Entretiens

Delphine de Vigan : le roman de nos servitudes volontaires

Delphine de Vigan : le roman de nos servitudes volontaires

Les Enfants sont rois est le dixième roman de Delphine de Vigan. La romancière, qui est aussi scénariste et réalisatrice, a conquis une très large audience avec Rien ne s’oppose à la nuit (Prix du roman Fnac, Prix des lectrices de Elle, Prix France Télévisions et Prix Renaudot des lycéens) et D’après une histoire vraie qui obtient le Prix Renaudot et le Goncourt des lycéens. Très à l’écoute du monde comme il va, De Vigan consacre son dernier ouvrage aux chaînes YouTube familiales, machines bien rodées au service de la célébration d’une consommation débridée et sans limites. Et qui pour ce faire, mettent en scène des enfants « heureux » sans cesse occupés à acheter, manger et exposer leurs vies devant les caméras. Roman âpre et inquiet, il prend la forme d’un polar superbement mené qui se lit d’une traite. Et laisse dans le cœur une profonde mélancolie face aux dérives d’une époque où tout s’expose et se met en scène jusqu’à la nausée.

Comment est né ce roman et à quel moment avez-vous su que c’était un sujet pour vous ?

Un jour je suis tombée tout à fait par hasard sur un reportage à la télévision où de très jeunes youtubeurs étaient invités dans un centre commercial pour une séance de dédicace. Ces images m’ont sidérée. Ils étaient en effet accueillis comme des stars par des milliers d’enfants surexcités à l’idée de les voir. Je me suis sentie immédiatement interpellée et une avalanche de questions m’a assaillie : qui sont ces enfants ? Jusqu’à quel point sont-ils consentants ? Que deviennent-ils plus tard ? Je me suis engagée dans une phase de recherche documentaire et j’ai très vite eu envie d’explorer cet univers par le biais d’un roman. Cela dit, quand on s’embarque comme ça, on ne sait jamais si on ira jusqu’au bout.

Mélanie aurait voulu devenir une star de téléréalité. Est-ce cet échec-là qui la conduit à faire de ses enfants les stars d’une chaîne YouTube familiale ?

On peut penser que cette première tentative est la manifestation de quelque chose d’assez profond chez elle. Pour construire ce personnage, je croise une trajectoire intime et une trajectoire sociale. Du côté de l’intime, il y a sans doute en elle une faille qui remonte à l’enfance, à sa relation à sa mère, à un regard posé sur elle qu’elle a recherché mais n’a pas obtenu. Mais elle est aussi une jeune femme qui a 17 ans au moment où Loft Story débarque sur les écrans et cette émission est porteuse de l’idée que n’importe qui peut être célèbre. C’était d’ailleurs aussi l’époque où je publiais mon premier roman et déjà, j’étais fascinée par cette fabrique de fiction qu’est la téléréalité. J’en avais gardé l’envie d’écrire là-dessus. Dans mon roman D’après une histoire vraie, le personnage de l’écrivaine a le projet d’écrire sur une femme qui aurait été enfermée pour les besoins d’une émission de téléréalité et découvre à sa sortie que l’image qu’on a fabriquée d’elle ne correspond pas du tout à ce qu’elle est.

Il existe donc pour vous une continuité entre la téléréalité et ces chaînes « familiales » que vous mettez en scène dans votre roman ?

Ces chaînes se situent au croisement de la télé-réalité et du télé-achat. Du côté de la première, il y a donc l’idée que n’importe qui peut devenir célèbre, avoir des fans, devenir un people ; que chacun mérite une audience. Et on se situe du côté du télé-achat puisqu’il s’agit essentiellement de placement de produits, de publicité plus ou moins déguisée pour des marques et des annonceurs. Un certain nombre de codes narratifs ont été hérités de la télé-réalité qui a imposé son vocabulaire et sa grammaire. Par exemple le fait que les influenceurs – youtubeurs ou instagrammeurs – se présentent face caméra et commentent des choses le plus souvent insignifiantes et banales, comme cela se passait déjà dans le fameux « confessionnal » de Loft Story : on y vient pour dire ce qu’on a fait, ce qui s’est passé dans la journée et qui se réduit à très peu de choses. On commente donc le vide.

Était-ce cela votre principale difficulté d’écriture, alors que votre matière était faite de cette banalité-là et du caractère extrêmement répétitif de ces chaînes familiales ? Et est-ce pour la contourner que vous avez eu recours au genre du polar ?

Oui, il est certain que cela a été une grande difficulté. En explorant cet univers, en découvrant ces images, j’étais stupéfaite. Je me disais sans cesse : il faut le voir pour y croire ; je ne vais pas réussir à raconter par le langage des contenus tellement outrés, où la profusion et la consommation décomplexée sont continuellement mises en images. Je pensais qu’on ne me croirait pas. Il me fallait donc trouver le moyen de décrire et de raconter quelque chose qui me semblait tout à la fois saisissant et monstrueux, et comme vous le soulignez, ennuyeux et répétitif. Le malaise vient d’ailleurs de la répétition : depuis des années, il y a ce même flot d’images d’enfants déballant des paquets cadeaux ou se bourrant de hamburgers et de friandises. Pour raconter cet univers, j’ai imaginé un personnage de candide qui découvre tout ça comme je l’ai moi-même découvert, et un enjeu dramatique, d’où le polar. Par ailleurs j’ai eu la chance de rencontrer, par l’intermédiaire d’une lectrice qui était enquêtrice à la brigade criminelle, un procédurier, un chef de groupe et même le patron de la brigade criminelle. Ils m’ont beaucoup aidée à construire l’intrigue.

Vous écrivez que contrairement à la croyance que Big Brother s’incarnerait en une puissance extérieure, totalitaire et autoritaire, il a été accueilli les bras ouverts et le cœur affamé de likes. Chacun a accepté « d’être son propre bourreau ».

Oui, je fais référence ici à notre acceptation volontaire de la surveillance généralisée à laquelle nous nous soumettons et qui commence par l’utilisation même de nos smartphones. Il suffit en effet d’en avoir un pour que n’importe quel geste, paiement, déplacement ou début de recherche que nous faisons, laisse une trace. Il y a là une forme de renoncement, en pleine connaissance de cause ou pas. On pensait que Big Brother serait une puissance extérieure qui nous observerait à notre insu. Or il est dans notre sac ou sous notre oreiller. Quelque chose me fascine dans cette forme de renoncement dont je ne m’exclus pas. Il suffit de voir comment nous cliquons sur « tout accepter » quand nous allons sur un site qui utilise des cookies. Tout accepter, c’est symptomatique de ce consentement. Le smartphone est un outil diabolique qui nous suit partout. Sa puissance addictive est extrême ; la possibilité, illusoire ou pas, qu’il nous permet d’accéder à tout en temps réel est grisante. Couper son portable, c’est rater quelque chose qui va se passer et dont nous risquons d’être exclus. Et avec le confinement, cet asservissement est encore plus marqué.

Le roman pose la question du consentement des enfants. Les adultes sont responsables de leurs choix, mais les enfants ? Les parents, dites-vous, insistent beaucoup sur le fait que leurs enfants sont d’accord pour être acteurs de ces chaînes familiales. Mais peut-on y croire ?

C’est effectivement pour moi la question-clé, celle qui est au cœur du roman. Quand on est adulte, l’utilisation que nous faisons des réseaux sociaux regarde chacun de nous. Et je veux bien croire que certains font un usage inventif et ludique des possibilités qui s’offrent et s’exposent de manière créative. Mais quand les enfants ont commencé à être filmés si jeunes, parfois dès deux ans, quand ils sont pris dans un enjeu économique qui concerne toute la famille – car un parent ou parfois les deux ont quitté leur travail pour se consacrer à plein temps à cette activité devenue très lucrative – comment penser qu’ils consentent librement ? Ils ont été élevés dans l’idéal absolu, celui de devenir influenceur, c’est pour eux le métier le plus désirable ; ils sont mis sur des rails très tôt et par ailleurs soumis à des cadences de tournage très élevées. La notion d’intimité disparaît, ils peuvent être filmés partout, ils n’ont plus aucun espace où se retirer. Parfois, l’apprentissage de la propreté est documenté et consigné sur des vidéos. Et quand les parents ne peuvent pas filmer, ils racontent ce qui s’est passé face à la caméra ; c’est la pratique du journal intime familial, le vlogging. Pour les enfants élevés dans ces valeurs-là, la marge de manœuvre est nulle. Les parents croient-ils vraiment, comme ils le déclarent, qu’ils font le bonheur de leurs enfants ? Il est permis d’en douter ; surtout que l’on sait que sur internet, rien ne s’efface. Quand les enfants seront adultes, ces vidéos seront toujours là.

Une inquiétude sourde, souterraine, parcourt ce roman. Le monde actuel vous inquiète-t-il ?

Sans vouloir porter de jugement ni me placer en surplomb, les valeurs qui sous-tendent ces pratiques m’inquiètent en effet. Parce que ce que racontent ces chaînes YouTube familiales, c’est qu’être heureux c’est consommer et posséder. L’idéal de bonheur est dans la profusion et plus on peut acheter, plus on s’amuse et plus on est heureux. La seconde grande difficulté de ce projet était d’éviter l’écueil du regard moralisateur et c’était un vrai défi. Face à ça, je revenais sans cesse au croisement des trajectoires intime et sociale que j’évoquais tout à l’heure. Mélanie n’a pas reçu l’éducation qui l’aurait amenée à développer un esprit critique face aux images. Elle ne voit pas que les réseaux sociaux sont une gigantesque fabrique de fiction, que le bonheur factice qu’ils construisent n’est pas la réalité. Il faut beaucoup de recul et d’éducation pour en prendre conscience.

L’autre personnage féminin est Clara, de qui vous êtes à l’évidence plus proche. Clara trouve que le monde est fou, elle sent qu’elle n’a aucune prise sur lui. Partagez-vous son sentiment d’impuissance ?

Je ne ressemble pas à Clara, qui est dans une forme de retrait par rapport au monde alors que j’y ai mis les deux pieds. Mais il est vrai que je ressens un certain décalage avec notre époque que j’ai du mal à comprendre. Je n’ai pas envie de dire : c’était mieux avant et je me retiens de le penser. Mais oui, j’ai un très fort sentiment d’impuissance. J’essaie de contribuer à la bonne marche du monde à travers mes livres, je suis engagée auprès d’associations que je soutiens financièrement et à qui je donne de mon temps, mais néanmoins je sens que je n’ai pas trouvé la bonne façon de prendre part au monde. C’est compliqué d’agir et je suis heurtée par des images d’une grande violence face auxquelles je me dis que quelque chose continue à m’échapper.

Pensez-vous que les écrivains sont marginalisés dans le monde d’aujourd’hui ? Leurs tirages, même très élevés, sont peu de chose face aux audiences des réseaux sociaux…

Non, je ne crois pas. J’observe que le livre résiste de manière formidable, que l’attachement au livre reste très fort dans beaucoup de pays. Le livre a traversé tant de crises et on a annoncé sa mort à plusieurs reprises, mais les gens continuent à lire et à penser que c’est essentiel. Et j’ai le sentiment que beaucoup de jeunes, passé vingt ou vingt-cinq ans, ont un regard critique sur les réseaux sociaux. Et par ailleurs sont capables d’utiliser les possibilités qu’offrent les nouvelles technologies pour développer des chaînes YouTube ou des chroniques Instagram avec des contenus remarquables.

Les Enfants sont rois de Delphine de Vigan, Gallimard, 2021, 350 p.

Les Enfants sont rois est le dixième roman de Delphine de Vigan. La romancière, qui est aussi scénariste et réalisatrice, a conquis une très large audience avec Rien ne s’oppose à la nuit (Prix du roman Fnac, Prix des lectrices de Elle, Prix France Télévisions et Prix Renaudot des lycéens) et D’après une histoire vraie qui obtient le Prix Renaudot et le Goncourt des lycéens. Très...

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