La livre libanaise a enregistré ces derniers jours une forte chute face au dollar américain sur le marché noir, poussant la population à descendre dans les rues pour manifester. La rapidité de la dévaluation de la livre depuis fin 2019 pousse cependant à s’interroger tant sur les conditions dans lesquelles elle se produit que sur ses conséquences.

L’existence d’un «marché noir» correspond au fait qu’il y ait des cotations multiples.
L’existence d’un «marché noir» correspond au fait qu’il y ait des cotations multiples. Marc Fayad

Lors de la forte dévaluation de 1983 à 1992, il n’existait pas de «marché noir» au Liban, mais un marché «libre» de devises sur lequel la parité quotidienne dollar/LL était arrêtée par la Banque du Liban (BDL) en fin de journée, à l’issue des fluctuations quotidiennes. L’existence d’un «marché noir» correspond donc au fait qu’il y ait aujourd’hui des cotations multiples, avec une parité officielle à 1500 livres le dollar ainsi que plusieurs autres parités sans compter celle du marché noir.

De fait, l’on ne peut que constater, d’emblée, l’opacité de ce marché. Dans le principe, un marché transparent, selon les conditions de la concurrence pure et parfaite, obéit à plusieurs conditions, notamment la présence d’un grand nombre d’intervenants, dans ce cas-ci de vendeurs ; l’accès des acheteurs et vendeurs à toute l’information nécessaire pour se former une opinion ; et la possibilité d’entrer et de sortir du marché à volonté.

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Or le «marché noir» du dollar au Liban n’obéit pas à ces conditions : d’une part, le dollar «frais» est fourni par un nombre limité d’intervenants, dont la source essentielle se trouve soit à la BDL (qui puiserait pour cela dans ses réserves, elles-mêmes limitées, de manière parcimonieuse), soit auprès d’un certain nombre de changeurs dont les sources réelles en cash demeurent, elles, souvent inconnues du grand public, voire parfois inavouables.

Le nombre de compagnies de change proposant des dollars est en outre relativement limité, si l’on tient compte du fait que ces compagnies sont classées selon leur capital, lequel conditionne souvent l’accès de ces compagnies aux devises (les plus petits se fournissant à leur tour auprès des plus grands).

Un marché opaque

En outre, l’accès du grand public à l’information est très opaque, personne ne sachant réellement comment les échanges se font, les acteurs se référant la plupart du temps à des sites web de cotation dont les algorithmes sont inconnus, et qui sont souvent accusés d’opérer dans l’illégalité voire de l’extérieur du pays (les autorités affirmant avoir tenté «souvent» de bloquer l’accès à ces sites, sans apparemment y parvenir). Ce qui signifie que les parités annoncées et leurs fluctuations brutales pourraient, elles, ne pas nécessairement refléter la réalité.

 

Les parités annoncées et leurs fluctuations brutales pourraient ne pas nécessairement refléter la réalité


Cela d’autant que le circuit de compensation entre les dollars achetés et vendus quotidiennement est lui-même loin d’être clair : alors que ce circuit est régi sur un marché professionnel par une chambre de «clearing», qui effectue les transactions et fait correspondre les achats et les ventes selon un timing donné, en toute transparence, de manière à ce que tous aient accès en même temps à la même information, le circuit au Liban est plus qu’opaque, ce qui produit des disparités importantes d’un agent de change à l’autre et d’une région à l’autre. Les dollars qui entrent au Liban (notamment via les envois de fonds de la diaspora) sont ainsi recyclés de manière totalement hétérogène et selon des conditions inégales.

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Un autre problème réside dans le manque de confiance général dans la livre. L’offre sans cesse croissante de livres libanaises, imprimées avec surabondance par la BDL, et dont le volume a été multiplié par près de six depuis fin 2019, renforce en effet la chute constante de la monnaie nationale, dans un contexte de raréfaction du dollar. Il en résulte un réflexe de thésaurisation, qui pousse les intervenants à stocker par-devers eux des dollars en billets par précaution, alimentant une demande excessive et permanente de dollars qui ne fait qu’accélérer la chute de la livre.

C’est donc un mécanisme autoalimenté, dont les bases sont aussi psychologiques que réelles, et qui se poursuit d’autant plus que rien ne vient l’arrêter : même si le pays enregistrait une balance courante positive (ce qui n’est pas le cas), l’effondrement de la confiance, provoquant une fuite de la livre vers le dollar accompagnée d’une sortie des dollars du «système» financier (stockés notamment chez les particuliers), provoquerait la chute continue de la monnaie nationale. La balance des capitaux, fortement négative, viendrait donc fortement affecter la balance courante, alors qu’avant 2019 c’était l’inverse, puisque les entrées de capitaux venaient combler le déficit commercial, du fait du sentiment de confiance entretenu alors par la BDL et les banques.

Un climat de panique

Le Liban est donc au creux de la crise, et, dans ce climat de panique, rien ne semble a priori pouvoir empêcher la chute continue de la monnaie nationale. Mais à qui tout cela profite-t-il ?

Le Liban est, dans l’absolu, loin d’être sans ressources. Il dispose en effet de 17 milliards de dollars de réserves à la BDL, ainsi que d’environ 16 milliards de dollars de réserves d’or. De leur côté, les privatisations pourraient rapporter entre 5 et 13 milliards de dollars selon une étude récente, auxquels s’ajouteraient éventuellement des aides des pays du Golfe et les sommes thésaurisées par des particuliers qui seraient remises dans le système financier en cas de retour de la confiance. L’on obtiendrait ainsi près de 40 milliards de dollars – voire plus dans certains scénarios – qui seraient mobilisables en «cash» dans un délai donné.

En face, il y a un peu plus de 110 milliards de dépôts bancaires en dollars ainsi que 40.000 milliards de livres ; ces dépôts reflétant, eux, pour contrepartie, l’essentiel de la dette publique en livres et en dollars (les banques ayant placé l’essentiel de leurs avoirs auprès de l’État ou de la BDL). La solution de la crise bancaire, via un «haircut» partiel et un rééchelonnement des dépôts, serait donc envisageable, la présence de ces 40 milliards de dollars en «cash» donnant la crédibilité nécessaire, à condition d’obtenir le soutien de la communauté internationale. Cette solution permettant, à son tour, de recréer la confiance dans le système financier libanais, indispensable pour enrayer la fuite continuelle vers le dollar «cash» et la chute de la livre. Qu’est-ce qui bloque donc ce processus ?

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Il y a d’une part la fuite en avant des autorités libanaises, assaillies dès fin 2019 par de nombreux grands déposants (souvent proches de leaders politiques) qui refusaient la perspective que l’on touche à leurs dépôts, qui a mené les responsables à tenter de repousser le problème à une date future, le temps notamment que ces grands déposants commencent à accepter l’idée qu’une restructuration des dépôts – miroir de celle de la dette publique – soit devenue inévitable.

Un mécanisme psychologique de la crise

Le temps écoulé depuis 2019 a donc servi à convaincre petit à petit les déposants de l’inéluctabilité d’une telle restructuration, tout en permettant de «liquider» entretemps une partie des dépôts. Un élément essentiel réside en effet dans le mécanisme psychologique de la crise, amenant les déposants à accepter leurs pertes. Si une partie des déposants se sont ainsi rués sur les biens fonciers et immobiliers, transformant leurs dépôts en placements supposés «sûrs» (bien que l’évolution des prix immobiliers soit elle-même liée à la crise), d’autres se sont finalement résolus à convertir leurs dépôts en cash, acceptant pour cela une décote effective de plus en plus importante, et dont le calcul est lui-même relativement arbitraire.

Si l’on se rend en effet chez un changeur avec un chèque d’un dollar, ce dernier pourrait, lui, se rendre auprès d’un «fournisseur» de livres libanaises (un autre changeur, voire son banquier….et au stade ultime la BDL), qui lui donnerait environ 2800 livres pour chaque dollar «bancaire» (la moyenne approximative entre les 3900 livres par dollar que pourrait obtenir un particulier en retirant ses dépôts en dollars de la banque, mais avec des plafonds de retrait drastiques ; et celle de 1500 livres par dollar qu’il pourrait obtenir, avec des limites de retrait a priori plus flexibles, mais une perte beaucoup plus forte). Avec ces 2800 livres, le changeur se rendrait donc sur le «marché noir», où le ratio entre ces 2800 livres et le taux du marché noir, aujourd’hui au-delà de 10.000 livres, donnerait entre 27% et 28% : c’est la décote appliquée aujourd’hui entre le dollar par chèque et le dollar « cash ».

27%
C'est la décote appliquée entre le dollar par chèque et le dollar «cash».


Tout cela dans une opacité extrême, au point de se demander dans quelle mesure les autorités libanaises laissent faire volontairement, afin de «liquider» autant que possible les dépôts bancaires : les dépôts en dollars sont ainsi passés de 125 milliards fin 2018 à environ 110 milliards aujourd’hui (malgré des conversions massives entretemps des dépôts en livres vers les dépôts en dollars), alors que la valeur des dépôts en livres, estimée au marché noir, s’est effondrée et ne dépasse pas 4 milliards en équivalent dollars (contre près de 55 milliards auparavant).

Si de nombreux déposants détenant des sommes importantes (plus de 50% des dépôts totaux correspondent à des dépôts de plus d’un million de dollars) continuent de refuser de les liquider, l’ampleur de la décote actuelle entre chèque et cash, et la nécessité d’effectuer enfin la réforme bancaire – exigée par la communauté internationale à côté d’une série de réformes –, pourrait, tôt ou tard, les convaincre de mettre de l’eau dans leur vin.


* Fouad Khoury Hélou est économiste, auteur de «Mondialisation : la mort d’une utopie», paru en 2017 aux éditions Calmann-Lévy.