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Culture - Entretien croisé

« J’ai voulu amener Adonis sur mon territoire, celui de l’art contemporain »

Dans le cadre du Printemps des poètes, une vidéo montrant Adonis lire ses poèmes, réalisée par sa fille Ninar Esber, sera diffusée le 21 mars, de 0h à minuit, sur le site adonis-mounchidan.com. À l’occasion de cette parole partagée, les deux artistes, père et fille, se répondent avec passion, ferveur et humour.

« J’ai voulu amener Adonis sur mon territoire, celui de l’art contemporain »

« Lire la poésie est une œuvre et pas simplement un plaisir. » Photo d’Adonis par Bahget Iskandar. Photo de Ninar Esber, DR

Dans votre parcours artistique, pouvez-vous choisir deux éléments qui vous semblent déterminants ?

Ninar Esber : Ce qui me vient à l’esprit en premier, c’est une installation vidéo que j’ai réalisée sur douze écrans dans laquelle je mets en scène plusieurs performances filmées en plans. Il s’agit d’une série de mouvements présentés en même temps ; c’est pour moi le début d’un travail au long cours sur la simultanéité. Cette vidéo s’appelle Algorithmes (2003).

D’autre part, dans les années 2000, j’ai présenté une série de performances où je me mettais en hauteur, inspirée par le personnage de Siméon le Stylite. C’est au Caire que j’ai proposé Sur les toits de Kom Ghrab, qui s’inscrivait dans une exposition collective. Sur le toit d’un vieil immeuble, en pleine nuit, avec la lumière braquée sur moi, j’ai chanté la chanson de Marilyn Monroe I Wanna Be Loved By You que j’ai traduite en arabe. C’était en 2008, avant le printemps arabe, et le symbole féminin était très fort. Je portais une robe rouge et interprétais une chanson mythique a cappella, avec les haut-parleurs des muezzins. J’incarnais une sorte de pouvoir féminin en puissance, et c’était une main tendue vers cette ville qui est, comme beaucoup de cités arabes, assez réactionnaire et misogyne, où les femmes peinent à s’émanciper. J’ai eu une grande émotion à m’adresser à cette ville extraordinaire en chantant dans la nuit.

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Adonis : Je peux citer deux éléments auxquels je suis très sensible. Tout d’abord, l’identité qui pour moi n’est pas un héritage, mais une création perpétuelle. Elle doit être perçue comme une ouverture vers l’infini : l’homme la crée en façonnant son œuvre.

Un autre sujet me tient à cœur, c’est celui d’une évolution de nos sociétés arabes. La plupart des gens sont focalisés sur un changement au niveau du pouvoir, mais pour moi, ça ne signifie rien. Il faut changer les structures mêmes de la société, changer la culture, l’art, les rapports entre les hommes, et bâtir une société laïque et ouverte, fondée sur la pluralité et non sur l’unicité. Je parle des sociétés arabes, mais certains éléments des sociétés européennes ressemblent beaucoup aux nôtres.

Dans quelle perspective a été réalisée la vidéo que vous présentez dans le cadre du Printemps des poètes le 21 mars ?

Adonis : Ce projet est le prolongement de l’écriture, car il est lié à la voix du poète, et je crois que la voix joue un rôle essentiel dans la conception de la poésie arabe. Lire la poésie, et même l’écouter, c’est une œuvre, ce n’est pas simplement un amusement ou un plaisir. Je souhaite que tous ceux qui écoutent cette vidéo gardent bien cette approche en tête.

L’idée de Ninar, qui a conçu ce projet, est extrêmement signifiante, et j’espère qu’il y en aura de nouveaux sur des poètes libanais, arabes et autres.

Ninar : Cette vidéo a été tournée en 2010, et c’est avant tout un hommage à la langue arabe. Dans les pays où cette langue est peu connue, elle est souvent associée aux cris et aux manifestations des fanatiques islamistes. À l’époque où des vidéos et des discours circulaient pour exprimer les revendications des terroristes, on les entendait aux informations, et j’étais très heurtée par cette crispation absolue qui ne faisait entendre l’arabe qu’à travers des personnages odieux. Je voulais faire entendre une autre voix. C’était aussi une façon de poursuivre un travail que j’ai fait avec Adonis dans un livre qui est sorti au Seuil en 2006, Conversation avec Adonis, mon père, où je lui posais des questions. Dans cet entretien, j’étais sur son terrain, celui du livre et de la langue. Cette fois, je l’ai amené sur mon territoire, celui de l’art contemporain, et je lui ai demandé de venir en studio, à Beyrouth, avec une équipe très réduite, et nous avons filmé sa poésie. Je lui ai laissé la liberté de choisir ses textes et l’ordre de leur interprétation. Pendant quelques mois, nous y avons consacré plusieurs heures. En tout, j’ai filmé une cinquantaine d’heures que j’ai ensuite réduites. Le montage s’est étalé sur plusieurs années, avant d’obtenir un objet définitif. Le 21 mars, nous présentons 24 heures de ce travail pour la Journée mondiale de la poésie. Cette vidéo a déjà été présentée au Maroc, en Belgique, à la villa Empain et à la Mosaic Rooms de Londres.

Selon vous, quelle est la portée de la création artistique dans le contexte mondial de pandémie ?

Adonis : De mon point de vue, on a toujours été confinés dans les pays arabes d’une manière ou d’une autre. Si on n’a pas le droit d’exprimer librement ce que l’on pense, on est confiné. Dans ces sociétés, nous n’avons pas le droit de dire un mot concernant ceux qui nous gouvernent : c’est presque le confinement absolu. Donc, le confinement pour le Covid-19 est une simple variation pour nous !

Pour mémoire

Adonis : Ma préférence, dans le monde arabe, c’est Beyrouth, projet ouvert à l’infini...

Ninar : Je pars du principe que, malheureusement, ce n’est pas l’art qui va sauver le monde, mais les lois et les décisions politiques. L’art peut déjà sauver la vie de l’artiste, et lui rendre la vie plus agréable et plus intéressante. La création artistique lui permet de communiquer avec la vie et avec les autres, mais elle ne changera pas le statut des femmes dans le monde arabe par exemple. En revanche, l’art peut attirer le regard et proposer de petits moments de plaisir, de désir, de bonheur, d’émotion que l’on peut partager avec les autres comme de petites lucioles dans la nuit.

Comment s’articule la notion de transmission dans votre travail artistique ? La dimension provocatrice fait-elle partie de cet héritage ?

Ninar : Même s’il est impossible de me comparer à mon père, comme lui, je dis toujours ce que je pense. Mais ce n’est pas pour provoquer, c’est juste pour m’exprimer, ce qui n’est pas toujours facile pour une femme qui vient du monde arabe. Cette transparence de l’expression m’a parfois causé du tort parce que ce n’est pas forcément ce qu’on aurait attendu de ma part. Adonis ne m’a pas vraiment transmis cet aspect, mais le fait de vivre avec quelqu’un comme lui, qui maîtrise parfaitement l’arabe, m’a donné cet amour profond de cette langue.

Il m’a surtout appris que l’essentiel est de travailler et encore travailler, sinon on n’existe pas. Les amis, l’argent ou même les enfants ne sont pas ce qui définit ce que l’on est, et à la fin de notre vie, face à la mort, ce qui compte, c’est de voir ce qu’on a pu réaliser. Adonis est un monstre de travail, et c’est une grande leçon pour moi.

J’ai commencé par faire de la performance, de la vidéo, puis de la photo et du dessin. Actuellement, je prépare deux ouvrages qui vont paraître en 2022 : un recueil de poèmes en français, aux éditions Canoë, et l’ouvrage Femmes dans l’histoire, en langue arabe, en collaboration avec Khalida Saïd, qui sera édité aux éditions Dar as-Saqi de Beyrouth. J’ai besoin d’expérimenter sans cesse de nouveaux langages, et mon désir de vie est intense. J’ai quitté Beyrouth en 1986 à cause de la guerre, j’avais 15 ans, et j’ai mis des années à surmonter le choc de la perte de mes amis, de mon quartier, de mon environnement.

Adonis : En fait, on n’est pas vraiment père et filles. Mes deux filles et moi sommes amis. C’est l’amitié qui nous gouverne : et l’ami est un autre qui est toi-même, et c’est ce qui anime notre travail.

La transmission dépend des autres, de ceux qui la reçoivent. Comme dans mes poèmes, je n’ai pas de message, je présente un lieu de rencontre, et j’espère que les autres y auront accès. Le poème n’est pas une religion, les poèmes ne sont pas des injonctions, mais ils sont un espace où le lecteur devient un autre créateur.

Et puis, je ne suis pas provocateur !

Je n’ai pas l’intention de l’être, je dis juste ce que je pense et ce que je crois.

Quelle vision avez-vous de vos travaux respectifs ?

Adonis : J’aime beaucoup ce que fait Ninar, mais on peut toujours critiquer, même Dieu ! Sur le plan de la technique, je n’en suis pas capable, mais dans son œuvre en général, c’est comme pour tout le reste, rien n’est parfait. Et une œuvre d’art est toujours à recréer, elle n’est jamais totalement terminée.

Si je devais associer mes filles à des textes, je choisirais mon œuvre dans sa totalité. Me concernant, je choisirais à l’instant le recueil Singuliers qui a été traduit en français par Jacques Berque ; il me paraît proche de tout ce que j’aime. Je citerais également le poème Commencement de la parole dans mon livre Correspondances.

Ninar : Je n’ai pas tout lu ! Je sais qu’il manie la langue d’une manière remarquable et qu’il se renouvelle sans cesse. Le premier recueil que j’ai lu de lui, c’est Tombeau pour New York qu’il a écrit en 1971, l’année de ma naissance : ce fut un choc, et j’ai adoré. J’avais une vingtaine d’années, je l’ai lu en français puis en arabe. J’apprécie beaucoup le travail au cours duquel il a regroupé les textes de plusieurs poètes arabes à travers l’histoire. J’aime bien ses premiers poèmes, ils sont assez courts et accessibles, comme Haza houwa ismi (Ceci est mon nom). D’autres titres me viennent à l’esprit, comme Nouh el-jadid (Le Nouveau Noé), Qassidat al-waqt (Le poème du temps) ou encore Commencement de la parole. Adonis y évoque le moment où il se retourne sur son passé et où il doit rendre des comptes à l’enfant qu’il était.

Ce que je voulais avant tout, c’était le père ; la figure publique, elle est pour les autres. Je veux garder le père pour moi, et c’est pourquoi je ne me suis pas trop aventurée dans son œuvre.

Dans votre parcours artistique, pouvez-vous choisir deux éléments qui vous semblent déterminants ?
Ninar Esber : Ce qui me vient à l’esprit en premier, c’est une installation vidéo que j’ai réalisée sur douze écrans dans laquelle je mets en scène plusieurs performances filmées en plans. Il s’agit d’une série de mouvements présentés en même temps ; c’est pour moi...

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