Suite au scandale de la livraison de fuel défectueux à EDL, 22 prévenus se présenteront devant la cour criminelle, qui a retenu les chefs d’accusation allant de l’encaissement de pots-de-vin au blanchiment d’argent.

Quelque 22 personnes sont appelées à comparaître pour des charges allant de pot-de-vin à blanchiment d'argent dans l'affaire du fioul frelaté livré à EDL
Quelque 22 personnes sont appelées à comparaître pour des charges allant de pot-de-vin à blanchiment d'argent dans l'affaire du fioul frelaté livré à EDL

«Faux, usage de faux», «pot-de-vin», «escroquerie», «manquements professionnels»…Voici les chefs d’accusations retenus contre 22 personnes, physiques et morales, à l’issue de la phase d’instruction de l’affaire du fuel défectueux livré à Electricité du Liban (EDL) pour l’alimentation des centrales libanaises. Le procès est désormais ouvert à la cour criminelle du Mont-Liban, présidée par Mohammad Mortada, mais les dates des premières audiences, qui devraient être publiques, n’ont pas encore été communiquées.

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L’affaire remonte à mars 2020 lorsqu'EDL signale aux autorités judiciaires qu’une cargaison de carburant s’est révélée non-conforme, alors que les tests réalisés au port d’embarquement, puis à l’arrivée au Liban, avait attesté du contraire. Le premier juge d'instruction du Mont-Liban, Nicolas Mansour, avait alors ouvert une enquête préliminaire, et recueilli des témoignages, faisant état de pratiques de corruption présumées dans le but de falsifier les tests de qualité du fuel, avec la complicité des employés des laboratoires concernés ainsi que celle de hauts fonctionnaires du ministère de l’Energie, dont le directeur des installations pétrolières, Sarkis Hleiss. Un réseau qui, selon certains de ces témoignages, remonterait à plusieurs années, durant lesquelles le Liban aurait payé pour du fuel défectueux, dans le cadre de son contrat signé 2005 avec une filiale de la compagnie algérienne Sonatrach Petroleum Corporation. C’est d’ailleurs l’autre surprise dévoilée par le scandale: longtemps présenté comme un accord d’État à État, le contrat a en réalité été signé avec la succursale de Sonatrach enregistrée aux Îles Vierges britanniques, qui l’a sous-traité à deux intermédiaires: le groupe BB Energy, détenu par la famille Bassatné puis, à partir de 2017, au négociant en pétrole ZR Energy DMCC, basé à Dubaï et détenu par le Libanais Ibrahim Zaouk.


Chefs d'accusation retenus dans le procès du fioul frelaté


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La procédure judiciaire actuelle ne concerne toutefois que la cargaison livrée à bord du navire Baltic en mars dernier par ZR Energy DMCC. Elle vise, entre autres, l'expéditeur des formalités pour le compte de la société Sonatrach BVI au Liban, Tarek Fawal, notamment pour pot-de-vin et faux et usage de faux, tout comme Ibrahim Zaouk. Le juge d’instruction avait initialement mis en cause la société libanaise ZR Group Holding SAL pour les mêmes faits, et lancé un mandat d’arrêt contre son propriétaire Teddy Rahmé, retiré depuis contre le paiement d’une caution. Teddy Rahmé, comme tous les prévenus, a  présenté au cours de la phase d’instruction des appels et des pourvois sur la forme, que la justice a en partie acceptés, ne retenant finalement que la charge de pot-de-vin.

Car, au-delà des témoignages collectés par le juge d’instruction, la justice semble avoir du mal à démontrer le lien entre ZR Energy DDMC et ZR Group Holding SAL. «ZR Group Holding SAL et ZR Energy DMCC sont deux entités corporatives distinctes et indépendantes et il n'y a pas de chevauchement de propriété ou de gestion entre les deux sociétés», assure un représentant de ZR Energy DMCC. La similarité de logo et de nom s’expliquerait par un accord conclu entre les deux entités, permettant à ZR Energy DMCC d’utiliser la marque et les facilités de crédit de la holding libanaise. Selon le registre commercial de Dubaï, la société ZR Energy DMCC est en effet détenue à 100% par Ibrahim Zaouk. Ce dernier est toutefois associé avec Teddy Rahmé, à travers la société ZR Energy SAL Offshore, dans l’entreprise libanaise Domaz Holding.

«Teddy Rahmé et sa société, ZR Group Holding SAL, ne sont pas impliqués dans l'importation de fuel-oil au Liban», assure de son côté un représentant de ZR Group Holding SAL, qui dénonce un complot politique. «M. Rahmé et ZR Group Holding SAL sont les victimes d'une chasse aux sorcières politiquement motivée, dont le but est de détourner l'attention des échecs politiques au Liban. Toute cette affaire repose sur de fausses hypothèses étayées par des accusations entièrement fabriquées. ZR Group Holding SAL et M. Rahmé ont été illégalement inculpés d'un certain nombre d'accusations, dont toutes sauf une, ont été abandonnées. Nous anticipons que la dernière accusation sera également rejetée», ajoute-t-il. 

«À ce stade, rien n’est joué, explique un avocat pénaliste ayant requis l'anonymat. C’est à la cour criminelle de juger sur le fond, et de déterminer l’implication, ou non, de ZR Group Holding SAL et de Teddy Rahmé dans l’affaire. Le juge pourra ajouter ou retirer des chefs d’accusation».

De son côté, ZR Energy DMCC dément toute pratique illégale et renvoie la responsabilité sur le fournisseur d’origine de la cargaison, la société Galtrade Ltd. «ZR Energy DMCC n’était au courant d’aucune lacune et s’est appuyée sur les déclarations de testeurs tiers indépendants et internationalement reconnus qui ont certifié qu’elle était conforme aux spécifications lors de sa manipulation», explique un représentant de l’entreprise. Sur son site internet, ZR Energy DMCC estime elle aussi être la victime d’une «sinistre lutte de pouvoir politique», qui ne l’a pas empêché néanmoins de remporter en janvier dernier un contrat d’approvisionnement de fuel auprès du ministère de l’Energie, du type spot cargo, visant à combler en partie le vide créé par la fin du contrat avec Sonatrach (que cette dernière n’a pas souhaité renouveler). Même si elle peut paraître surprenante, la décision d’octroyer un nouveau contrat à ZR Energy DMCC malgré son implication présumée dans l’affaire du fuel défectueux s’explique, selon une source officielle, par le principe de «la présomption d’innocence qui s’applique tant qu’il n’y a pas de jugement».

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«Les chefs d’accusation retenus au terme de la phase d’instruction constituent une base pour le procès. Cela signifie que la justice n’a pour l’instant tranché que sur la forme. C’est désormais à la cour criminelle de trancher sur le fond du dossier. À ce stade, tous les accusés bénéficient de la présomption d’innocence», confirme l’avocat précité.

Pour Yahya Mawloud, le directeur d'exploitation de Middle East Power (qui gère des unités de production dans les centrales de Zouk et de Jiyé) et qui avait tiré à l'époque la sonnette d'alarme sur la qualité du fuel, «l’ouverture du procès est un pas dans la bonne direction».

Entendu comme témoin pendant la phase d’instruction, il dit «sentir une volonté d'attribuer les responsabilités dans le scandale», tout en regrettant que la justice n’aille pas plus loin. «Nous avions formé un appel séparé afin que l'ensemble du contrat avec Sonatrach soit examiné, mais il a été refusé. Cette affaire montre pourtant la corruption endémique dans le secteur. C’est une véritable boîte de Pandore, qui va bien au-delà de l’épisode ponctuel aujourd’hui examiné par la justice», estime-t-il.

Un épisode dont l’épilogue n'est pas attendu avant l'année prochaine:  «Les procédures peuvent encore être longues, surtout au vu du nombre de prévenus. À mon avis, il ne faut pas attendre un verdict avant 2022», conclut la source légale précitée. Affaire à suivre.