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Société - Crise

« Nous nous privons de tout, pour ne pas avoir à priver nos enfants »

L’effondrement économique a changé les habitudes de nombreuses familles, leurs attentes aussi. Désormais, elles n’ont d’autres soucis que d’assurer leurs besoins élémentaires.

« Nous nous privons de tout, pour ne pas avoir à priver nos enfants »

Avec l’effondrement économique, les attentes des Libanais ont changé. Désormais, faire le plein de sa voiture ou de sa mobylette est considéré comme un exploit. Photo Marc Fayad

Assis derrière son poste de surveillance à l’entrée de l’immeuble d’une entreprise, Nabil* pianote sur son téléphone mobile. Son visage serein, ses yeux souriants et son calme ne laissent aucunement deviner la détresse dans laquelle il se trouve. Père de quatre enfants, âgés entre 4 et 15 ans, il enchaîne deux emplois pour pouvoir joindre les deux bouts. Mais avec la crise économique et financière qui sévit depuis plus d’un an dans le pays, il a du mal à maintenir le niveau de vie, aussi modeste soit-il, de sa famille. « Nous nous privons de tout, mon épouse et moi, pour ne pas avoir à priver les enfants », confie-t-il.

Il se tait, saisit son paquet de cigarettes et en retire une. Il l’allume, en tire une bouffée et la pose sur le cendrier. « Nous avons aussi modifié la qualité de nos aliments, reprend Nabil. Nous consommons ainsi rarement de la viande et du poulet. Occasionnellement, nous mangeons du thon. Le prix de la boîte a beaucoup renchéri. D’ailleurs, dans les épiceries, ils ne vous permettent pas d’en prendre plus que trois. Je n’achète plus du fromage, parce qu’il est devenu hors de prix, ni de tablettes de chocolat ou de chocolat à tartiner aux enfants. Comme je ne suis plus en mesure de leur procurer des produits de bonne qualité, je me méfie du chocolat bon marché, puisqu’on n’est jamais sûr de la qualité de la matière de base. De temps à autre, je leur rapporte des chips. »

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Il reprend la cigarette, aspire une seconde bouffée, puis l’éteint. Sans se départir de son sourire, Nabil énumère avec un calme stoïcien, qui laisse pressentir toutefois une certaine angoisse, les factures dont il doit s’acquitter tous les mois et dont le montant a « plus que triplé »: générateur, essence, produits alimentaires et ménagers, vêtements pour les enfants… auxquels s’ajoutent les scolarités, les visites médicales, les médicaments, etc. « J’arrive à m’adapter et à me débrouiller. Grâce à Dieu », lance-t-il.

Mis à part une minorité de gens qui arrive toujours à maintenir un bon niveau de vie, la plupart des Libanais se trouvent dans une situation difficile. De fait, selon un rapport récent de la société de recherches et de consultation Information international, 55 % des Libanais résidant dans le pays, dont le nombre est estimé à 4,3 millions, sont pauvres, soit 2,365 millions d’entre eux. Seuls 5 % des Libanais, soit 215 000, sont nantis.

Des chiffres corroborés par un rapport récent des Nations unies, qui souligne que la moitié des Libanais vivent aujourd’hui dans la pauvreté. Selon ce rapport, la pauvreté extrême est passée de 8 % en 2019 à 23 % en 2020, les prix des produits alimentaires ayant augmenté entre 2019 et 2021 de 670 %. Toujours selon ce document, 1,088 million de Libanais doivent être soutenus de manière constante pour pouvoir subvenir à leurs besoins.

Des attentes différentes

« Les couches sociales affectées par la crise sont nombreuses », affirme Rima Majed, professeure adjointe en sociologie à l’Université américaine de Beyrouth. « Les études menées dans ce cadre soulignent des changements dans le mode de vie de nombreuses familles qui n’ont plus les moyens de payer la viande, la volaille ou le poisson. Ces changements sont d’ailleurs traduits par les bagarres pour se procurer les derniers produits de base subventionnés, comme les produits alimentaires, l’essence, les médicaments… ».

Pour Rima Majed, « il faut sortir de la rhétorique de l’éloge et oublier le discours sur la résilience des Libanais ». « Les gens ont du mal à s’adapter à la crise, poursuit-elle. En revanche, leurs attentes changent. Aujourd’hui, si on arrive à faire le plein de sa voiture, on sent qu’on a accompli un exploit, alors qu’il y a quelques mois, on n’avait pas à se soucier de ce problème. On se contente désormais de peu de choses. »

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Tel est le cas de Fadia*, physiothérapeute et mère de deux enfants âgés de 7 et 4 ans. « Heureusement que je leur avais acheté des vêtements la saison dernière durant les soldes », se félicite-t-elle, sur un ton timide. « Je n’ai pas de rentrées fixes, poursuit la jeune femme. Seul mon mari est salarié. Même si ma clientèle n’a pas baissé, mes rentrées ne sont plus les mêmes. Avant la crise, mes tarifs étaient en dollars. Aujourd’hui, ils sont en livres libanaises sur un taux de change de 2 000 livres pour un dollar. Donc, ce que je gagne suffit à peine pour faire le supermarché et entretenir la voiture. Parallèlement, nous ne voulons pas que les enfants sentent les privations. Nous faisons en sorte qu’ils ne manquent de rien. »

Masque bien ajusté sur le visage, Fadia pulvérise d’aseptisant le fauteuil, entre deux rendez-vous. Elle saisit des mouchoirs et commence à le frotter énergétiquement. « J’ai dû réduire les activités des enfants, dit-elle. Ils ne font plus que de la natation, parce que cela est nécessaire. J’ai arrêté les cours de tennis et d’équitation. Mon mari et moi avons de notre côté éliminé nos sorties. Nous avons aussi réduit la consommation de certains produits alimentaires comme la viande et le poulet. Nous mangeons du poisson une fois le mois, alors que nous en mangions une fois la semaine. Mais je ne peux pas bannir cet aliment de la liste. C’est essentiel pour les enfants. Je continue toutefois à acheter des produits de bonne qualité. »

Selon Rima Majed, sociologue, « les gens vont réinvestir les rues, mais pas avec la même intensité ». Photo Mohammad Yassine

Assurer les besoins élémentaires

Dans un supermarché de Beyrouth, un homme, la quarantaine, prend en photo les produits et leur prix qu’il envoie à son épouse pour « qu’elle décide quoi acheter ». Plus loin, une femme, la cinquantaine, examine les marques d’huile. « Je me fais un cas de conscience, à chaque fois que je fais les courses, dit-elle. J’ai honte d’acheter des produits chers, bien que je puisse me le permettre puisque j’ai des rentrées en devises fraîches, alors que de nombreuses personnes n’arrivent pas à se procurer du lait pour leurs enfants. » Amale* raconte ainsi qu’elle vit entre le Liban et Dubaï. « Là-bas, je fais mon supermarché tranquillement, avance-t-elle. Les prix n’ont pas changé et les gens ne se font pas de soucis. »

Elle se dirige vers un autre rayon, se saisit d’un sac de riz qu’elle place dans son caddie. « J’ai du mal à m’adapter à cette nouvelle situation et aux prix », poursuit-elle. « Est-il possible que tous les pays du monde progressent et que nous continuons à régresser ? » se demande-t-elle. « Mon fils a été faire la queue pour faire le plein de la voiture et je me suis rendue compte que je faisais la même chose à son âge, déplore-t-elle. Est-il possible de revivre la même situation trente-trois ans plus tard ? À l’époque c’était compréhensible, parce que le pays était en guerre. Qu’est-ce qui justifie cela maintenant ? Pourquoi les gens ne descendent plus dans la rue ? »

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Rima Majed fait remarquer que cette situation d’ « adaptation » ne durera pas éternellement. Pour elle, le changement dépend de plusieurs variants. Elle rappelle ainsi que les derniers mois ont été chargés d’événements exceptionnels : le mouvement de contestation du 17 octobre « qui a constitué un tournant majeur dans l’histoire du pays », la contre-révolution avec « la formation du gouvernement de technocrates et la volonté de mettre fin à ce mouvement de contestation dans la rue », la pandémie de Covid-19 et la double explosion au port, le 4 août dernier, « qui a accéléré l’effondrement économique ».

« Dans ce contexte, le changement doit soit venir de l’extérieur, ce qui ne semble pas être le cas jusqu’à nouvel ordre sachant qu’il dépend de plusieurs facteurs géopolitiques, soit de l’intérieur, constate Rima Majed. Dans ce dernier cas, les gens redescendront dans la rue, ce qui est en train d’être fait, mais nous ne revivrons jamais la même ambiance du 17 octobre ». Et ce pour de multiples raisons : un grand nombre de personnes qui constituaient le moteur de la thaoura ont émigré, les gens ont compris que descendre dans la rue sans un programme politique applicable et sans une organisation n’aboutira pas à un changement politique et parce qu’avec la crise économique les gens sont occupés à assurer leurs besoins élémentaires.

« Un état de guerre »

« Les études ont montré qu’en temps d’effondrement économique, les révolutions sont peu probables parce qu’on veut assurer ses besoins quotidiens, observe la sociologue. La grève est la base de toute révolution. C’est ce qui a été fait dans le cadre du mouvement du 17 octobre avec la fermeture des routes pour empêcher les gens d’accéder à leur emploi parce qu’on n’a pas de syndicats qui font la grève dans un cadre révolutionnaire. Donc, les gens vont réinvestir les rues, mais non pas avec la même intensité. En revanche, nous allons être témoins d’événements violents. En fait, nous vivons la désintégration des institutions publiques et nous nous dirigeons vers une nouvelle étape qui sera marquée par des événements violents à caractère partisan et communautaire. »

Rima Majed est catégorique : le Liban est en état de guerre. « C’est une guerre économique que mène la classe dirigeante contre son propre peuple, insiste-t-elle. Il n’est pas normal que le taux du dollar contre la livre libanaise franchisse la barre des 15 000 livres et qu’aucune mesure ne soit prise. Vu la composition sociale du Liban, cette guerre économique peut dégénérer rapidement en guerre armée. Certes, il faudrait une décision politique pour la déclencher. Mais elle reste incontournable pour un changement, puisque la situation actuelle ne peut pas perdurer éternellement. Et rien n’est plus simple au Liban que de transformer les tensions économiques en conflits communautaires. »

Et la sociologue de conclure : « Il est important de penser à d’autres formes de contestation puisque la classe dirigeante tient les gens par la faim. Le système actuel est impossible à démanteler s’il n’y a pas d’alternatives. On ne peut pas inciter les gens à la révolte sans leur offrir une alternative. C’est la raison pour laquelle je ne pense pas que les prochaines législatives changeront beaucoup la donne. Il y aura certes des percées, mais pas comme on le souhaiterait. D’où la nécessité que la révolution s’organise ici comme à l’étranger, comme c’était le cas de plusieurs révolutions à travers l’histoire. »

*Les prénoms ont été changés à la demande des personnes concernées.

Assis derrière son poste de surveillance à l’entrée de l’immeuble d’une entreprise, Nabil* pianote sur son téléphone mobile. Son visage serein, ses yeux souriants et son calme ne laissent aucunement deviner la détresse dans laquelle il se trouve. Père de quatre enfants, âgés entre 4 et 15 ans, il enchaîne deux emplois pour pouvoir joindre les deux bouts. Mais avec la crise...

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La majorité des libanais vivent grâce aux aides de la diaspora libanaise, d’où leur inaction face à tant d’humiliation et de privation. Aucun autre peuple n’aurait supporté une telle injustice s’il devait vivre avec les miettes que l’état a décidé de lui octroyer. C’est une arme à double tranchant puisque d’un côté ça anesthésie la majorité et de l’autre donne plus de pouvoir aux tortionnaires face à ce laxisme. Tant que tous les libanais n’auraient pas eu faim, ils ne se révolteront jamais. Comment faire pour accepter de renoncer aux transfères quasi bimensuels pour éviter le drame à ces libanais spoliés sans participer indirectement à encourager le plan de destruction total sans la révolte du peuple. Un dilemme mortifère auquel je n’ai pas de réponse. Soit on tue le pays sans que le peuple ne réagisse, soit c’est le peuple qui sera sacrifié, nos enfants et nos anciens étant en première ligne.

Sissi zayyat

11 h 57, le 16 juin 2021

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Commentaires (2)

  • La majorité des libanais vivent grâce aux aides de la diaspora libanaise, d’où leur inaction face à tant d’humiliation et de privation. Aucun autre peuple n’aurait supporté une telle injustice s’il devait vivre avec les miettes que l’état a décidé de lui octroyer. C’est une arme à double tranchant puisque d’un côté ça anesthésie la majorité et de l’autre donne plus de pouvoir aux tortionnaires face à ce laxisme. Tant que tous les libanais n’auraient pas eu faim, ils ne se révolteront jamais. Comment faire pour accepter de renoncer aux transfères quasi bimensuels pour éviter le drame à ces libanais spoliés sans participer indirectement à encourager le plan de destruction total sans la révolte du peuple. Un dilemme mortifère auquel je n’ai pas de réponse. Soit on tue le pays sans que le peuple ne réagisse, soit c’est le peuple qui sera sacrifié, nos enfants et nos anciens étant en première ligne.

    Sissi zayyat

    11 h 57, le 16 juin 2021

  • La majorité des libanais vivent grâce aux aides de la diaspora libanaise, d’où leur inaction face à tant d’humiliation et de privation. Aucun autre peuple n’aurait supporté une telle injustice s’il devait vivre avec les miettes que l’état a décidé de lui octroyer. C’est une arme à double tranchant puisque d’un côté ça anesthésie la majorité et de l’autre donne plus de pouvoir aux tortionnaires face à ce laxisme. Tant que tous les libanais n’auraient pas eu faim, ils ne se révolteront jamais. Comment faire pour accepter de renoncer aux transfères quasi bimensuels pour éviter le drame à ces libanais spoliés sans participer indirectement à encourager le plan de destruction total sans la révolte du peuple. Un dilemme mortifère auquel je n’ai pas de réponse. Soit on tue le pays sans que le peuple ne réagisse, soit c’est le peuple qui sera sacrifié, nos enfants et nos anciens étant en première ligne.

    Sissi zayyat

    11 h 57, le 16 juin 2021

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