Portant à bout de bras des cercueils en bois symboliques et affichant une détermination forte de voir la justice faire son œuvre, les parents des victimes de la double explosion du 4 août ont pris d’assaut hier l’immeuble dans lequel réside le ministre de l’Intérieur Mohammad Fahmi à Koraytem. Celui-là même qui a refusé d’approuver la comparution devant la justice du directeur de la Sûreté générale, le général Abbas Ibrahim, inculpé par le juge en charge de l’enquête, Tarek Bitar, au même titre que d’autres personnalités politiques et sécuritaires, notamment trois députés et anciens ministres. Parmi les slogans scandés par la foule en colère hier : « Mohammad Fahmi terroriste ! »
محاولة لأهالي شهداء وضحايا مرفأ بيروت للدخول الى منزل وزير الداخلية محمد فهمي pic.twitter.com/ALhD02md24
— Mohammed Yassin (@Moe_Yassn) July 13, 2021
Mais les proches des victimes ne se sont pas arrêtés aux mots. La manifestation d’hier a en effet marqué une nette évolution de l’action de ces citoyens excédés par l’inaction, voire la stratégie d’entrave des autorités politiques, à moins d’un mois de la première commémoration de la double explosion du port de Beyrouth, qui a coûté la vie à plus de 200 personnes, fait des milliers de blessés et ravagé des quartiers entiers de la capitale. C’est vers 17h30 que des dizaines de parents de victimes se rassemblent à la place des Martyrs, tenant, comme à chaque regroupement de ce genre, les portraits de leurs chers disparus. Formant une procession avec leurs véhicules, ils commencent alors à sillonner les rues de Beyrouth, gardant leur destination secrète, même aux journalistes venus couvrir l’événement.
Arrivés au niveau de Koraytem, les parents sortent de leur silence, actionnant leurs klaxons, brandissant les portraits des victimes et scandant des slogans via des haut-parleurs. Des slogans appelant à la levée de l’immunité dont jouissent les hommes politiques, et qu’ils prennent pour prétexte afin de se soustraire aux convocations du juge Bitar, selon eux.
Le juge Bitar fait face à une levée de boucliers de la part de la classe politique, après avoir demandé la levée de l’immunité parlementaire de responsables politiques « en vue de les inculper et d’engager des poursuites pour éventuelle intention d’homicide », mais aussi pour « négligence et manquements », les responsables « n’ayant pas pris les mesures nécessaires pour éviter au pays le danger de l’explosion ». En plus du général Ibrahim, des poursuites ont été lancées contre les députés Ghazi Zeaïter, Ali Khalil et Nouhad Machnouk, l’ancien ministre Youssef Fenianos, l’ex-commandant en chef de l’armée Jean Kahwagi, un ex-chef des renseignements de l’armée, Camille Daher, plusieurs officiers et le chef de la Sécurité de l’État Tony Saliba. La procession, justement, s’arrête alors brièvement devant la maison de l’ancien ministre Nouhad Machnouk.
Finalement, vers 18 heures, il devient clair que la destination finale de la procession est le domicile du ministre Fahmi à Koraytem. Brandissant des cercueils vides ainsi que les portraits des victimes, les manifestants se dirigent vers l’immeuble du ministre. La plupart d’entre eux ont les paumes peintes en rouge, symbole du sang qui a coulé en ce funeste 4 août 2020. Dans un premier temps, un porte-parole appelle les manifestants à garder le silence, préférant les larmes et la douleur aux slogans. Mais dans la foule de dizaines de personnes, une mère éplorée ne peut étouffer ses cris. « Je n’ai même pas pu voir mon fils Ahmad une dernière fois avant de l’enterrer ! » crie-t-elle.
« Il a tué nos proches une seconde fois en entravant la justice »
Puis, sans crier gare, les parents des victimes se ruent vers l’entrée de l’immeuble de Fahmi, après avoir réussi à tromper la vigilance de soldats tenant un barrage. Mais devant le bâtiment,les forces de l’ordre parviennent à les empêcher de forcer la porte. Ils lancent alors les cercueils vides ornés des portraits des victimes dans le parking de l’immeuble. C’est à ce moment-là qu’un premier clash éclate entre les parents et les forces de l’ordre, lesquelles n’hésitent pas à durement réprimer les proches des victimes.
« Nous avons ramené ces cercueils jusque chez Mohammad Fahmi afin qu’il se souvienne de notre douleur. Et lui se protège en postant des gardes devant chez lui ! lance une manifestante. Qui est armé et qui a fait exploser le pays, eux ou nous ? Cela fait un an que nous exigeons la vérité. Si leurs proches étaient morts, se seraient-ils tus ? » « Que pouvons-nous dire encore ? » lâche, le visage empreint de tristesse, un autre manifestant. « C’est la dixième ou vingtième fois que nous enterrons nos proches. Il faut que (le ministre) ressente notre douleur, qu’il sache qu’il a tué nos proches une seconde fois quand il a entravé le cours de la justice. » « Notre objectif, c’est que Mohammad Fahmi donne immédiatement l’autorisation de poursuivre les suspects, renchérit Anthony Bakhos Douaihy. Le juge représente l’État et le peuple libanais. Fahmi devrait respecter les requêtes du juge qui sont des requêtes du peuple, étant lui-même un serviteur du peuple. S’il couvre des prévenus, c’est qu’il est leur complice. Et le (directeur de la Sûreté générale) Abbas Ibrahim doit respecter la justice, lui qui est un fonctionnaire d’État. »
Gaz lacrymogènes
Après les cercueils, les manifestants jettent des tomates dans le parking de l’immeuble. À force d’efforts, les parents de victimes ont réussi à forcer la portière en métal de l’immeuble, provoquant un nouveau clash avec les militaires. Vers 19 heures, la violence monte encore d’un cran : de jeunes manifestants sont parvenus à entrer dans le parking par une autre issue et essaient de s’introduire dans l’immeuble. La répression se durcit aussitôt : les forces antiémeute et les gardes en civil frappent les manifestants. Plusieurs d’entre eux sont blessés, ce qui a pour effet de redoubler la colère des parents de victimes, que les agents tentaient d’éloigner.
« J’ai vu un soi-disant agent de l’ordre frapper une mère qui a perdu son fils ! » se désole une manifestante. « Nous avons pris des photos et allons les publier sur les réseaux sociaux. Dès que nous mentionnons des zaïms, ils nous tombent dessus ! Ils n’hésitent pas à battre des pères qui ont enterré leurs fils… Honte à eux ! Nous ne bougerons pas d’ici et les immunités tomberont. »
Parallèlement au rassemblement de Koraytem, une manifestation était organisée devant l’une des entrées du Parlement à Beyrouth par des groupes de la thaoura. En soirée, au vu des clashs devant la maison de Fahmi, les manifestants du Parlement sont venus grossir les rangs des parents des victimes. « Nous ne pouvons pas nous taire maintenant, s’ils refusent de comparaître devant la justice, c’est le peuple qui doit les juger », affirme à L’OLJ le militant Wassef Haraké.
Peu après 20 heures, la situation se détériore encore : les forces antiémeutes, dépêchées en grand nombre, tirent alors des bombes lacrymogènes pour disperser les manifestants avant de charger. La Croix-Rouge et l’Association médicale islamique évacuent plusieurs blessés vers les hôpitaux de la ville. Sur l’asphalte, des manifestants gisent évanouis.
Si, en fin de soirée, les forces antiémeute parviennent à repousser les manifestants, le rassemblement marque un tournant dans la mobilisation en faveur de la vérité et de la justice sur la double explosion meurtrière du port. Une escalade qui pourrait n’être qu’un avant-goût de ce que sera la première commémoration du drame.
"Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force..." Blaise Pascal (bis)
17 h 35, le 14 juillet 2021