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Monde - Reportage

« Pourquoi le monde a-t-il oublié Raqqa ? »

Plus de trois ans après la reprise de la ville des mains de l’État islamique, la « perle de l’Euphrate » donne le sentiment d’être encore entre la vie et la mort.

« Pourquoi le monde a-t-il oublié Raqqa ? »

Un enfant au milieu de la désolation. Photo Céline Martelet

Chaque jour, juste avant la tombée de la nuit, l’arrière-salle aux murs ocres du café al-Noufara s’anime. Ici, la musique n’est jamais coupée. Des airs orientaux bercent les conversations des clients, noyés dans un nuage de fumée de cigarettes et de narguilé. Sur des étagères, au milieu de la poussière, il reste quelques livres. Des poèmes, des récits de voyages. La scène se passe à quelques mètres de la place Naïm, où l’État islamique (EI) a exécuté des dizaines de civils d’une balle dans la tête ou en leur tranchant la gorge. Dans ce café, se retrouvent les jeunes activistes de Raqqa. Comme un pied-de-nez à ceux qui ont broyé leur vie pendant quatre longues années. Azat Almouh n’a pas quitté sa ville quand l’EI est arrivé. « Je ne peux pas rester loin d’elle trop longtemps », répète ce jeune père de famille de 29 ans. Il a vécu la peur au ventre face à ces jihadistes venus d’Irak, de Tunisie, de Tchétchénie ou encore de France. Interdiction de fumer, d’avoir un téléphone portable, longueur de la barbe contrôlée. Assis avec ses amis au café, une cigarette à la main, il raconte : « Je fumais en cachette dans la salle de bains parce que c’était le seul endroit où la fenêtre ne donnait pas directement sur la rue. Après je me lavais les dents et aspergeait ma barbe et mes cheveux de parfum. » Le jeune Raqqaoui a fui seulement lorsque la coalition internationale a intensifié ses frappes aériennes mi-2017. « Ce n’était plus supportable! », confie-t-il en réajustant sa casquette noire.

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Aujourd’hui, il se bat pour reconstruire Raqqa, à laquelle il est viscéralement attaché. Une ville détruite à 80 % lors de cette dernière bataille contre l’EI, au moment où elle était au cœur de l’actualité internationale. Avec une dizaine de jeunes activistes, il y a trois ans, Azat Almouh a créé l’association Ro’ya, « vision » en arabe. Mais les subventions des ONG internationales se font de plus en plus rares. « Pourquoi le monde a-t-il oublié Raqqa ? », s’interroge Ahmad Abood, un autre membre de l’association. À côté de lui, Azat Almouh poursuit : « Je commence à perdre espoir. Je me demande si un jour ces organisations internationales vont revenir pour reconstruire notre ville. Pour que la vie redevienne comme avant. Que moi le musulman, je me promène avec mon ami chrétien. Que les cloches de l’église de Raqqa résonnent à nouveau comme l’appel à la prière de la mosquée voisine. Que l’on aille ensemble fumer le narguilé, rigoler, traîner sur les réseaux sociaux. Vous savez, notre passé est douloureux. » Le jeune homme s’arrête, remet nerveusement sa montre en place. À Raqqa, cette douleur se transforme désormais en désespoir.

Un immeuble détruit à Raqqa. Photo Céline Martelet

« Juste du pain à la sauce tomate »

À la tête du Conseil civil de la ville, l’équivalent de la mairie, une femme : Leila Mustapha. Elle est kurde, très attachée elle aussi à sa ville. Depuis plus de trois ans, elle espère une aide plus importante de la communauté internationale. « 50 % de la ville a été reconstruite, le réseau d’eau a été relancé, mais beaucoup de quartiers sont encore privés d’électricité », assure Leila Mustapha. La ville est dirigée par les FDS, les Forces démocratiques syriennes, une coalition arabo-kurde. Des barrages tenus par des soldats kurdes sont installés à chaque entrée pour la sécuriser. Des cellules dormantes de l’EI sont encore présentes. Mais ces check-points créent des tensions, les habitants de Raqqa, en grande majorité arabe, doivent attendre parfois près d’une demi-heure pour entrer ou sortir de leur ville. Chaque identité est vérifiée, les voitures passées au crible. En passant ces points de contrôle, les jeunes hommes syriens, entre 19 ans et 30 ans, prennent le risque d’être arrêtés et conduits vers des casernes s’ils n’ont pas effectué leur service militaire obligatoire avec les FDS. Des centaines de jeunes Raqqaouis ne sortent donc plus de la ville, privés une nouvelle fois de cette liberté pour laquelle ils sont descendus dans la rue, il y a dix ans au début de la révolution syrienne.

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Ces derniers mois, de nombreuses familles sont revenues vivre ici. Épuisées par trois années de (sur)vie dans des camps de réfugiés, elles se sont installées pour beaucoup dans les décombres de leurs anciens logements. Dans le quartier de l’ancien hôpital de Raqqa, tous les étages supérieurs des habitations ont été soufflés par la violence des frappes aériennes de la coalition internationale. Personne n’a déblayé les gravats. Des tiges de métal pendent et des blocs de bétons menacent de tomber. Au rez-de-chaussée de ce qu’il reste des immeubles, du linge sèche, accroché aux barreaux d’anciennes fenêtres. Dès le petit matin, des enfants sortent par dizaines des décombres pour acheter un verre de lait chaud au marchand ambulant. Certains prendront ensuite le chemin de l’école mais pas tous.

Salama al-Ahmed est revenue à Raqqa, après avoir fui pendant les derniers mois de la guerre en 2017. Elle habite désormais avec ses cinq enfants dans un appartement aux murs criblés d’impacts d’obus et de balles. « Personne ne s’intéresse à nous », répète la mère de famille. « Il faut réparer les rues, déblayer les décombres pour qu’on ne voit plus notre ville dans la misère. »

Son mari travaille en dehors de la ville et ne rentre pas souvent. Chaque jour, Salama al-Ahmed doit se débrouiller pour nourrir ses trois filles et ses deux fils. Sur un meuble bancal en bois s’entassent des bouteilles d’huile, dernier don que la famille a reçu. « J’ai appelé mon mari ce matin pour lui dire que je n’avais rien pour le déjeuner des enfants. Juste du pain à la sauce tomate. Les olives, le fromage, des choses comme ça on ne peut plus les acheter. Vous pouvez aller voir dans ma cuisine, mon frigo est vide ! » Un frigo qui n’est plus branché à l’électricité depuis longtemps. Salama al-Ahmed cuisine dans le noir. Les fenêtres n’ont plus de vitres. Des bouts de cartons et une grande couverture transformée en rideau les remplacent. Dans la pièce qui sert de salle de bains, l’eau coule sans cesse par un tuyau. Il n’y a plus de robinet pour la stopper.

Une rue commerçante encombrée. Photo Céline Martelet

« Vous mentez tous ! Vous allez tous partir en courant »

Chaque matin, Ibrahim, 65 ans, rejoint son groupe d’amis sur le parvis du musée de Raqqa. Ils sont la mémoire de la ville. Tous les jours, hiver comme été, c’est le même rituel : le gardien du musée leur installe des chaises en plastique et leur apporte du café. Ibrahim est un amoureux des textes de Molière, il a monté une trentaine de pièces de théâtre. L’organisation terroriste a interdit la vente de livres et fermé les salles de spectacles. Aujourd’hui, il rêve d’y relancer la culture : « Je voudrais refaire du théâtre pour les enfants. Mais je n’ai plus d’argent, je survis grâce aux dons. Je ressens une tristesse immense quand je vois les enfants qui vivent dans les décombres. Je voudrais leur redonner un peu le sourire. »

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À côté de lui, ses vieux amis débattent de l’avenir de la ville. Tous sont restés sous le régime de l’EI. Ils se sont pliés aux règles des jihadistes. Que feront-ils si une autre organisation terroriste contrôlait un jour à nouveau la ville ? Cinq répondent en chœur, et avec fierté : « On restera encore ! ». Une voix s’élève : celle de Mohammad Izzo, 72 ans, ancien guide du musée de Raqqa. « Vous mentez tous ! Je vous le dis, vous allez tous partir en courant. On ne pourra pas revivre une autre guerre. » Ibrahim baisse la tête. Partir, mais pour aller où ? En 2017, une grande partie de sa famille a été tuée dans un bombardement de la coalition internationale. Ils étaient 52. Des femmes, des enfants et quelques hommes qui s’étaient réfugiés dans un bâtiment pour la nuit. Selon Amnesty International, plus de 1 600 civils ont été tués par des frappes aériennes de la coalition en 2017. Un déluge de feu qui a marqué à jamais Raqqa et ses habitants. Dévasté par le chagrin et hanté par le souvenir des siens, Ibrahim, lui, n’a même plus la force d’être en colère, mais il ne quittera jamais Raqqa. Cette ville, c’est tout ce qu’il lui reste.

Chaque jour, juste avant la tombée de la nuit, l’arrière-salle aux murs ocres du café al-Noufara s’anime. Ici, la musique n’est jamais coupée. Des airs orientaux bercent les conversations des clients, noyés dans un nuage de fumée de cigarettes et de narguilé. Sur des étagères, au milieu de la poussière, il reste quelques livres. Des poèmes, des récits de voyages. La scène se...

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Et comment le Liban va être oublié?

TrucMuche

00 h 04, le 25 février 2021

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  • Et comment le Liban va être oublié?

    TrucMuche

    00 h 04, le 25 février 2021

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