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Nos Lecteurs ont la Parole

La langue dans la formation de l’État-nation

La langue dans la formation de l’État-nation

Un prêtre maronite enseignant le syriaque à des élèves dans un village de la montagne.

Le libanais était un dialecte du syriaque enseigné dans nos écoles du Mont-Liban jusque dans les années 1940. De nombreuses organisations et paroisses maronites luttent aujourd’hui pour la renaissance du syriaque, à un moment où le Liban fait face à une crise existentielle. En quoi la langue constitue-t-elle un ingrédient dans l’élaboration d’une nation ?

La genèse du concept de culture liée à l’identité des peuples remonte aux XVIIIe et XIXe siècles avec des philosophes allemands qui développèrent la notion de nationalisme, notamment Friedrich Hegel, Martin Heidegger, Carl Schmitt, et une version française avec Jules Michelet et Ernest Renan. La littérature française contribua à diffuser cette pensée dans le reste de l’Europe, voire au-delà, et elle atteignit le Liban. Il est donc important de décrire cette philosophie développée par le mouvement romantique allemand.

Langue, identité et nation

Emanuel Swedenborg a inspiré les philosophes allemands du mouvement romantique. En 1771, il écrivait : « L’Allemagne est divisée en plus de gouvernements que les royaumes voisins... Cependant, un génie commun prévaut partout parmi les personnes parlant la même langue. » Cette description soulève la relation entre la langue et l’identité. Même lorsqu’un pays n’est pas uni politiquement, la langue constitue l’ingrédient qui le soude.

Il est donc tentant d’explorer la relation entre identité et langue, support central de l’identité. Cette approche fut d’abord l’œuvre en Allemagne de Johann Gottfried von Herder.

Poussant plus loin cette logique, Johann Gottlieb Fichte l’associe à l’idée de nation. Il avança que la langue est la composante la plus importante de la spécificité culturelle et donc de la nation. Ce qu’il mit en place fut le concept d’État-nation fondé sur la culture et exprimé par la langue. Son renouveau spirituel en Prusse visait à s’opposer à l’hégémonie de Napoléon Bonaparte. Par conséquent, le volkstum (ou culture nationale) débuta comme un moyen de résister à la suprématie française et peut être considéré de nos jours comme l’une des armes de résistance efficaces pour tout pays dont l’existence est en péril.

Fichte a exprimé l’unité de la langue et de la nation en 1806, dans sa missive à la nation allemande : « Les liens premiers et vrais des États sont leurs liens internes. Ceux qui parlent le même langage sont liés par une multitude d’attaches… Ce n’est pas parce que les hommes habitent certaines montagnes et rivières qu’ils forment un peuple, mais au contraire les hommes habitent ensemble parce qu’ils étaient déjà un peuple par une loi de la nature qui est bien supérieure. »

Il existe d’autres montagnes et rivières au Levant, en Arabie et en Afrique du Nord, cela n’a pas créé de spécificité ou d’autonomie comme au Liban. Ici il y a plus qu’une montagne, il y a une langue et une culture religieuse mettant l’accent sur une identité spécifique.

La langue est loin d’être un simple moyen de communication. Elle est porteuse de l’héritage culturel d’un peuple, de son histoire ainsi que de sa foi et sa spiritualité. Chaque mot comporte un ensemble de significations et de concepts qui sont propres à une population spécifique.

Langue et vision du monde

En 1820, Wilhelm von Humboldt déclarait que « la diversité des langues n’est pas une diversité de sons et de signes, mais une diversité de visions du monde ». En changeant la langue d’une personne, nous pouvons transformer sa façon de comprendre le monde et la perception qu’elle a d’elle-même et de sa propre société. Nous pouvons la convaincre d’appartenir à une société différente et lui faire adopter des causes étrangères. Elle peut ainsi détruire sa propre société au profit d’une autre.

Nous savons à quel point la langue est importante dans notre manière de construire notre idée du monde et de nous-mêmes, et cela grâce à plusieurs études aux XIXe et XXe siècles. L’hypothèse de la relativité linguistique (hypothèse Sapir-Whorf) avance que la structure d’une langue affecte la cognition de ses locuteurs et leur relation au monde.

Les États-nations

À travers ces observations sur la vision du monde et la cognition individuelle et collective, nous constatons le rôle central joué par la langue. La relation entre la langue et la nation devient explicite. Cependant laquelle vient en premier ?

Référons-nous aux exemples de Chypre, avec le grec, et de Malte qui a fixé son dialecte cananéen arabisé plein de mots italiens, français et anglais (comme le parlé libanais). Les habitants de Chypre et de Malte ont commencé par fixer leur identité linguistique pour ensuite établir les fondements de leur entité politique et de leur immunité. Une immunité qui fait cruellement défaut au Liban. Ainsi, langue et nation sont si intimement liées que l’une ne va pas sans l’autre. Une langue sans pays est vouée à disparaître. Mais c’est aussi le cas d’un pays sans langue.

Contrairement au préjugé répandu au Liban par certains intellectuels maronites, la langue est une composante de l’identité. Elle reflète l’identité et lui permet de s’épanouir ou de l’accompagner dans sa mort. Contrairement à ce que prétendent ces savants, l’anglais est une identité pour un Américain, et il est porteur d’un substrat protestant chrétien anglo-saxon. De même, le portugais est une identité et une culture catholique latine pour un Brésilien. Par conséquent, une langue peut être adoptée tant qu’elle reflète la culture, la foi, l’histoire et l’identité d’un pays.

L’histoire nous a montré que la plupart des langues n’étaient à l’origine que des dialectes qui développèrent leur écriture et fixèrent leur syntaxe. Sans la conscience de soi d’un peuple, un dialecte ne peut évoluer pour devenir une langue.

Sans une volonté d’établir une nation, un dialecte n’évolue pas pour devenir une langue comme ce fut le cas à Malte ou pour la langue syriaque, créée par les premiers chrétiens du Levant pour affirmer leur identité chrétienne. Le libanais et le maltais sont de même nature. L’un d’eux cependant fut établi comme langue, tandis que l’autre fut politiquement réduit en dialecte, pas même de sa propre origine syriaque, mais en tant que détérioration de l’arabe. Par son arabisation au XXe siècle et surtout depuis qu’il a cessé d’être enseigné dans les écoles en 1943, il a perdu ses vocabulaires syriaque et italien, pour finir par ressembler à un dialecte arabe.

Le pacte de 1943

L’accord de 1943 émanait de bonnes intentions : celles du respect de toutes les composantes culturelles. Il s’exprimait par deux volets, le pacte national et la formule (al-sigha). La volonté de coexistence consistait certainement en une idée très noble. Cependant, sa matérialisation dans la formule n’était pas respectueuse des spécificités de ses composantes.

Le romantisme allemand s’oppose aux thèses dites contractuelles des Français Jean Bodin, Jean-Jacques Rousseau, Henri Benjamin Constant et même de l’Allemand Emmanuel Kant. Selon ces derniers, la société s’organise autour d’un contrat social (le pacte social) par un simple accord entre les composantes sociales et par l’abandon de certaines libertés. Selon ce principe, pour parvenir à la coexistence, il faut se désister d’une partie de son patrimoine culturel, de ses spécificités et même de ses besoins intrinsèques.

C’est précisément ainsi que le peuple montélibanais a abandonné sa réalité socioculturelle, son histoire et sa langue dans le contrat social de 1943.

Comment construire une nation sur base de plusieurs peuples, chacun muni de ses propres mythes et croyances ? Sur ce sujet, on note que la république d’Aristote est basée sur la communauté (keinonia) et non sur un peuple (ethnos). Ce qui signifie qu’il est nécessaire d’avoir un groupe ayant la même foi, les mêmes aspirations et la même vision, et qui soit capable d’agir comme une communauté cohésive. À cet égard, pouvons-nous imaginer établir une république avec, non seulement plusieurs communautés, mais une multitude de peuples d’horizons différents ?

L’Empire ottoman

Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, l’Empire ottoman était en déclin. C’est alors que les populations judéo-chrétiennes vivant sous le joug ottoman entamèrent leur processus d’éveil et de redressement. La première étape consista à revivifier leurs langues mourantes. C’est la raison pour laquelle nous sommes en présence de formes modernes de grec, d’hébreu, d’arménien, de serbe et de syriaque. En Haute-Mésopotamie, Naoum Fayek avait entamé un renouveau de cette langue avec le développement d’une littérature syriaque laïque au côté du patrimoine traditionnel chrétien.

Mais l’arabisme faisait son chemin parmi les chrétiens du Levant dont la plupart œuvrèrent pour la renaissance arabe, la Nahda, délaissèrent leur langue syriaque et firent fleurir la littérature arabe. Cependant, parallèlement à cet exploit, ils se désistèrent de la langue qui pouvait exprimer leur vision, leur identité et leur foi. Cela conduisit à ce que Bat Ye’or appelle « le dernier chant du signe ».

Fort heureusement, la plupart des écoles du Mont-Liban ont continué à enseigner le syriaque, et l’Église maronite a continué à l’employer pour ses messes. La rupture fatale se produira en 1943.

Le gouvernorat du Mont-Liban

Ce n’est qu’au XIXe siècle que les États-nations ont émergé en Europe. Le Mont-Liban est devenu un pays autonome reconnu par les puissances européennes en 1860. Il fut même perçu comme un État-nation par le prince Richards von Metternich.

Avant Richards, son père, Klemens von Metternich, chancelier de l’Empire autrichien, avait suggéré le concept de caïmacamie au Mont-Liban en 1841. Mais cette partition en deux entités distinctes fut un échec, se soldant par des massacres de chrétiens dans la caïmacamie méridionale et jusqu’en Syrie.

La solution durable fut trouvée avec le gouvernorat du Mont-Liban (moutassarifia). Sa Constitution fut appelée « Le règlement organique » dont la version anglaise « Solution based on Nations » souligne la reconnaissance des diverses composantes en tant que nations. Ce règlement fut développé par Richards von Metternich, ambassadeur d’Autriche à la cour de Napoléon III dont l’armée assurait la sécurité au Liban en 1860. Il a fondé la Constitution du gouvernorat sur la réalité culturelle, la désignant comme « organique ». Il a évoqué chez les Montélibanais une spécificité culturelle, à la base de l’État-nation tel que défini au XIXe siècle. Jusqu’à son invasion par les Ottomans au début de la Première Guerre mondiale, le gouvernorat du Mont-Liban jouissait d’une prospérité économique et culturelle.

En 1860, Ernest Renan arrivait au Liban avec les soldats de Napoléon III. Il avait joué un rôle prépondérant dans la diffusion française du romantisme allemand. En 1864, bien conscient de l’identité spécifique des Montélibanais, il écrivait : « Sous le nom de syriaque et identifié avec le dialecte des populations du Liban, le phénicien traversa le Moyen Âge. »

Cette assimilation fondamentale du concept de continuité historique soulignée par Renan fut rejetée par les livres d’histoire officiels sous Béchara el-Khoury qui imposa une identité qui effaça la mémoire authentique. Il engendra une société orpheline et supprima les fondements de la nation. Il établit son activité politique sur l’idéologie d’un Grand Liban centralisé avec un caractère unique et imaginaire.

Un diplomate français, Robert de Caix de Saint-Aymour, avait remarqué la diversité culturelle des populations du Grand Liban. Il mit alors en garde contre le danger d’une négation de cette réalité et suggéra un système politique fédéral plus adapté. Malencontreusement, avec le Grand Liban, les « nations » sur lesquelles Richards von Metternich avait fondé sa solution organique ont tout simplement été effacées. Leur définition comme millet (nations) par les Ottomans fut traduite par le mot péjoratif de secte. Sémantiquement parlant, ce qui était appréciatif dans le mot nation devint péjoratif dans la notion de secte, et devait donc être supprimé. Béchara el-Khoury souhaitait tout fondre au sein d’une seule identité idéologique.

Ce qui était inconscient au début du XXe siècle avec la Nahda s’est transformé en acte prémédité en 1943. La langue syriaque fut simplement sacrifiée sur l’autel du Grand Liban. Elle ne fut pas reconnue comme l’une des langues nationales de la nouvelle entité. En conséquence, dans les années 60, les écoles de montagne ont cessé d’enseigner le syriaque lorsque les derniers professeurs de langues atteignirent leur retraite. L’Église syriaque maronite s’est vue dès lors contrainte de célébrer la messe en arabe voyant ses fidèles incapables de suivre dans les livres imprimés en syriaque ou en garshouné.

Jusqu’à nos jours, les écoles chrétiennes refusent de réintégrer l’enseignement du syriaque prétextant son inutilité. C’est comme si qu’aujourd’hui la Pologne décidait de ne plus enseigner sa langue sous prétexte qu’aucun pays ne la comprend.

Une sérieuse prise de conscience fut tentée par Charles Malek en 1975. Dans ses Deux lettres aux maronites, il souligna l’importance de la langue dans la sauvegarde de la nation : « Qui est plus digne que les maronites de respecter, d’honorer, d’étudier et de perpétuer la langue syriaque ? Ceci leur a été donné. Ceci est vivant dans leur quintessence. Ils en sont principalement responsables. »

Malek tint les maronites responsables du Liban parce que, comme il l’a dit, ils ont pu préserver leur langue syriaque. Il a été jusqu’à associer ce fait linguistique à leur raison d’être. Comme ses collègues philosophes allemands, il insistait sur le rôle prédominant de la langue : « La langue est le phénomène le plus significatif des civilisations (…) ; elle détermine les racines et le patrimoine… Pourquoi les maronites ont-ils préservé leur héritage syriaque ? Aurait-il été préservé par coïncidence ?… La Providence n’a-t-elle pas un rôle dans cette affaire ?… »

Le Liban méditerranéen

« J’appelle Europe toute terre qui a été romanisée, christianisée et soumise à l’esprit de discipline des Grecs. » C’est en ces termes que Paul Valéry définit l’étendue du territoire européen. Or le Liban a été romanisé (l’école de droit de Beryte), christianisé (depuis les apôtres) et discipliné par l’esprit grec (l’Agora et l’hellénisme). Mais l’ottomanisme et l’arabisme ont œuvré à la transformation de l’identité méditerranéenne ou levantine et de la réalité du peuple montélibanais pour les fondre dans la nouvelle idéologie du Moyen-Orient. Cette volonté de couper les liens avec le passé peut s’avérer, pour le Liban, une aventure périlleuse. Il ne fait aucun doute que Béchara el-Khoury était soutenu dans cette entreprise par de puissants partis et familles maronites. En effet, comme le dit l’historien Arnold Toynbee, « les civilisations meurent par suicide, non par meurtre ». La population du Mont-Liban fut assassinée par usurpation d’identité.

Si nous nous référons à Milan Hubl, la décomposition actuelle du Liban prend tout son sens : « La première étape de la liquidation d’un peuple est d’effacer sa mémoire. Détruisez ses livres, sa culture, son histoire. Ensuite, demandez à quelqu’un d’écrire de nouveaux livres, de fabriquer une nouvelle culture, d’inventer une nouvelle histoire. D’ici peu, la nation commencera à oublier ce qu’elle est et ce qu’elle était. » Le Mont-Liban est l’illustration parfaite de cette théorie. Les Libanais apprennent tout sauf leur histoire et leur langue. Quelle meilleure façon d’anéantir un peuple que de faire disparaître sa langue ?

Dr Amine-Jules ISKANDAR

Tur Levnon

Union syriaque maronite

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Le libanais était un dialecte du syriaque enseigné dans nos écoles du Mont-Liban jusque dans les années 1940. De nombreuses organisations et paroisses maronites luttent aujourd’hui pour la renaissance du syriaque, à un moment où le Liban fait face à une crise existentielle. En quoi la langue constitue-t-elle un ingrédient dans l’élaboration d’une nation ? La genèse du concept de...

commentaires (1)

Vous ne racontez que la moitié de l'histoire.n Le syriaque n'est pas la langue du Liban, ni du Mont-Liban. Il a été parlé à travers le Moyen-Orient. Il n'est donc pas spécifique à ce pays-nation que vous rêvez être le Liban. Il peut être spécifique au Chrétiens, et pas tous. Les Chrétiens des villes libanaises et syrienne ont parlé arabe après le grec. Il y a malheureusement des trous béants dans ce raisonnement insulaire.

Michael

03 h 29, le 08 juin 2021

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Commentaires (1)

  • Vous ne racontez que la moitié de l'histoire.n Le syriaque n'est pas la langue du Liban, ni du Mont-Liban. Il a été parlé à travers le Moyen-Orient. Il n'est donc pas spécifique à ce pays-nation que vous rêvez être le Liban. Il peut être spécifique au Chrétiens, et pas tous. Les Chrétiens des villes libanaises et syrienne ont parlé arabe après le grec. Il y a malheureusement des trous béants dans ce raisonnement insulaire.

    Michael

    03 h 29, le 08 juin 2021

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