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Idées - Au-delà de l’effondrement

Voir sa vie avec les yeux de l’autre

Voir sa vie avec les yeux de l’autre

Rasha Moumneh regardant au loin le port de Beyrouth, le 22 mai 2021. Photo Lina Mounzer

Ce mois de mai s’annonçait sous de bons auspices, ne serait-ce que parce que mon amie Rasha revenait des États-Unis. Entièrement vaccinée, elle arrivait tel l’émissaire d’un autre monde : un monde où la pandémie serait potentiellement dépassée, et où l’on pourrait enfin s’embrasser à nouveau.

Rasha est l’une de mes amies les plus anciennes et les plus chères, l’une des nombreuses personnes bien-aimées que ce pays a forcées à vivre ailleurs. Je ne l’avais pas vue depuis son dernier passage, en décembre 2019, lorsqu’elle est venue voir de ses propres yeux ce qui ne lui avait été que rapporté jusque-là. Les Libanais s’étaient-ils vraiment révoltés en si grand nombre ? Était-il vrai que tout avait changé à ce point ? Comme tant d’autres qui avaient suivi le soulèvement depuis l’étranger, elle est venue à la fois pour témoigner de cette nouvelle réalité tout en essayant de la vivre. Lorsqu’elle est arrivée, nous étions toutefois déjà épuisés : au retour des pluies hivernales, s’ajoutait l’intensification de la répression gouvernementale. Cependant, Rasha s’émerveillait encore de l’énergie ambiante, de l’occupation des places de Beyrouth et de Tripoli, de tous ces citoyens prêts à braver la pluie, les gaz lacrymogènes, les balles en caoutchouc et les matraques… Opposant à notre déception l’assurance que le changement était toujours en cours, que l’on pouvait encore ressentir l’électricité dans l’air. Bref, que tout espoir n’était pas perdu.

C’est à un nouveau bouleversement radical de la réalité que Rasha venait cette fois assister : l’explosion du port de Beyrouth. Un drame d’une ampleur indescriptible suivi une fois encore depuis l’étranger, et assimilé de manière fragmentaire via les multiples canaux médiatiques disponibles – vidéos, photos, messages vocaux, appels, textos… Un collage qui l’avait aidée à reconstituer l’ampleur des dégâts subis par la ville et ses habitants, mais pas leurs répercussions réelles, ni la façon dont ils ont mis fin à un monde et en ont porté un autre en gestation. Sans parler, bien sûr, de cette crise économique dont les effets n’avaient pas encore commencé à se faire sentir lors de son dernier passage.

Ce type de visites s’étant fait trop rare lors de l’année écoulée, nous avons été progressivement privés des gens qui nous soutiennent, à commencer par les innombrables proches qui, à un moment ou à un autre, ont fini par baisser les bras face à la frustration et ont tenté de construire ailleurs une vie meilleure, plus stable, plus digne. Certes, le sentiment n’est pas tout à fait nouveau : aujourd’hui comme hier, vivre au Liban, c’est en quelque sorte vivre dans une salle de transit. Mais jusqu’à présent, tout le monde revenait aussi régulièrement. Or, cette année, nous n’avons même pas eu droit à cela : ces heures trop rares et trop courtes passées avec nos proches qui nous revigorent et nous permettent d’affronter ensuite la prochaine traversée du désert en solitaire.

Rasha était venue nous voir, bien sûr, mais elle était surtout revenue pour voir ce que nous étions devenus : « J’ai besoin de me reconnecter à cet endroit avant que tout devienne méconnaissable et que je finisse par le perdre complètement en moi. » Je me suis demandé ce qu’elle allait effectivement voir, ou, plutôt, combien de temps cela prendrait pour apparaître à ses yeux. Et surtout, ce que je pourrais voir à travers ses yeux et que j’avais oublié de voir des miens.

Certes, tant de choses avec lesquelles nous devons maintenant vivre sautent immédiatement aux yeux. Les prix, par exemple : « On a l’impression d’être dans un pays étranger », s’est-elle exclamé, avant d’ajouter : « Les chiffres ne veulent plus rien dire. » (De notre côté, nous lui assurions tous que ce sentiment était identique ici). Et que dire du nombre impressionnant de nécessiteux à chaque coin de rue ; de l’absence de feux de signalisation et de règles de circulation ; des privations d’électricité toujours plus longues; des multiples embouteillages à proximité des stations-service; des pénuries de médicaments ou encore de ces innombrables marques aux noms exotiques ayant soudainement fait leur apparition dans les rayons des supermarchés ?

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Cependant, ce qu’elle voulait le plus voir – même si cette perspective la terrifiait aussi – est resté invisible, sauf à de brefs moments, lorsqu’il fallait passer devant le port pour se rendre ailleurs. Tous les week-ends, elle était résolue à se promener dans Mar Mikhaël et Gemmayzé, et tous les week-ends, elle a remis cela.

Ce mois de mai s’annonçait sous de bons auspices et, à bien des égards, cela a été un bon mois. Il est difficile d’atténuer la joie des retrouvailles, surtout après une année où l’on en a eu si peu. Mais entre toutes ces tranches de vie réelle partagées ensemble, Rasha, moi, et pratiquement toutes mes connaissances, avons passé tout notre temps en ligne, à assister aux horreurs qui se déroulaient en Palestine : le bombardement sauvage de Gaza ; les attaques contre les habitants de Lydd, Haïfa, Yafa, leurs maisons et leurs commerces ; l’assaut d’al-Aqsa à coups de grenades assourdissantes et de tirs à balles réelles ; le déplacement forcé de familles de Cheikh Jarrah ; sans parler des atrocités quotidiennes d’une occupation de 73 ans, lourdement armée et financée depuis l’étranger. Mais le plus terrible – quoique que trop familier – a été de constater l’impunité absolue dont ne cesse de bénéficier la brutalité des Israéliens. Je bouillais de rage en permanence tandis que mes émotions se focalisaient sur cette violence assumée au vu et au su du monde entier. D’autant que malgré les preuves, diffusées en direct, de cette violence, les victimes ne peuvent recourir à aucune forme d’autorité supérieure pouvant leur rendre justice. En ce même mois de mai, Bachar el-Assad a fait le choix, ô combien sadique, de placer son nom dans l’urne à Douma, là où son régime avait perpétré un massacre à l’arme chimique trois ans plus tôt. Pendant ce temps, des manifestants irakiens ont été abattus pour avoir protesté en posant une simple question : « Qui m’a tué ? ». Question évidement rhétorique puisque les auteurs des multiples assassinats ciblés contre des militants sont bien connus. Avec, là encore, aucun recours possible à une autorité pouvant rendre justice. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement alors que la notion même d’autorité est devenue, sous nos latitudes, antinomique de celle de justice? Existe-t-il dans la langue arabe un mot aux connotations plus laides et oppressives que celles qu’a désormais, dans le langage populaire, « al-sulta » (« l’autorité »), tant ce terme a fini par incarner, dans toute notre région, l’impunité, la répression, la sauvagerie et la mort ?

Lorsqu’enfin nous avons fait cette promenade allant de Bourj Hammoud au centre-ville et retour, je me suis surprise à essayer constamment de décrire à quoi cela ressemblait juste après le drame du port. Avec en quelque sorte la peur qu’elle ne voie pas ce qui nous était réellement arrivé, qu’elle ne réalise pas l’ampleur des dégâts. Au lieu de cela, c’est elle qui m’a montré ce que j’avais oublié, ou plutôt, ce que je prenais maintenant pour acquis : « Je ne peux pas y croire… », répétait-elle inlassablement, les larmes aux yeux. « Je ne peux pas croire qu’ils aient fait ça et qu’ils s’en soient sortis. » Ce « ils » allait bien sûr de soi : encore et toujours cette « sulta », fermement accrochée au pouvoir et faisant efficacement barrage à toute perspective de redevabilité.

Les visages souriants des 204 personnes qui ont péri dans l’explosion, capturés par les poignants croquis qui parsèment les rues autour du port, me renvoyaient à ceux des enfants tués par les frappes aériennes israéliennes, et dont les photos ont été publiées dans le New York Times. Dès lors, comment ne pas être dégoûtée d’entendre nos dirigeants condamner la violence israélienne alors qu’ils ne sont pas moins impudemment meurtriers – quoiqu’à une tout autre échelle – et tout aussi habiles à échapper à la justice ?

Lina MOUNZER est écrivaine, traductrice et chroniqueuse à L'Orient-Le Jour.

Ce mois de mai s’annonçait sous de bons auspices, ne serait-ce que parce que mon amie Rasha revenait des États-Unis. Entièrement vaccinée, elle arrivait tel l’émissaire d’un autre monde : un monde où la pandémie serait potentiellement dépassée, et où l’on pourrait enfin s’embrasser à nouveau.Rasha est l’une de mes amies les plus anciennes et les plus chères, l’une...

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