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Politique - Éclairage

Le fédéralisme, panacée ou trompe-l’œil ?

Les partisans du projet estiment que les « identités sociales » sont à la racine des tensions politiques du pays. Une vision critiquée pour son étroitesse et considérée comme dangereuse dans le contexte local.

Le fédéralisme, panacée ou trompe-l’œil ?

Le 24 octobre 2019, une manifestante antigouvernementale dans une rue de Beyrouth. Ibrahim Amro/AFP

« La difficulté n’est pas de comprendre les idées nouvelles, mais d’échapper aux idées anciennes », écrivait John Maynard Keynes. Comme à chaque crise, c’est une idée ancienne qui fait son retour dans le débat public libanais depuis quelque temps, et de façon plus prégnante ces dernières semaines : celle que la mise en place d’un système fédéral permettrait de résoudre une grande partie des problématiques libanaises. Plusieurs tenants de cette thèse ont été reçus le 10 juin dernier dans l’émission Sar el-Waqt présentée par Marcel Ghanem. Les vidéos de leurs prestations ont fait le buzz et créé un débat animé sur les réseaux sociaux entre partisans et détracteurs de ce modèle politique qui, dans le contexte libanais, suscite autant de fantasmes que de rejets.

Alors que la thaoura d’octobre 2019 a constitué un moment unique dans l’histoire du Liban avec des citoyens de toutes confessions réclamant, entre autres, la fin du système confessionnel, certains ne voient pas l’avenir du pays sous cet angle. Les adeptes du fédéralisme considèrent en effet que les « identités sociales » sont à la racine des tensions politiques et sont partisans d’un Liban découpé en cantons confessionnels. Un nouveau parti fédéraliste devrait d’ailleurs voir le jour prochainement. « À cette heure, nous finissons les textes constitutifs », confirme à L’OLJ l’un de ses membres fondateurs, Edgar Abawatt, avocat au barreau de Beyrouth. Le projet politique mis en avant par ce groupe d’« amis » prône la division administrative du Liban en quatre cantons avec au Nord le sunnite, au Mont-Liban le chrétien, au Sud et dans la Békaa le canton chiite et dans le Chouf le canton druze. Dans leur vision, chaque entité administrative jouit de ses propres lois en matières civile, économique et judiciaire et met en place des tribunaux, une police et un Parlement pour légiférer sur les affaires locales. Quid de Beyrouth ? « La capitale est facilement divisible en quatre selon les quartiers à majorité confessionnelle », avance M. Abawatt.

« Souveraineté et neutralité en premier lieu »

Sur le site de FedLeb qui détaille la thèse de Iyad Boustany, un activiste politique partisan de ce projet, le Liban est découpé en 1 633 villages. Ceux qui sont enclavés dans un canton d’une secte différente seraient rattachés aux réglementations de leur canton d’appartenance confessionnelle. En d’autres termes, si un village chrétien est enclavé dans un canton chiite, il suivra la juridiction chrétienne et n’aura pas à appliquer le droit chiite. « La continuité territoriale n’est pas nécessaire pour rattacher un village à un canton », souligne Me Abawatt.

Le fait de battre la monnaie tout comme la politique étrangère ou la défense seraient toutefois du ressort du pouvoir central. Dans le contexte actuel, la mise en place d’un système fédéral ne permettrait donc ni de régler le problème de l’impossible gouvernance, particulièrement en politique étrangère, ni la crise du système bancaire, et encore moins le problème du statut et des armes du Hezbollah. « Il ne peut pas y avoir de fédéralisme au Liban sans souveraineté et neutralité en premier lieu », précise à L’OLJ Hicham Bou Nassif, professeur associé au Clemont MacKenna College de Californie. « Ce qu’il faut absolument faire aujourd’hui, c’est désarmer le Hezbollah et ainsi rétablir l’autorité de l’État sur l’ensemble du territoire », affirme celui qui est l’un des chefs de file du projet fédéral au Liban.

Ce concept de fédéralisme a ici des allures de tabou, rappelant les heures sombres de l’histoire. L’idée a germé au début de la guerre civile libanaise auprès de quelques moines maronites et de leaders chrétiens, qui ne voyaient pas d’autre issue pour en finir avec les affrontements armés que celle de la séparation du Liban en cantons confessionnels. Certains leaders chrétiens, à l’instar de Raymond Eddé, se sont toutefois opposés à ce projet, qui apparaît contradictoire avec la vision du Grand Liban développée par le patriarche Élias Howayek. Contrastant avec les velléités sécessionnistes et fédéralistes des partis chrétiens de l’époque, se sentant menacés dans leur existence, le clergé maronite était lui attaché au projet de Grand Liban et s’est opposé à la création de nouvelles frontières. Après avoir été l’un des principaux porte-voix du fédéralisme, Bachir Gemayel prendra aussi acte des difficultés de l’établir et se posera en leader de la nation libanaise lors de son élection à la présidence.

« Les chrétiens ont tué plus de chrétiens »

Sur la scène politique actuelle, aucun parti ne met particulièrement en avant le projet de fédération. Sans s’y opposer frontalement, le leader des Forces Libanaises Samir Geagea considère que de toute façon le projet est condamné à demeurer une utopie puisque les autres parties n’en veulent pas. Dans le contexte local, l’idée de fédération cache parfois des tentations sécessionnistes et semble plus calquée sur le modèle irakien post-2003 que sur celui de la Suisse ou de l’Allemagne. Les fédérationnistes assimilent l’individu à son appartenance confessionnelle qui déterminerait, au moins en partie, son comportement. « Observez l’histoire moderne du Liban, vous trouverez une succession de conflits entre chrétiens et musulmans qui tout au long des guerres internes et régionales étaient constamment dans des camps opposés », explique Hicham Bou Nassif. Cette lecture pourrait néanmoins être caractérisée comme réductrice du « vivre-ensemble libanais ». Karim Bitar, professeur en sciences politiques à l’Université Saint-Joseph, estime que le projet fédéraliste est mis en avant par des « gens bien intentionnés, qui prennent acte que le système est dysfonctionnel, mais construisent un édifice à partir de prémices erronés, que les problèmes du Liban sont essentiellement identitaires. C’est un raisonnement dogmatique. La guerre du Liban avait des causes démographiques, économiques et géopolitiques complexes. Il faut sortir du tribalisme communautaire ». Si un régionalisme et un renforcement du politique à un niveau local serait potentiellement un des moyens de réconcilier les Libanais qui ne croient plus au système de représentation démocratique avec la politique, un fédéralisme qui viendrait prendre comme dénominateur commun la religion apparaît pour certains comme un bond en arrière, un projet rétrograde à l’heure où une partie de la population demande une division claire entre le religieux et le politique. Le retour à la politique des cantons prendrait aussi comme postulat que les élites des mêmes communautés s’entendent bien et ne se font pas la guerre. « Les dernières études viennent montrer que les chrétiens ont tué plus de chrétiens et les musulmans plus de musulmans durant les guerres fratricides de 1975 à 1990 », affirme Karim Bitar. L’idée que soudainement le Liban fédéral transformerait certaines zones en eldorado alors que chaque région est profondément imbriquée dans l’autre culturellement et économiquement ressemble aussi à une utopie.

Les risques de voir le Liban être encore plus désarticulé par les puissances régionales et internationales est d’autant plus réel. Si l’émergence du Hezbollah est symptomatique d’un effondrement de l’État libanais, qu’en serait-il demain si le Liban-Sud pourrait voter ses propres lois et réglementations. « Comment Lokman Slim aurait pu exister dans un canton chiite ? », se demande Karim Bitar, en référence à l’intellectuel chiite assassiné le 4 février dernier. Le regain d’intérêt pour le projet fédéraliste semble symptomatique d’un Liban en crise et en panne d’idées. « Pour le Liban, nous avons besoin d’idées modernes, libérales et démocratiques avec bien sûr de la décentralisation. Le risque de sécession dans un fédéralisme est bien réel et cela est très dangereux », conclut Karim Bitar.

« La difficulté n’est pas de comprendre les idées nouvelles, mais d’échapper aux idées anciennes », écrivait John Maynard Keynes. Comme à chaque crise, c’est une idée ancienne qui fait son retour dans le débat public libanais depuis quelque temps, et de façon plus prégnante ces dernières semaines : celle que la mise en place d’un système fédéral permettrait...

commentaires (9)

Très beau projet pour notre pays. Encore faut il que tous les cantons soient désarmés et qu’une charte soit signée par tous pour le respect des lois de chaque canton. Reste à savoir qui sera le président de la confédération, pour combien de temps trônerait il et quels seraient son pouvoir sur le pays. Derrière chaque projet constructif il y a des mercenaires qui guettent pour essayer de tirer la part du lion. dans un pays qui, au grand complet représente une superficie inférieure à celle d’un seul canton suisse et qu’on veut encore le diviser en parts ridicules avec comme voisins des gens peu recommandables et infréquentables qui ne respectent rien ni personne. Ce sera une guerre tous les trois jours et on aura gagné à nous jeter tête la première dans la gueule du loup. Le seul problème de ce pays est la milice armée vendue point.

Sissi zayyat

13 h 18, le 23 juin 2021

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Commentaires (9)

  • Très beau projet pour notre pays. Encore faut il que tous les cantons soient désarmés et qu’une charte soit signée par tous pour le respect des lois de chaque canton. Reste à savoir qui sera le président de la confédération, pour combien de temps trônerait il et quels seraient son pouvoir sur le pays. Derrière chaque projet constructif il y a des mercenaires qui guettent pour essayer de tirer la part du lion. dans un pays qui, au grand complet représente une superficie inférieure à celle d’un seul canton suisse et qu’on veut encore le diviser en parts ridicules avec comme voisins des gens peu recommandables et infréquentables qui ne respectent rien ni personne. Ce sera une guerre tous les trois jours et on aura gagné à nous jeter tête la première dans la gueule du loup. Le seul problème de ce pays est la milice armée vendue point.

    Sissi zayyat

    13 h 18, le 23 juin 2021

  • Libanais: Qu’est-ce que vous avez à perdre? N’ importe quel système vous servirait mieux que le bordel que vous subissez aujourd’hui.

    Guy Nohra

    23 h 30, le 22 juin 2021

  • La situation libanaise differe de celle de la Suisse (etat federal) ou belge ( federal wallon-flamand) par le fait que l'identite libanaise est detenue par bcp de gens qui ne se trouvent pas regulierement ou parfois meme jamais au territoire libanais; j'ai lu une fois qu'on estime 18 millions de gens qui s'estiment libanais par culture ou religion etc. pendant estimation 6.8 millions au Liban meme. Territoire et identite sont tres different. Par exemple regulierement on entend dire des libanais qu'il n'y a que des etrangers au Liban (par exemple des iraquins ou arabes du golfe qui y achetent immobilier).

    Stes David

    20 h 51, le 22 juin 2021

  • A posteriori on peut se demander si la décision du patriarche Howeyek était pertinente ?

    camel

    19 h 43, le 22 juin 2021

  • Il faut s'en tenir à ce que dit Hicham Bou Nassif " rétablir l'autorité de l'état" sur tout le territoire, avant d'envisager quoi que ce soit.

    Bassam Youssef

    18 h 45, le 22 juin 2021

  • Liban un pays fédéral?? sur quelle base??? Des chrétiens ont plus d'affinités et se sentent proches de la modernité de Saad hariri que de gebrane Bassil . Des musulmans chiites se sentent proches des partis souverainistes que du hezbollah. Sur quelle base alors?? Les conflits "armés" seront transposés en "interne" au sein des mêmes "cantons" divisés communautairement. La detestation des Aounistes envers les FL est aussi forte que celle du Hezbollah envers ceux d'Amal et réciproquement. Durant la guerre de 75, cette idée était sur le tapis, parce que les régions étaient déjà découpées, les régions chrétiennes "unies" ( par la force soit mais unies militairement et même politiquement). La désunion et divisions internes n'étant dûe qu'à Michel Aoun général à l'époque, ayant pour obsession le pouvoir. Aujourd'hui, les régions sont mélangées, les communautés hyper divisées et les infrastructures inégalement installées. Si le canton chiite voudra embêter le canton sunnite ou chrétien, il leur coupera l'alimentation électrique à partir des usines dans ses régions. Puis Jezzine?? Cette ville sera dans un canton du Sud chiite? obéissant aux lois du parti religieux??? La principale victime sera la communauté chrétienne: Ils sont partout dans les régions. La mixité est souvent christiano sunnite/ christianno chiite/christianno druze beaucoup plus que la mixité sunoo chiite ou druzo chiite etc... Les chrétiens sont les grands perdants de toute fédération.

    LE FRANCOPHONE

    11 h 24, le 22 juin 2021

  • Mieux que ce projet qui est assez compliqué, ce serait un genre de retour au Liban de 1921. Le Général français avait beau mis en garde contre le projet du Patriarche Hoayeck , car il y voyait  une originalité  douteuse qui ne peut durer infiniment . Et il avait raison. Car, depuis cette date fatidique, hormis la période du mandat français, et même sous ce mandat, les problèmes d'identité  n'ont cessé de créer des conflits  entre  les différentes  communautés (1958,1969, 1973,1975-1990,2005-2021).Et le dernier conflit est le plus sévère, et qui a conduit à la destruction du pays en entier. On pourrait raisonner de façon rétrograde. Les chiites, comme communauté, ont élu démocratiquement(soit-disant), des chefs qui veulent se rallier à la momanaa qu'elle soit syrienne ou plutôt iranienne: logiquement, ils se rallient à des non libanais, et ne peuvent continuer à faire une double nationalité contrairement au concept du patriotisme si cher aux autres libanais. La seule solution, soit on choisit l'autre bord, soit on redevient libanais à part entière. A bien noter , que toute tentative d'hégémonie  communautaire au Liban n'a jamais réussi, et a toujours provoqué des guerres de résistance historiquement.

    Esber

    11 h 20, le 22 juin 2021

  • « Ce qu’il faut absolument faire aujourd’hui, c’est désarmer le Hezbollah et ainsi rétablir l’autorité de l’État sur l’ensemble du territoire », La messe est dite ! Tout le reste peut se faire et se défaire démocratiquement et sans problèmes conflictuels graves une fois le Hezbollah complètement désarmé. Il perdra la moitié de ces représentants aux premières élections et disparaîtra avec le temps. Quand au système politique a établir ou a reconstruire, vu la situation actuelle, c'est au peuple d'en décider a travers un référendum après le désarmement du Hezbollah et des petites milices mafieuses qu'il a crée, et après de une ou deux élections parlementaires réussies. Cela donnera a tout le monde le temps de réfléchir au projet et de faire campagne pour défendre son projet qu'il soit une république Islamique, une fédération, un état laïc ou n'importe quoi d'autre.

    Pierre Hadjigeorgiou

    09 h 02, le 22 juin 2021

  • Les adversaires du projet fédéral l'assimilent à une partition, alors que c'en est l'exact contraire. La partition consiste à prendre un pays uni et à le diviser. La fédération est le processus inverse: prendre un pays divisé et le réunir en respectant les caractéristiques de chaque partie. La question qui se pose donc est: Le Liban est-il uni ou divisé? La réponse paraît évidente. Depuis l'indépendance, les libanais n'ont jamais réussi à construire une Nation. Mais, de toutes façons, comme le souligne Geagea, cette discussion est stérile puisque les autres parties n'en voudront jamais.

    Yves Prevost

    07 h 43, le 22 juin 2021

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