Rechercher
Rechercher

Moyen-Orient - Dix ans de conflit/Entretien

« À chaque fois que les Russes font pression sur lui, Assad appelle les Iraniens à l’aide »

Le journaliste et écrivain Sam Dagher décrypte pour « L’Orient-Le Jour » la stratégie de survie du régime syrien depuis le début de la guerre.

« À chaque fois que les Russes font pression sur lui, Assad appelle les Iraniens à l’aide »

Le président syrien Bachar el-Assad et son homologue russe Vladimir Poutine allumant des cierges à la cathédrale mariamite de Damas, le 7 janvier 2020. Alexey Druzhinin/AFP/Sputnik

Il a été l’un des rares journalistes occidentaux à avoir couvert les premières années de la guerre syrienne de l’intérieur. Ses reportages lui ont valu d’être emprisonné par des miliciens proches du régime qui l’a menacé à plusieurs reprises avant de lui interdire l’accès au territoire syrien en 2014. Journaliste et auteur libano-américain, Sam Dagher travaille au Moyen-Orient depuis plus de 16 ans, notamment pour le Wall Street Journal, le New York Times, le Christian Science Monitor et l’AFP. Il a publié en 2019 un livre remarqué sur le conflit syrien intitulé Assad, ou on brûle le pays : comment la soif de pouvoir d’une famille a détruit la Syrie (Assad, or We Burn the Country : How One Family’s Lust for Power Destroyed Syria). À l’occasion des dix ans de la révolution syrienne, il décrypte pour L’Orient-Le Jour la stratégie de survie du régime de Bachar el-Assad depuis le début de la guerre.

Dans quelles conditions avez-vous couvert les premières années du conflit syrien ?

J’ai passé presque deux ans en Syrie. À cette époque, je pouvais y aller avec mon passeport libanais. Sur place, j’avais rencontré le responsable du haut conseil de l’information, un organisme fraîchement créé par le régime syrien pour montrer son ouverture concernant la liberté de la presse. Mais c’était juste une façade, alors que le vrai pouvoir restait aux mains du ministère de l’Information, un vrai outil de propagande, et du service de renseignements. Grace à cette personne, relativement ouverte, j’ai pu obtenir mon accréditation. Mais ce responsable a vite été démis de ses fonctions alors que la contestation gagnait du terrain. J’ai quand même pris la décision de m’établir à Damas où je suis resté d’octobre 2012 à août 2014. Ce n’était pas facile du tout. J’étais toujours sous surveillance. C’était problématique parce que j’essayais souvent de contacter des opposants, et cela les mettait en danger. J’ai vécu comme vivaient les Syriens, dans une peur constante. Il fallait parler à voix basse, vérifier tout le temps si je n’étais pas suivi, si on m’observe de loin. Dans ces conditions, on devient complètement paranoïaque.

Vous était-il possible de vous déplacer ?

En 2013, j’ai été emprisonné à Homs par des miliciens proches du régime après avoir visité des régions alaouites où les gens m’ont raconté combien ils étaient harcelés et contrariés par les chabbiha. Alors que j’avais toutes les autorisations nécessaires, j’ai été accusé d’être un espion et j’ai cru que ma fin était arrivée. Je n’ai pas été maltraité, mais j’entendais de ma cellule les cris d’autres détenus torturés. C’était horrible. Je me sens chanceux d’avoir finalement été libéré rapidement. Mais par la suite, j’ai été régulièrement menacé quand j’écrivais sur des sujets qui ne plaisaient pas au régime, notamment sur sa politique de blocus contre les régions rebelles, comme Homs, Yarmouk et autres. En 2014, j’ai pris un vol intérieur Damas-Alep. À mon arrivée à l’aéroport d’Alep, j’ai été surpris par la présence des Iraniens et du Hezbollah qui dirigeaient l’endroit. C’était fascinant. Une fois, je suis venu au Liban pour le week-end, et en revenant, les autorités ne m’ont plus laissé entrer en Syrie.

Comment le régime syrien a-t-il répondu aux premières vagues du soulèvement ?

La réponse de Bachar el-Assad au soulèvement populaire vient directement du manuel de répression de son père, Hafez. Dans les années 1977-1978, il y a eu des mouvements de contestation en raison de la situation économique. C’était principalement des étudiants, des universitaires, des syndicalistes, des membres du Parti communiste, et il y avait une partie minime d’islamistes. Hafez el-Assad avait fait ce que fait son fils aujourd’hui : accuser tous ses opposants de terrorisme et de traîtrise. Les massacres de Hama dans les années 1980 suivaient la même logique. Il y a avait à peine 300 membres des Frères musulmans, mais il a préféré raser toute une région avec des dizaines de milliers de morts pour en faire un exemple pour tous les Syriens. Et il a réussi à installer la terreur durant des décennies.

Lire aussi

Syrie : voyage au bout de la déshumanisation


Certains Syriens prorégime accusent toutefois Bachar el-Assad d’avoir été trop laxiste face aux manifestants comparé à son père…

J’ai beaucoup entendu ces affirmations quand j’étais en Syrie. Mais il faut dire que les époques sont différentes, surtout avec internet, et les pressions internationales et arabes. Selon moi, Bachar el-Assad est convaincu que ce qui lui arrive est le résultat d’une vengeance de ceux que son père avait matés durant sa présidence, à savoir les islamistes et les Frères musulmans, et que cette fois, ses adversaires sont soutenus par l’Occident qui veut en finir avec l’axe de la résistance (Iran-Syrie-Hezbollah) face à Israël. Toutefois, à la différence de son père, il y a eu des divergences au sein du régime et au sein de la famille au début de la contestation. Le président, son frère Maher et son cousin Hafez Makhlouf étaient en faveur de la méthode forte. Ils voulaient mater les manifestants pour leur faire peur. Face à eux, il y avait Assef Chaoukat, Moustafa et son fils Manaf Tlass qui voyaient Assad chaque semaine, l’ancien ministre Farouk el-Chareh et le ministre de l’Intérieur de l’époque Ali Habib qui étaient favorables au dialogue et aux réformes. Sur le plan extérieur, plusieurs pays comme la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite s’étaient aussi impliqués, faisant pression sur le président syrien. Ces pays investissaient en Syrie durant les années qui ont précédé la guerre et il était obligé de les écouter. Il a dû jouer à l’équilibriste pour gagner du temps, mais a finalement choisi le conflit et la guerre civile totale.

Qu’en est-il de sa rhétorique qui a eu un certain succès tant en Syrie qu’au Liban et en Occident ?

Bachar el-Assad a très bien organisé sa propagande, surtout avec ses alliés chrétiens en Syrie. L’Église syrienne fait partie intégrante de cette campagne en direction des Occidentaux. Je me rappelle une fois, en 2014, avoir rencontré à bord d’un vol Beyrouth-Rome le patriarche d’Antioche des syriaques-catholiques, Ignace Youssef III Younan, qui m’a expliqué qu’il avait une audience avec le pape François pour lui expliquer que la révolution est un complot et que seul Bachar el-Assad, le président légitime du pays, pouvait défendre les chrétiens en Syrie. Il parlait comme n’importe quel porte-parole du régime syrien. Le président syrien a également été soutenu au Liban par des partisans du Parti syrien national-social (PSNS) et du Courant patriotique libre (deux partis dont les partisans sont à majorité chrétienne, NDLR) qui avaient des contacts au sein de la classe politique européenne. Il y avait aussi une certaine femme d’affaires chrétienne proche de Bachar el-Assad qui s’appelle Hala Chaoui et son fils Georges Chaoui qui a été frappé par les sanctions occidentales. Hala Chaoui avait rencontré des parlementaires français et leur avait affirmé que la Syrie menait le même combat que la France contre les terroristes. Elle leur disait que si le régime ne gagnait pas, ceux qu’elle qualifiait de monstres viendraient en France.

Comment expliquez-vous que le régime soit passé, au moins au niveau de la façade, d’un parangon de l’arabité à un obligé de l’Iran, bête noire des pays du Golfe ?

La relation stratégique entre la Syrie et l’Iran a été construite par Hafez el-Assad. Issu de la communauté alaouite, minoritaire en Syrie, il avait joué depuis cette époque sur l’alliance des minorités, alors que Téhéran se considère comme le soutien des chiites minoritaires dans le monde arabe. Le père était toutefois plus subtil que le fils et plus nuancé, comme quand il a participé à la coalition internationale contre l’Irak, après l’invasion du Koweït. Dans tous les cas, le régime est pragmatique par excellence. Il a un seul objectif : rester au pouvoir. Tout le reste n’est que propagande et slogans vides de sens. Dès son accession au pouvoir, Bachar el-Assad a voulu imiter son père en s’alliant, d’une part, avec l’Iran et le Hezbollah, et, d’autre part, avec l’Arabie saoudite qui espérait l’avoir sous son aile en le soutenant financièrement.

Lire aussi

Après une décennie de guerre, point d'avenir pour les enfants


Le régime syrien semble jouer de la même façon sur les intérêts contradictoires de ses alliés russe et iranien…

Il utilise en effet les mêmes stratagèmes. On le voit dans le contexte du processus politique (réformes et changement de Constitution) sous l’égide de l’ONU. À chaque fois que les Russes font pression sur lui pour qu’il fasse des concessions, Assad appelle les Iraniens à l’aide. Quand ces derniers deviennent trop intrusifs, surtout quand ils attaquent Israël à partir du territoire syrien, il se tourne vers Moscou. En fin de compte, tout ce qui compte pour lui, c’est de rester au pouvoir, alors que le pays est complètement détruit, la moitié de la population est déplacée et qu’il y a un demi-million de morts. Sa politique consiste à gagner du temps en multipliant les réunions inutiles. Le régime a adopté cette stratégie surtout avec les Nations unies, concernant l’aide humanitaire, le désarmement chimique, les négociations politiques. Et malheureusement, l’ONU est tombée dans ce piège.

Dix ans plus tard, le régime syrien a-t-il su tirer son épingle du jeu ?

Aujourd’hui, la stratégie de Bachar el-Assad repose sur les services de renseignements pour terroriser la population, et sur le fait d’avoir sa communauté soudée autour de lui et de sa famille. On a vu récemment qu’il avait réussi à étouffer l’affaire Rami Makhlouf. Cousin du président syrien, ce dernier est en brouille avec le régime de Damas depuis 2019, notamment sur fond d’accusations d’évasion fiscale qu’il dément vigoureusement. Sur le terrain, le prix de sa survie a été la destruction de la Syrie. Cette survie est toutefois conditionnée au soutien des Russes et des Iraniens. Sans eux, il s’écroulera.Mais le danger est toujours là : ce peuple qui a goûté à la liberté, et surtout les jeunes, ne voudra pas revenir en arrière. Surtout ces millions de Syriens qui sont hors du pays et qui ont vécu une autre expérience que la dictature. Sur ce point, la révolution n’a pas échoué. Au contraire, elle a réussi à libérer d’abord les Syriens de leur prison intérieure, de leur peur. Ce changement, à mon avis, est irréversible. Autre menace importante pour le régime : les enquêtes et les procès qui ont lieu en Europe, comme en Allemagne ou en France. Le temps de l’impunité du régime est terminé. C’est un processus qui risque de prendre du temps, mais l’important est qu’il a été déclenché.

Pour terminer, comment qualifiez-vous votre expérience en Syrie ?

Ce qui s’est passé avec moi est vraiment minime par rapport à ce qui se passe avec les Syriens sous le régime Assad. Je me considère comme chanceux. Mais quand je suis retourné au Liban entre 2014 et 2016, j’avais de graves troubles de stress post-traumatique. J’ai dû suivre une thérapie. C’est la première fois que j’en parle. J’ai même démissionné de mon boulot au Wall Street Journal en 2016. Et j’ai commencé à écrire mon livre. Ce fut une thérapie pour moi, une forme d’exutoire pour mes pensées et mes sentiments. Toutefois, j’ai dû souffrir énormément à chaque fois que je présentais mon livre. Se souvenir de tous ces moments douloureux était tout aussi déplaisant.

Il a été l’un des rares journalistes occidentaux à avoir couvert les premières années de la guerre syrienne de l’intérieur. Ses reportages lui ont valu d’être emprisonné par des miliciens proches du régime qui l’a menacé à plusieurs reprises avant de lui interdire l’accès au territoire syrien en 2014. Journaliste et auteur libano-américain, Sam Dagher travaille au...

commentaires (2)

Fassid :)

Jack Gardner

17 h 06, le 11 mars 2021

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • Fassid :)

    Jack Gardner

    17 h 06, le 11 mars 2021

  • Son père avant lui a joué le même jeu, mais à l’époque son cœur balançait entre les russes et les américains. Rien de nouveau sous le soleil à part que Poutine n’est pas du genre à se faire balader et attend son heure pour faire comprendre qui est le chef. Le boucher a des soucis à se faire, on ne peut pas avoir le beurre, l’argent du beurre et la crémière il le comprendra à ses dépens.

    Sissi zayyat

    12 h 43, le 11 mars 2021

Retour en haut