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Nos Lecteurs ont la Parole

Les derniers jours de la vie d’une dinde

Vous avez peut-être entendu parler de la fable de la dinde, inventée par Bertrand Russel puis reprise par Nassim Taleb pour démontrer sa théorie sur l’incertitude. Cette dinde est nourrie une trentaine d’années durant par un fermier. Au fil des ans, la probabilité qu’évaluait la dinde de poursuivre tranquillement son existence augmentait jour après jour, au point de devenir une quasi-certitude et qu’elle finit par attendre chaque fin du mois pour recevoir sa nourriture du fermier sous forme d’intérêts ou de rentes mensuelles. Avec le temps, la dinde est de plus en plus convaincue que le fermier va la nourrir et la protéger éternellement. Cela lui permet de vivre bien au-dessus des moyens que lui offre une vie de dinde. Elle voue au fermier une docilité et une adoration sans limites. Or un matin d’octobre 2019, au lieu de la nourrir, le fermier la conduisit à l’abattoir pour la tuer afin de servir de plat principal pour les fêtes. Pendant des dizaines d’années, il l’a traitée avec une douceur qui lui paraît aujourd’hui (avec le recul) horrible. Et du jour au lendemain, il la traite avec une méchanceté et une indifférence si naturelles. Dans son esprit dérangé de fermier devenu boucher, elle prend conscience qu’elle n’est rien du tout. Ce qui m’intéresse dans cette fable ce sont les derniers moments de la vie d’une dinde. J’essaie d’imaginer à quoi elle pense pendant son voyage de l’élevage vers l’abattoir, là où l’incertitude du prévisible cède la place à la certitude du pire. Elle doit sûrement s’en vouloir d’avoir cru dans le fermier, d’avoir été si naïve, mais lui en veut-elle vraiment? Pas nécessairement, la docilité est une seconde nature dont il est très difficile de s’en défaire. A-t-elle des regrets ? Bien sûr. Une dinde a toujours des regrets quand elle devient, par sa propre inertie, le dindon d’une farce mortelle. Exprime-t-elle de la colère ? Oui. Une colère contre elle-même, contre les autres dindes, celles des autres communautés de dindes, contre les fermiers des autres fermes, une colère désordonnée, rendue encore plus confuse par l’imminence de sa propre mort. La mort est une délivrance, se dit-elle, mais cela doit être atroce pour ceux qui vont me survivre. Y a t-il un espoir ? L’espoir pour elle, c’est d’être toujours en vie, et chaque jour qui se lève est l’espoir d’un miracle qui se répète. Le pire n’est jamais certain. Elle rêve de pouvoir s’évader, elle rêve d’une porte ouverte. Mais un autre scénario est toujours possible. Elle a une pensée pour les autres dindes, ces dindes divisées mais toutes condamnées comme elle avec sursis indéfinis. Même quand le malheur les unit, elles parviennent à traîner leurs ego et leurs préjugés jusqu’aux portes de l’abattoir. L’inconscience, c’est leur façon de se protéger, pense-t-elle. La question existentielle, se dit-elle, avant que sa vie ne bascule dans le néant, est de savoir si les dindes parviendront un jour à se débarrasser des fermiers avant que ceux-ci ne se débarrassent d’elles.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Vous avez peut-être entendu parler de la fable de la dinde, inventée par Bertrand Russel puis reprise par Nassim Taleb pour démontrer sa théorie sur l’incertitude. Cette dinde est nourrie une trentaine d’années durant par un fermier. Au fil des ans, la probabilité qu’évaluait la dinde de poursuivre tranquillement son existence augmentait jour après jour, au point de devenir une...

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