La cassure semble totale entre le chef de l’État et le Premier ministre désigné. Alors que les signes précurseurs auguraient certes d’une réunion difficile, mais susceptible de paver la voie à d’autres rencontres, le tête-à-tête qui s’est tenu hier à Baabda entre Michel Aoun et Saad Hariri a douché les espoirs. Au lieu de rapprocher les points de vue, il a fait éclater les divergences sur la scène publique, compromettant un peu plus les chances d’un déblocage concernant la formation du gouvernement.Vingt minutes à peine après son arrivée à Baabda, Saad Hariri, furieux, a vivement critiqué l’attitude du président de la République durant une brève conférence de presse. Le Premier ministre désigné a annoncé avoir reçu la veille, de la part de la présidence, une mouture complète d’un cabinet avec « une répartition confessionnelle et partisane des ministères dans des gouvernements de 18, 20 ou 22 » , à laquelle il lui était demandé « d’ajouter » des noms. Cette proposition « accorde le tiers de blocage à sa formation politique » , a-t-il critiqué. « Cette liste est inacceptable. Le travail du Premier ministre n’est pas juste de compléter un document qui lui a été envoyé », a-t-il lancé. « La Constitution stipule clairement que le Premier ministre désigné forme son gouvernement et donne les noms (des ministrables, NDLR) avant de les discuter avec le président » , a-t-il ajouté.
Saad Hariri n’en démord pas : il n’a aucune intention de négocier sa proposition initiale, soumise à Michel Aoun le 9 décembre dernier, qui consiste à former un gouvernement de 18 technocrates, dans lequel aucune partie ne bénéficierait du tiers de blocage. Une liste dévoilant les noms des candidats de cette mouture a d’ailleurs aussitôt été distribuée à la presse.
En dénonçant publiquement l’attitude du locataire de Baabda, le leader sunnite cherche à le mettre dos au mur, alors que les deux camps se renvoient la responsabilité de l’échec depuis des mois. « Les demandes de Michel Aoun signifient clairement qu’il a d’ores et déjà l’intention de faire obstruction à un cabinet de mission qui plancherait sur une sortie de crise, des réformes et un redressement de la situation » , commente le vice-président du courant du Futur, Moustapha Allouche. Le Premier ministre désigné considère que son action se place dans le cadre de l’initiative française qui prône un gouvernement de mission, alors que la communauté internationale conditionne toute aide au Liban à des réformes importantes. Mais Paris n’est jamais rentré dans les détails des critères de la formation du gouvernement et considère les deux parties comme responsables du blocage actuel.
« Il faut un gouvernement inclusif, opérationnel et d’action », a déclaré hier le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian lors d’une réunion à Bruxelles avec ses homologues de l’UE à qui il a demandé d’utiliser des « leviers » contre les responsables libanais dans une claire allusion à la mise en place de sanctions. La menace, qui plane au-dessus de toute la scène politique libanaise depuis plus d’une semaine, n’a pas suffi pour le moment à faire bouger les choses tant les divergences politiques sont importantes et les relations exécrables. « Baabda veut que Hariri se soumette ou se récuse. Ce ne sera ni l’un ni l’autre », dit M. Allouche, convaincu que la présidence ne veut pas de gouvernement, en allusion au plan B suggéré par le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, qui avait évoqué jeudi dernier un retour à une expédition extensive des affaires courantes, par le Premier ministre démissionnaire Hassane Diab. « Saad Hariri déjoue, depuis Baabda, un coup d’État du mandat (de Michel Aoun, NDLR) contre la République », a tweeté aussitôt après l’entrevue orageuse le chargé de communication du courant du Futur, Abdel-Salam Moussa. Une déclaration incendiaire qui a aussitôt enflammé la rue et poussé les jeunes des quartiers sunnites de Beyrouth à couper les routes.
La guerre des documents
La contre-attaque de Baabda n’a pas tardé. Dans l’heure qui a suivi, le porte-parole de la présidence, Antoine Constantine, a lu un communiqué dans lequel le président de la République s’est dit « surpris par les paroles et les moyens employés par le Premier ministre désigné ». Démentant les propos de ce dernier, Baabda a affirmé que le document proposé et mis en cause par M. Hariri était une méthodologie et non une liste de noms. « Le PM désigné a annoncé une mouture gouvernementale, mais celle-ci n’a pas reçu l’approbation initiale du président de la République », affirme encore le texte. Le porte-parole a brandi le document « litigieux » sur lequel figurent des colonnes à remplir, attribuées aux différents portefeuilles, aux communautés à répartir et aux formations politiques qui nommeraient les ministres. Un document que des sources proches de la Maison du Centre ont qualifié de « faux ». Dans son communiqué, Baabda a également démenti l’existence d’un tiers de blocage quelconque et longuement défendu l’attitude du chef de l’État qui n’a fait qu’exercer ses prérogatives comme l’édicte la Constitution. Le président n’est pas un simple scribe, a laissé entendre le porte-parole, soulignant qu’il ne se contente pas de signer le décret de la formation, mais est partie prenante du processus dans le cadre d’un partenariat.
La détermination de Michel Aoun à rester maître du processus a été renforcée par le discours de Hassan Nasrallah qui avait vivement suggéré, jeudi dernier, un gouvernement techno-politique élargi, une formule prônée également par le chef de l’État.
Dans les milieux proches du parti chiite, on se défend des accusations de partialité en faveur de Baabda en rappelant que Hassan Nasrallah s’était déjà prononcé dans un discours précédent contre le tiers de blocage. « Il s’agit d’un simple jeu de sémantique », croit savoir un analyste proche du 14 Mars, dans la mesure où il sera quasiment impossible d’éviter qu’une partie puisse avoir la majorité dans un cabinet élargi et dans lequel le Hezbollah pourra toujours servir d’appoint au camp du président.
Pour le courant du Futur, il est indéniable que le chef de l’État a repris du poil de la bête après le discours du leader chiite, et après la visite du leader druze, Walid Joumblatt, à Baabda. Soucieux de se mettre à l’écart du bras de fer entre le président et le Premier ministre désigné, le chef du PSP a voulu arrondir les angles et faire preuve de souplesse. Dans le contexte actuel, et vu la dislocation totale du pays, « les chiffres n’ont plus d’importance », avait affirmé M. Joumblatt à sa sortie de Baabda, vendredi dernier, prenant soin de ne se placer en faveur d’un camp ou d’un autre. Sauf que sa déclaration a été interprétée par certains observateurs comme étant un repositionnement que le chef de l’État a saisi au vol pour conforter son attitude. Pour les haririens, Michel Aoun « se dissimule » derrière les propos du chef du Hezbollah et se croit renfloué par la visite de M. Joumblatt, pour faire capoter le processus.
Communiqué explicite d’Amal
Mais Saad Hariri n’aurait sûrement pas eu ces mots à l’égard de Michel Aoun s’il ne bénéficiait pas de l’appui de son traditionnel partenaire, Nabih Berry. Quelques heures avant la réunion, le parti du chef du Parlement a publié un communiqué assez inédit dans lequel il se démarque complètement de la position de son allié du Hezbollah. Le mouvement Amal s’est voulu très explicite quant à la nécessité « d’un gouvernement d’experts non partisans conformément à la proposition française et loin des enjeux du nombre et du tiers de blocage ». Déjà, quatre jours plus tôt, le bureau politique d’Amal avait affirmé que le Liban « n’est pas un héritage qu’on se transmet au sein d’une même famille » ni une terre qui peut être « divisée entre les confessions, les communautés et les forces politiques ». Des messages formulés en guise de soutien au Premier ministre désigné, ciblant clairement le chef de l’État et son gendre, Gebran Bassil, que le Hezbollah souhaite voir intégrer, directement ou indirectement, le gouvernement. Une marge d’écart que le mouvement Amal peut se permettre en politique interne, sans pour autant remettre en cause son alliance stratégique avec le Hezbollah, qui reste indéfectible, commente une source proche du Hezbollah.
Du côté du palais présidentiel, on cherche à rejeter la responsabilité de cet ultime échec dans le camp du Premier ministre désigné. « Que va faire le Premier ministre désigné maintenant ? Quels sont ses choix ? Éterniser l’expédition des affaires courantes ? Nous scrutons la Constitution et le président se fera l’écho de l’intérêt de la nation », a déclaré une source autorisée à Baabda. Avec Saad Hariri et Nabih Berry d’un côté, Michel Aoun et Hassan Nasrallah de l’autre, un nouveau bras de fer est engagé dont la seule issue certaine est que la population va être la première à en payer le prix.
commentaires (21)
Il est bien corsé le narguilé. Un jour prophète, un jour poète, et bientôt on va tirer l'alarme sonn(è)tte. Pour rester calme et zen, du thé vert le matin, alors que l’écossais … De soliloque en soliloque, tu abuses de l’accueil sur la plateforme des ""commentaires"" où l’on préfère dire : cause toujours, ça m’intéresse. Quelle triste fin de parcours.
L'ARCHIPEL LIBANAIS
23 h 44, le 23 mars 2021