait d’une très mauvaise gouvernance, ce n’est pas l’ancien régime qui est au pouvoir. La contre-révolution n’a pas gagné et Saïed n’en est pas le porte-drapeau, au contraire, il continue à se référer à l’esprit de 2011 », insiste Khadija Mohsen-Finan. « Il a néanmoins un point commun avec le président Sissi. Bien que conservateur, il déteste Ennahda et entend l’écarter durablement du jeu politique. Mais il a peu d’alliés, si ce n’est une alliance circonstancielle avec la centrale syndicale UGTT, et une proximité nouvelle et affichée avec l’armée que les Tunisiens découvrent. »

L’air austère, l’apparence soignée, le costume toujours parfaitement taillé... L’homme, a priori, ne se distingue ni par sa fougue ni par son verbe. Un déficit de charisme pour certains, mais en trompe-l’œil pour beaucoup d’autres. Car depuis quelques années déjà, Kaïs Saïed a su cultiver le paradoxe et prendre au dépourvu les observateurs. Sorti grand vainqueur du scrutin...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut